Pendant plusieurs semaines, nous avons entendu parler dans les médias de ce qu’il est convenu d’appeler "le lapsus du Président", qualifiant, à propos de l’affaire Clearstream, les prévenus de coupables. Il y a là, sans doute, une erreur au plan du droit, qu’il ne m’appartient pas de juger sur le fond, mais sur la forme, il ne s’agit évidemment pas d’un lapsus.
Qu’est-ce qu’un lapsus ? C’est, étymologiquement un "trébuchement" de la langue. Il consiste en l’irruption, intempestive, dans un énoncé, écrit ou oral ou lu, d’un mot ou d’un phonème, voire d’une lettre qui vient détourner le sens initialement dévolu à cet énoncé par son auteur. On connaît l’exemple, donné par Freud, du président de la chambre des députés autrichienne qui déclare la séance close au lieu d’ouverte. Et chacun de supposer qu’il a hâte d’en finir, le débat qui s’annonce ne lui disant rien de bon. Exemple simpliste mais qui fait apparaître les trois caractéristiques principales du lapsus : 1) il opère par substitution d’un élément linguistique à un autre ; 2) il produit un sens inattendu où s’exprime un désir sous-jacent, inconscient ou préconscient. 3) ce sens a un caractère incongru ou incorrect, ici modéré, mais parfois franchement obscène. En voici un autre exemple, rapporté par Freud dans Psychopathologie de la vie quotidienne et à tous points de vue plus intéressant. Un homme voulait dire "Dann aber sind Tatsachen zum Vorschein gekommen" (Mais alors les faits en sont venus à apparaître). Au lieu de cela, il dit "Dann aber sind Tatsachen zum Vorschwein gekommen" ("Mais alors les faits en sont venus aux cochonneries" !) (1). Il suffit donc de l’irruption dans la chaîne d’une seule lettre, w, pour que l’énoncé se trouve détourné et qu’apparaisse la préoccupation cochonne du locuteur, celle même qu’il entendait garder par devers lui. Ch. Melman, dans son séminaire Pour introduire à la psychanalyse d’aujourd’hui (2), commente ce lapsus en faisant remarquer que cette lettre n’a pas valeur obscène en soi, mais que "n’importe quelle lettre se trouve, comme telle, porteuse potentielle par son introduction dans un signifiant, du signifié qui aurait conventionnellement à s’en trouver exclu, autrement dit, l’obscénité qu’il s’agit, conformément à nos moeurs, d’exclure." Mais, poursuit en substance Ch. Melman dans son commentaire, cette lettre vient représenter celle qui permettrait au locuteur d’exprimer librement son désir si elle n’était perdue (petit a) et dont le lapsus permet de présentifier le retour en même temps que l’absence. Ce pourrait être aussi bien un c, comme dans cet autre exemple ancien, cité par Freud et repris de Brantôme (1572-1614), où une gente dame dit à un honnête gentilhomme : "J’ai ouy dire que le roy a fait rompre tous les cons de ce pays -là. Elle voulait dire les ponts." Lapsus dont Brantôme donne une interprétation : "Pensez que, venant de coucher avec son mari, ou songeant à son amant, elle avait encore ce nom frais en la bouche." (3) Et il relève "l’éschauffement en amour" qu’a provoqué chez le gentilhomme ce lapsus. Ce qui en souligne le caractère performatif mais aussi l’adresse éventuelle.
Tandis que dans le cas de ce "coupable", le châtiment que la phonétique évoque est par soi éloquent et rien n’indique un autre mot "encore frais" en la bouche du locuteur. Si le président avait dit, par exemple, "les parvenus" au lieu des prévenus ou "seront contaminés" au lieu de condamnés, ils s’agiraient de lapsus. Mais là, il a dit ce qu’il voulait dire, comme il voulait le dire, même si c’était précipité comme il l’a reconnu par la suite : "j’aurais mieux fait de me taire." Ce qui ne ressemble d’ailleurs pas au commentaire que peut faire l’auteur d’un lapsus, souvent plutôt gêné et perplexe, à se demander quelle sorte de diablerie lui a fait fourcher la langue. A quoi, en réalité, la réponse n’est pas de ces évidences interprétatives que les auditeurs, ou le locuteur lui-même, sont prompts à avancer pour étouffer d’un signifiant maître l’incorrect qui vient là surgir. Il m’a paru utile de rappeler ce b-a ba de la psychanalyse, d’abord parce que c’est elle qui a popularisé le terme de lapsus, mais surtout parce que ce petit phénomène élémentaire, pour circonstanciel qu’il puisse être n’en porte pas moins avec lui toute la topologie du langage dont relève l’inconscient. C’est sans doute ce qui a amené Charles Melman, pour son dernier séminaire (4), à effectuer ce travail nécessaire d’une relecture actuelle et pour un public d’aujourd’hui de ces phénomènes élémentaires qui ont fait le départ de Freud et restent l’irréductible de sa découverte.
Notes :
(1) Freud S., 1904, Psychopathologie de la vie quotidienne, Payot 1978, p. 65, Fischer 1989, p. 52.
(2) Melman Ch., 2001-2002, Pour introduire à la psychanalyse d’aujourd’hui, Association lacanienne internationale, 2005, p 39 et suivantes.
(3) Freud S., op. cit., p. 89.
(4) Melman Ch., op. cit.