Rêve et usage du rêve
16 octobre 2009

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CHEMAMA Roland
Textes
Freud



Nous allons cette année parler du rêve, et pour ma part j’ai choisi pour titre de cette première intervention : Rêve et usage du rêve. Évidemment il ne faut pas entendre usage dans un sens purement technique. J’ai plutôt à l’esprit la formule que Lacan emploie à propos de Marguerite Duras : que la pratique de la lettre converge avec l’usage de l’inconscient. Au fond ce n’est pas seulement que le psychanalyste use du rêve, ce n’est pas seulement un génitif objectif ; c’est qu’une des premières questions que nous allons rencontrer est celle-ci : Comment le rêve en use-t-il avec…avec quoi ? Eh bien, nous allons le voir, comment en use-t-il avec la jouissance ?

Mais partons plus simplement de ceci. Dire « rêve et usage du rêve » c’est d’emblée prendre les choses à un double niveau, et au fond ce double niveau a d’abord une raison circonstancielle. D’une part en effet nous avions dans ce séminaire un projet spécifique que je vais vous rappeler. Il s’agissait de reprendre la question du rêve telle qu’elle se pose après la théorie freudienne de la pulsion de mort, à partir également de ce qu’a amené Lacan sur la question de la jouissance. Mais il s’agissait aussi de continuer à travailler dans la perspective clinique que nous avons mise en œuvre depuis quelques années : qu’en est-il du rêve dans les différentes structures cliniques, dans le transfert, dans la direction de la cure ? Ça donc c’était, ça reste, notre projet.

Mais d’autre part au moment où nous avons parlé, avec d’autres collègues, et avec Charles Melman, de ce que serait le séminaire d’hiver, le texte de la Traumdeutung, la « signifiance » des rêves, a été mis en avant. Et sans doute faudrait-t-il commencer par là, pour une raison très simple. C’est que le séminaire d’hiver va avoir lieu en janvier, que d’ici janvier nous verrons comment notre travail peut contribuer à ces journées. Et donc dans ces premiers mois nous allons nous occuper sans doute un peu plus des textes. Ceux de Freud, mais aussi ceux de Lacan, et puis – là aussi ce sera une préparation aux séminaire d’hiver – nous allons aller voir quelques textes de Melman sur le rêve, et je vous renvoie d’emblée à des textes que j’avais sous les yeux en préparant ce séminaire, Les nouvelles études sur l’inconscient, et Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui

Donc commencer par quelques textes, avec la perspective, ensuite, de tenter d’aller plus loin dans la voie que nous avions annoncée. Voie, disons, plus clinique, étant bien entendu que les deux démarches ne peuvent être entièrement séparées

* 

J’en reviens à mon titre. Rêve d’un côté, usage du rêve de l’autre. Nous allons mettre en tension ces deux termes. Et cela bien sûr pour des raisons qui ne sont pas seulement conjoncturelles. D’ailleurs je ne partirai ni exactement de notre projet, ni de celui du séminaire d’hiver. Je partirai plutôt d’un troisième point. Du fait qu’il y a eu le séminaire d’été sur Ou pire. Or dans ce séminaire il y a quelques pages sur le rêve, dans un contexte important pour nous, ne serait-ce que parce qu’il renvoie à la question de la jouissance. Ceux qui étaient là an dernier se souviennent que c’était la question que je souhaitais poser. Comment devons nous reprendre la question du rêve si nous ne la renvoyons plus seulement au désir mais à la jouissance ?

Donc Ou pire. Dans Ou pire Lacan ne craint pas de bousculer les idées reçues, y compris la thèse fondamentale de Freud sur le rêve. « Qu’est-ce que ça fait, un rêve ? » se demande-t-il le 14 juin 72. « Ça ne satisfait pas le désir ». Pourquoi ? Parce que e seul désir fondamental dans le sommeil, c’est de dormir. Lacan nous dit : c’est dans Freud. Disons que c’est aussi dans Freud. C’est une des choses que dit Freud sur le rêve (et d’ailleurs pour Lacan aussi ne croyons pas que cela constitue l’essentiel de ce qu’il a à dire). En tout cas dans Freud, dans la traumdeutung, dans le chapitre intitulé « matériel et sources du rêve », nous lisons cette phrase : « En un sens tous les rêves sont des rêves de commodité », et c’est de là qu’on peut partir.

Qu’est-ce que cela veut dire, en effet ? De la même façon que pour dormir nous recherchons un lieu, une position, où cela sera plus commode, de la même façon il sera commode de nous protéger de tout ce qui pourrait troubler le sommeil, et d’abord des excitations de notre corps lui-même, disons par exemple des gênes, des douleurs plus ou moins grandes. Et qu’est-ce que le sujet fait pour s’en protéger ? Eh bien il rêve, et son rêve donne de la perturbation une interprétation qui lui permet, au moins pendant un temps, de ne pas se réveiller. L’exemple le plus simple c’est celui de l’étudiant qui, éveillé par sa logeuse parce qu’il doit aller à l’hôpital, rêve qu’il y est déjà, couché dans un lit, et qui continue à dormir en pensant : puisque je suis à l’hôpital je n’ai pas besoin de me lever pour y aller.

Bon ce rêve est assez amusant. Mais il y a chez Freud d’autres exemples où l’on voit comment fait le rêve lorsque le corps est très éprouvé. Deux pages plus haut par exemple, il évoque un rêve qu’il a fait à une époque où il avait de très gros furoncles, qui faisaient de chaque mouvement une torture. L’un d’eux en particulier, gros comme une pomme, s’était logé à la base du scrotum, et voilà qu’il fait un rêve où il chevauche un cheval gris. Il le fait maladroitement, certes, mais tout de même. « Dans ce rêve, dit-il, je chevauche comme si je n’avais pas de furoncle au périnée, ou plus exactement, parce que je ne veux pas en avoir ». Le rêve en question est complexe. À partir de ce point de départ il organise les éléments les plus divers, c’est par association avec une patiente qu’il en vient finalement à évoquer une dimension sexuelle (il était en effet question pour cette patiente d’un voyage « vers l’Italie » « gen Italien » et « genitalien » ça désigne les organes génitaux) mais donc le point de départ c’est ça. Réagir à une torture. Eh bien c’est à partir de là qu’on peut revenir au séminaire Ou pire.

J’ai pris en note quelques lignes de ce séminaire. D’abord la leçon du 14 juin 72. Elles partent du sommeil : « C’est pour ça que c’est fait, le sommeil (…) Il s’agit de suspendre cet ambigu qu’il y a dans le rapport du corps avec lui-même, le jouir. » Là Lacan dit le jouir. Il vient de parler de plus de jouir, mais il va enchaîner en employant le terme de jouissance.

Je continue. « S’il y a possibilité que le corps accède au jouir de soi, c’est bien évidemment partout, c’est quand il se cogne, quand il se fait mal… n’est-ce pas. C’est ça la jouissance ». Je suppose qu’il n’est pas nécessaire de rappeler que la jouissance, c’est toujours chez Lacan la jouissance d’un corps – le sien ou un autre – mais surtout qu’on peut la définir à partir de ce qui excède le plaisir. Si le principe de plaisir freudien c’est un principe de diminution de la tension, la jouissance, que Lacan lui oppose, c’est le fait de pousser la tension au delà de cette limite, d’éprouver le corps au delà du plaisir, fût-ce, comme nous le savons, au prix d’une douleur plus ou moins grande.

Et puis Lacan enchaîne : « quand il dort, c’est fini, il s’agit justement de faire que ce corps, il s’enroule, il se mette en boule. Dormir c’est ne pas être dérangé – la jouissance, quand même, c’est dérangeant ! »

Alors évidemment s’il n’y avait que ça, le sommeil comme façon d’éviter d’être dérangé, et le rêve comme protecteur du sommeil, cela ne nous intéresserait pas forcément. Mais Lacan introduit autre chose. Je continue à citer « Seulement voilà, ce que Freud dit, c’est que le signifiant, lui, continue à cavaler. C’est bien pour ça que, même quand je dors, je continue à préparer mes séminaires ». Et puis Lacan fait allusion à Poincaré. Et on l’interrompt : M. X : « c’est une pollution ».

Moyennant quoi Lacan ne se laisse évidemment pas désarçonner. « C’est exactement de ça qu’il s’agit, de l’objet a.. Cet objet dont, dit-il, l’analyste doit faire en son corps, en son existence d’analyste, représentation ». « Les chers petits, dit-il, en sont malades, et je dois dire que je ne suis pas non plus moi-même dans cette situation plus à l’aise qu’un autre ».

Alors examinons tout cela. Évidemment l’interruption complique un peu les choses. Dans le sommeil, disait Lacan, je prépare mes séminaires. C’est un exemple a minima. Ça veut dire : « je ne reste pas si tranquille que ça » Je suis travaillé par mes séminaires (nous le sommes tous). Et sans doute par d’autres signifiants encore, mais il n’est pas forcé de nous dire lesquels. En somme même si le rêve est fait pour protéger le sommeil, la matière dont il est fait -admettons pour l’instant qu’il s’agisse de signifiants, peut-être faudrait-il plutôt dire fait de lettres, mais puisque Lacan parle ici de signifiants disons : fait de signifiants) eh bien en tant que fait de signifiants il produit de la jouissance. Puisque nous savons que le signifiant est cause de jouissance (Lacan dira même l’année suivante, en reprenant les catégories d’Aristote, qu’il est à la fois cause formelle, cause matérielle, cause efficiente de la jouissance).

Et alors ce qu’il faudrait dire, c’est que le rêve, fait pour protéger le sommeil, protège de la jouissance, mais qu’il réintroduit une jouissance, une jouissance qui va pouvoir être évoquée de façon métaphorique ou métonymique, approchée mais en même temps évitée, et que ce mouvement là, c’est précisément le désir dans le rêve.

Et puis, là plus qu’ailleurs peut-être, ce qui va permettre d’articuler désir et jouissance, c’est l’objet a, en tant que celui-ci est à la fois équivalent de jouissance, et cause du désir, ce qui fait que Lacan, le 21 juin, va dire quelque chose de sensiblement différent de ce qu’il a dit le 14 : « Dans les rêves de la plupart, il s’agit en effet de la question du désir. La question du désir pour autant qu’elle se reporte (…) à la structure grâce à quoi c’est le petit a qui est cause de la spaltung du sujet ».

Donc retenons que le rêve ne fait pas que protéger le sommeil, il confronte le sujet à l’objet équivalent de jouissance, à l’objet cause du désir. Et notons deux choses (c’est une simple parenthèse). D’abord que c’est en évoquant l’analyste comme représentant de cet objet que Lacan avance sur ce point. Et ensuite que cet analyste, lui-même à l’occasion, il dit qu’il n’est pas forcément très à l’aise. En somme la jouissance ne le laisse pas tranquille.

Il va y avoir un numéro de la revue lacanienne où j’ai donné un article : « Jouissance dans la cure, jouissance de l’analyste ? » Et je reprendrai ce thème à St.-Brieuc. Titre : l’analyste, dit-on, ne jouit pas. Est-ce une dénégation ?

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Mais j’en reviens à mon développement d’aujourd’hui sur le rêve. J’ai voulu introduire d’emblée à une tension : ce qui protège le sommeil, mais aussi ce qui ménage une place à ce qui ne nous laisse pas tranquille. Eh bien cette tension qu’il y a entre les deux points de vue nous ne cesserons de la retrouver.

Tout d’abord il y aurait eu une autre voie d’approche de la question de la jouissance chez Freud. C’aurait été de suivre la discussion qu’il peut faire de la question des rêves désagréables. Freud, vous le savez, affronte cette question. Comment peut-on dire que le rêve réalise un désir alors que, selon des statistiques, 28,6% seulement des rêves sont agréables, et 58% pénibles (Vous voyez que les chiffres ça ne date pas des développements les plus contemporains du discours de la science).

La réponse de Freud est double. D’une part c’est le contenu latent qui réalise un désir. Le contenu pénible manifeste peut dissimuler l’accomplissement d’un désir. Et d’autre part, plus précisément, le désir de ses patients, quand ils font des rêves pénibles, ce serait de lui démontrer qu’il a tort. Tort quant à sa théorie du rêve. Mais aussi éventuellement tort quant à une interprétation qu’il vient de leur donner : si Freud se trompe sur le rêve il peut bien se tromper dans ses interprétations.

Je voudrais sur cette question des rêves désagréables faire deux remarques. La première c’est que Freud disposait des éléments qui lui auraient permis de prendre les choses autrement. Dans les pages qui précèdent, par exemple, il y a le rêve de la belle bouchère, dont le désir est d’avoir un désir insatisfait. Si un rêve peut réaliser ce type de désir, est-ce que ça n’oblige pas à reconsidérer ce qu’on veut dire par accomplissement de désir ? Par ailleurs Freud évoque les masochistes, qui recherchent la souffrance physique ou l’humiliation. « On voit clairement, dit-il, que ces sortes de personnes peuvent avoir des rêves contraires au désir, des rêves de souffrance, qui ne sont cependant pour elles que des accomplissements de désir, l’apaisement de tendances masochistes ».

Mais alors qu’est-ce qui fait qu’il ne parle de cela que dans une parenthèse ? Qu’il n’imagine pas que nombre de sujets puissent dans leurs rêves répéter des situations douloureuses ? Que c’est cette répétition qu’il faut prendre en compte de façon directe ? Évidemment vous me direz que Freud n’a pas encore formulé l’hypothèse de la pulsion de mort, avec la compulsion de répétition qui l’accompagne. Mais précisément Freud fait peut-être ici ce que fait fondamentalement le rêve lui-même. Il prend en compte la jouissance, mais il lui donne, autant qu’il peut, une issue favorable au regard du principe de plaisir.

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Sans doute cependant avons nous le moyen ici de noter ci autre chose. Freud dit : ces rêves sont faits pour me contredire. C’est tout à fait essentiel parce que ça inscrit le rêve dans un dialogue. Le rêve, ici, s’adresse à l’analyste, il lui dit quelque chose. Or sur cette question de l’adresse nous allons rejoindre quelques développements que je vais faire en relation avec des choses que nous dit Charles Melman. Si nous nous référons souvent à Charles Melman, je le dis ici entre parenthèses, ce n’est pas pour nous soutenir d’un savoir qui ferait autorité. Je pense que ce qui a une valeur pour nous c’est plutôt les points où il fait valoir , d’abord pour lui-même, que nous ne pouvons pas nous arrêter sur la certitude des théories même apparemment les plus certaines. Bref il fait surtout valoir les trous dans le savoir, et c’est déjà ce que faisait Lacan, comme c’est très net dans le passage que je vous ai cité : ne vous reposez pas sur l’idée que le rêve réalise un désir…

En ce qui concerne ce que dit Charles Melman. Je lis par exemple, dans Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, p 62 : « la propriété essentielle du rêve, c’est de ne pas avoir d’interlocuteur ». On ne comprend pas forcément. Ou alors, avant même de se demander si on comprend ou pas, on n’est pas d’accord, et d’ailleurs à la p. 165, à propos du rêve de l’injection d’Irma , il nous dit que la question de l’adresse du rêve est toujours fondamentale dans son organisation. Or nier qu’un rêve ait un interlocuteur, n’est-ce pas nier qu’il ait une adresse ?

En tout cas ce que dit Melman, est-ce que ça se contredit ? Disons plutôt : que peut-on en faire de ces contradictions apparentes ? Eh bien précisément on peut essayer, à partir de ces formulations, d’avancer un peu. D’ailleurs je ne vous ai pas dit que, dès le premier de ces passages, Melman a tout de même laissé une porte de sortie. « Le rêve naturel, spontané, non « pollué » par la psychanalyse, dit-il, c’est un rêve entièrement dégagé du souci d’être la, d’être déchiffré, d’être entendu. Et donc tel que Melman le dit là, ça s’accorde bien sûr avec l’idée que dans la psychanalyse il en va autrement.

Mais ce qu’il y aura alors de plus intéressant, ce sera de nous demander quel est l’intérêt de le dire d’abord, sous cette forme abrupte, que le rêve n’a pas d’interlocuteur ? (D’autant que pour s’assurer que le rêve s’adresse fréquemment à quelqu’un, il n’est en fait même pas nécessaire de penser aux rêves que le sujet raconte en analyse. Pensons aux rêves qu’il va raconter à sa femme le matin. C’est adressé à elle. ) Eh bien dire tout de même les choses comme ça, ça permet peut-être d’éviter à l’analyste de croire que ça va aller tout seul. Le rêve est fait pour dormir (Melman reprend ça ) ; il est fait dans une langue chaque fois singulière ; ce n’est que la direction de la cure qui permettra d’en faire quelque chose de communicable. Disons que c’est la cure qui permet à la jouissance privée du rêve de venir se dire dans la métaphore du désir.

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Un autre point peut surprendre dans ce que dit Charles Melman. C’est que le rêve, c’est du réel. Ce n’est pas de l’imaginaire, ce n’est pas du symbolique, c’est du réel. Pas de l’imaginaire, même s’il est fait d’images, puisque ces images à la fois sont très souvent étranges, floues, mouvantes, et surtout puisqu’elles fonctionnent plutôt comme les rébus.

Mais pourquoi cela ne serait pas du symbolique ? Le rêve tel qu’on le raconte n’est-il pas fait de signifiants ? Mais précisément, même si Freud donne la plus grande importance au récit du rêve, on peut sans doute distinguer les éléments du rêve et l’usage du rêve. Les éléments du rêve, déjà, leur juxtaposition est très particulière. Ils ne sont pas reliés par une grammaire. Le rêve n’a aucun moyen de faire entendre un « parce que », un « si… alors », un « donc ». Et puis un signifiant semble supposer un sujet qui parle. Or qui parle dans le rêve ? Il n’y a pas là d’unité du sujet. Et Lacan le disait en parlant, à propos du rêve de l’injection d’Irma, d’une immixtion des sujets.

Tout cela montrerait déjà que nous n’avons pas affaire au fonctionnement d’une chaîne signifiante, qui ordinairement implique une articulation logique ou grammaticale entre ses termes, et qui suppose un sujet. Mais si pour Melman le rêve ce n’est pas du symbolique c’est pour une raison essentielle. C’est qu’il n’y aurait pas dans le rêve place pour le manque, le manque qui est organisateur de ce que nous appelons le symbolique.

Le manque, il suffit de penser un instant à ce qu’est la parole humaine pour en avoir idée. Quand je parle, quand je cherche à faire entendre quelque chose, j’ai sans cesse l’impression que je n’attrape pas ce que je veux dire. Si je cherche, notamment, à dire ce qu’il en est de mon être, je suis sans cesse renvoyé de signifiant en signifiant, au point qu’on peut dire que dans l’expérience humaine le signifiant s’organise dans son rapport à un trou. Or les éléments du rêve selon Melman, il ne suffit pas de dire que comme les signifiants ils sont polysémiques. Melman insiste sur le fait qu’ils sont susceptibles de toutes les lectures. Et à propos de ces lectures, dès lors qu’aucune n’est exclue, il dit qu’il n’y a pas de chute de la lettre, et donc que rien dans le rêve ne vient inscrire la dimension d’un manque. Je peux ici vous citer quelques lignes (p. 126) : « Alors, allons nous dire que sur cette Autre scène il y a du symbolique ? Évidemment non ! Nous ne pouvons pas le dire car sur cette Autre scène, on a plutôt le sentiment qu’il ne manque absolument rien, et que, si la question de ce qui vient à manquer peut se poser de façon anecdotique à l’intérieur de tel ou tel rêve, on ne peut absolument pas dire que le manque y est constitutif, organisateur de l’ensemble des représentations et du cheminement du rêve ».

Alors je pourrai faire état des questions que ça me pose ces développements. Par exemple est-il si sûr que le signifiant, comme le dit Melman, est tellement lié par le sens, que seule la lettre puisse ainsi se prêter à toutes les lectures ? Est-il si sûr que le manque n’a pas, sur l’Autre scène la place qu’il a pour le sujet. Là aussi je pense qu’il faut plutôt partir de ces formulations pour distinguer, en quelque sorte, plusieurs états du rêve. Disons au moins deux. Le rêve qui, non raconté, tout prêt à être oublié, satisfait à quelque chose pour le rêveur, le rêve qui en se sens peut-être clos sur lui-même, un rêve où il n’y aurait nulle place pour le manque. Mais aussi le rêve tel qu’on le raconte, et surtout le rêve auquel nous sommes rompus, le rêve tel qu’on l’analyse. Et tout cela ne s’équivaut pas. Ça ne s’équivaut pas, en particulier, si nous voulons parler des rapports du rêve à la jouissance et au désir.

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Pour reprendre toutes ces questions je vais tout de même vous parler d’un rêve assez court, un rêve fait par une femme assez jeune, homosexuelle. Elle raconte en général peu de rêves, mais quand elle en raconte elle en parle d’une façon assez juste. Voici le rêve.

Il faut savoir qu’elle a une toute petite entreprise, disons en quelque sorte artisanale, et dans son rêve elle reçoit deux de ses clients. Il est question d’une commande. Mais brusquement elle s’aperçoit qu’une porte au fond est restée ouverte, et à travers cette ouverture les deux clients peuvent voir un couple de femmes qui sont dans un lit et qui échangent quelques caresses. Et elle pense qu’elle risque de perdre le marché, le marché dont il est question dans l’entretien avec ces deux hommes.

Parlant de ce rêve cette patiente va s’attacher à deux niveaux. D’abord tout se passe comme si elle tentait d’établir en quelque sorte la grammaire de ce rêve. Et la façon dont elle s’y prend est intéressante. En relisant après cette séance, et pour préparer ce séminaire, des passages de l’introduction à la psychanalyse, passages dont je ne me souvenais pas particulièrement, je me suis aperçu que ma patiente prenait les choses un peu comme Freud. En quel sens ?

Elle relève que dans la réalité d’une part on sait quels sont ses choix sexuels, qu’elle ne fait rien pour les cacher, mais qu’elle n’en fait pas non plus exhibition. Or il lui semble que dans le rêve, à travers ces deux femmes, c’est comme si elle cherchait à montrer quelque chose de sa propre sexualité. Et alors ça la conduit à penser qu’il faut comprendre tout cela comme s’il y avait un conditionnel. Si je cherche à montrer ma sexualité je risque de perdre quelque chose.

Si maintenant vous prenez l’Introduction à la psychanalyse, de Freud, au chapitre 12, il débute par la présentation d’un rêve très court : Son oncle fume une cigarette, bien qu’on soit un samedi – une femme l’embrasse et le caresse comme son enfant. Rêve dont voici l’analyse, ou du moins son point fondamental. Comme son oncle très pieux ne fumerait jamais un samedi, il faut lire le rêve de la façon suivante : s’il fumait un samedi je devrai me laisser caresser par ma mère.

Voilà donc en tout cas, chez ma patiente, un travail sur le rêve qui lui donne un statut de discours. Mais dès lors, précisément parce qu’on est dans le discours, on ne sait pas forcément quel en est le sens. Parce que, et ma patiente enchaîne là-dessus, parce que ça pourrait très bien vouloir dire : « je vais montrer ce que je veux montrer même si je dois perdre quelque chose ».

Donc vous voyez elle est sensible à la pluralité des lectures possibles, fondée d’abord sur une pluralité des combinaisons grammaticales possibles. Et puis elle remarque qu’il n’est pas sûr que ce qu’elle risque de perdre c’est vraiment ce marché, cette commande (ces deux termes peuvent avoir valeur de signifiants qui renverraient à d’autres points de son analyse, mais je laisse ça de côté). En tout cas elle dit qu’il y a peut être une sorte de déplacement. Je vous assure qu’elle n’est pas familière de la lecture de Freud, d’ailleurs elle est surtout lacanienne à ça façon, puisqu’elle souligne que ce dont il s’agirait, elle ne peut pas l’atteindre. Il y a un trou dans le sens.

Qu’est-ce que pour ma part je serais tenté d’ajouter ? D’abord, évidemment, le rêve prend sa valeur dans le transfert. Si elle se demande de quel œil on va la regarder, comment on va percevoir son homosexualité c’est à son analyste qu’elle vient poser cette question. En général elle ne semble pas trop inquiète, mais ça c’est le discours officiel. L’objet regard, dont son analyste est alors le représentant, ça ne la laisse pas forcément tranquille.

Mais continuons. C’est parce qu’il y a un analyste qu’il y a une adresse, mais aussi un sujet qui s’adresse à lui. Et c’est parce que cela s’organise alors comme discours que ça pourrait être interprété, être interprété au niveau des signifiants. Je vous ai laissé entendre que « commande », ou « marché », avaient peut-être une valeur. Mais lorsqu’elle a raconté le rêve j’ai entendu le mot « même », dans la conjonction « même si », comme s’il s’écrivait m’aime. Parce que ce qu’elle craint de perdre, ce n’est pas seulement le phallus, mais c’est l’amour maternel. N’est-ce pas d’une mère d’ailleurs qu’une fille a attendu, en même temps que l’amour, l’objet phallique que la mère est censée recéler ?

Quoi qu’il en soit je n’ai finalement pas dit grande chose en relation avec ce rêve. Je faisais confiance au fait qu’il semblait ouvrir une étape nouvelle dans l’analyse. Et la suite a confirmé cette confiance, puisque dans les séances qui ont suivi sont venu d’autres rêves où elle se débrouillait comme elle pouvait de petits animaux à la fois inquiétants et rassurants, et parallèlement de nouveaux développements sur le besoin où elle est de plaire à une femme plus ou moins maternante.

Alors voilà, j’ai essayé de me servir de ce rêve pour illustrer plusieurs des questions que j’ai posées aujourd’hui, celle de l’adresse, celle de la grammaire, celle de la pluralité des lectures. Ce sont des questions qui sont liées aussi à celles du sujet et du signifiant, qui figurent dans le titre de notre séminaire. Ce par quoi cependant il se rattache le plus à ce qui m’intéressait aujourd’hui, c’est ce qui n’est pas immédiatement apparent. C’est la question de ce regard tout de même un peu inquiétant, regard équivalent de jouissance, même si le rêve prend cela seulement comme point de départ, même si, à partir de ce regard ma patiente peut poser bien des questions relatives au désir ou à l’amour.

J’en resterai là pour aujourd’hui. 

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Discussion [1]

Bernard Vandermersch D’abord je suis assez bluffé par le travail que tu as fais, c’est un beau parcours. Pour en arriver à ce point de manque sur lequel tu termines et donc la question de l’objet petit a. On a l’habitude de le lire, de le voir, dans la coupure signifiante. Dans l’équivoque quelque chose se dégage de l’objet. Il y a beaucoup d’exemples qui sont donnés dans ce sens et d’ailleurs c’est lacanien, c’est de Lacan. Mais “ton” rêve, et ton développement, semblent apporter… mais aussi par la grammaire et par la pluralité des lectures, ce fait que rien ne garantit qu’il faille lire : « si je montre, alors je perds mon marché » ou « je vais montrer, même si je dois perdre mon marché » etc. Alors on peut penser qu’il y a une sorte d’avancée dialectique vers la vérité mais il n’y a pas de vérité finale. Est-ce que ce sont des avancées vers la vérité? Peut-être ! En tout cas, ce vers quoi ça avance c’est que « ce que je risque de perdre en fin de compte, qu’est-ce c’est que ce marché, et qu’est-ce que je risque de perdre? » et d’ailleurs tu le dis, tu en as une idée bien sûr. Ce que je vais perdre c’est par exemple ce regard et l’amour que ce regard est supposé me porter, ou ne pas me porter. Mais en fin de compte…

Roland Chemama Le phallus aussi peut-être que j’ai cru être ? Là, je parle au nom de ma patiente.

B.V. Non parce que…

R. Ch. Nous n’y échappons pas !

B. V. Il a bien fallu qu’il y ait une chute là-dedans pour qu’il y ait en urgence un objet qui vienne dans ce trou-là. Mais cet objet, ce n’est qu’un ersatz au niveau de la garantie de vérité.

[R. Ch. : Oui.] On est obligé de revenir avant, « je dois choisir », « je veux montrer mon truc même si je dois perdre le marché ». On est obligé néanmoins de revenir à un choix grammatical. Dans notre vie quotidienne, on est amené à choisir.

R. Ch. Je peux te répondre tout de suite ? La scansion que tu mets à ce que j’ai dit est tout à fait intéressante. Tu as raison de dire que généralement aussi bien dans la vie que dans le travail analytique, nous percevons le manque dans cette coupure signifiante et par exemple il arrive que l’analyste intervienne sur un mot, arrête sur un mot, coupe le mot autrement etc. et c’est là que quelque chose de ce point de manque se laisse entrevoir un instant avant d’être comblé puisque le sujet essaye de le remplir. C’est parce que tu m’en parles comme ça que je me suis aperçu que, peut-être parce que je suis parti de ce qu’est le rêve pour un rêveur, celui qui est supposé au départ être le rêve hors analyse, je me suis moins intéressé à ce que l’analyste peut amener en introduisant lui même une coupure. Je me suis plutôt intéressé à la façon dont un sujet peut être travaillé par le signifiant ou par la lettre, ou par toutes ces questions qui sont véhiculées en même temps, et donc aussi à la façon dont ce point de manque – qui est d’abord un objet mais qui renvoie évidemment au manque subjectif, à l’absence de garantie dans l’Autre – peut apparaître. Et alors, ce qui m’intéresse, c’est que tu le relies à un « je dois choisir » et que je me suis aperçu…, – ne croyez pas que quand nous parlons nous sommes à l’abri des effets de l’inconscient – si c’est intéressant d’échanger sur le plan analytique, c’est le point où nous sommes justement le plus travaillé par ces effets et c’est en vous en parlant que je me suis aperçu que je l’avais d’abord désignée comme homosexuelle alors que peut être plus que d’autres femmes homosexuelles la question du « je dois choisir » s’était posée pour elle.

Cette femme n’a pas pu, ce que font pourtant bien d’autres, se maintenir comme bi sexuelle, là où elle rencontrait ses impossibles. « Je dois choisir » renvoyant à un état de la constitution de la position subjective en lien avec la question de la sexuation, c’est un rêve sûrement tout à fait central.

Juste un autre point sur ce que tu amènes : tu disais il y a un progrès dialectique mais quand même au bout on ne saisit pas, c’est ce que Freud appelle l’ombilic du rêve, c’est pour ça que surtout il faut se garder de ce qui pourrait donner à l’analysant l’impression qu’on va épuiser tout ce que le rêve veut dire. si il part avec l’idée qu’il y a un point qui reste nonsignificantisé, ou sans signifiance, c’est là que les choses sont orientées dans le point le plus essentiel pour lui.

Jorge Cacho Il y a le point de la construction conditionnelle de la phrase qui me semble rendre plus difficile le choix, puisqu’il y a plusieurs lectures et que donc la question de l’énigme, du rêve comme énigme, devient difficile à éclaircir puisque la condition présente plusieurs options.

R. Ch. Et ça te paraît contradictoire avec le rêve comme énigme ?

J. C. Ça me semble une stratégie du patient tout à fait singulière.

R. Ch. : De résoudre la question de l’énigme, ah, oui oui. Mais c’était la stratégie de Freud.

B. V. Je ne sais pas si vous dites la même chose, la stratégie dont tu parles c’est de mettre un conditionnel, parce que dans le rêve il n’y est pas le conditionnel.

R. Ch. Je vais dire ce que je crois entendre de ce que dit Jorge. En présentant cette énigme sous la forme d’une alternative, ça peut être cette construction ou cette autre, il la neutralise. Mais c’était ce que faisait Freud.

J. C. Seulement que les conditions dans le rêve de Freud, c’est difficile à mon avis, d’établir une sorte de neutralisation.

R. Ch. Il ne neutralise pas complètement parce que l’énigme ressurgit car il n’y a pas de réponse à ce que je risque de perdre. On pourrait dire que le travail sur un rêve après tout, quand un patient amène un rêve, parfois on voit pas très bien ce qu’on va en dire et puis les choses se disent et ça réduit l’énigme mais il reste un point d’énigme plus ou moins étendu.

J. C. Ça apparaît clairement par exemple sous une autre forme dans le conditionnel chez l’obsessionnel.

R. Ch. Ah oui, mais ce n’est pas un obsessionnelle.

J. C. : Le statut de la condition, Freud dit par exemple que chez l’obsessionnel, le discours de l’obsessionnel est très proche du rêve.

R. Ch. : Oui… mais pas exactement en même temps.

J. C.Il faudrait reprendre sous l’angle de la condition.

R. Ch.Il faut voir quel statut donner à ce que tu amènes, il faudrait que ça amène à travailler le rêve dans les différentes structures cliniques.

Christiane Lacôte-Destribats Ce qui me semble intéressant, dans la supposition de Freud ou de ta patiente, c’est la supposition elle-même, ce n’est pas tant le contenu de la proposition conditionnelle, mais la supposition elle-même, c’est-à-dire « si, je dis ceci, eh bien il y aura cela ». C’est la position d’une fiction qui peut être fausse c’est-à-dire « si mon oncle fume le samedi, il fera beau demain ». Le relevé de cet aspect de fiction peut être un levier fécond d’intervention.

R. Ch. C’est plutôt obsessionnel ça.

Ch. L.- D. Cela fait penser à l’implication matérielle des stoïciens. De façon judicieuse, ton exposé nous suggère la possibilité de nouvelles interventions : pointer non pas le contenu mais la structure formelle de la phrase, et c’est d’autant plus intéressant, puisque vous parlez justement de névrose obsessionnelle, et de moments où, particulièrement, le sujet disparaît ou veut disparaître. C’est alors qu’on pourrait dire « ah ! vous supposez donc… », quelque chose comme cela. C’est ce que nous faisons dans notre séminaire, à la suite de Freud, Lacan, Melman… d’inventer de nouveaux leviers.

R. Ch. C’est comme si il y avait une supposition.

B. V. C’est dans la structure de l’implication : si p alors q. L’implication est vérifiée si p est faux, q est vrai. Ici, à la place de q, on a ces points de suspension, comme ceux de … ou pire. Lacan nous dit Dire, ou pire. En fin de compte c’est l’énonciation qui vaut seule, pas garantie, mais ersatz. Ce qui fait avancer, ce n’est pas un progrès vers une vérité matérielle, c’est qu’elle arrive dans le trou du sens, dont elle ne peut pas approcher. Elle ne se contente pas de raconter le rêve, c’est ça qui est curieux, c’est qu’elle dit que le deuxième terme là c’est le manque. Je perds mon marché, mais ce que je perds, je ne sais pas ce que c’est. C’est là le lieu de la subjectivité.

R. Ch. Je dirais que la question du sujet c’est de reconnaître le manque, au sens où il ne cède pas sur son désir, ou pire.

Ch. L.-D. C’est le sujet qui se sait en train de supposer, qui ne peut pas faire autre chose, par rapport au manque, que supposer. C’est-à-dire, poser dans toute parole le risque d’inscription d’un sens ou d’un pas de sens, ce qui en fait un dire.

R. Ch. Si vous le permettez j’aimerais avoir d’autres échos sur cette question du rêve comme réel, c’est quelque chose qui pour moi n’était pas évident, dont j’ai essayé de me débrouiller, je voudrais avoir votre avis là-dessus.      

Dans la salle J’avais justement envie de soulever cette question, que ce que tu as appelé le point de manque dans ce rêve, est-ce qu’on ne pourrait pas tout aussi bien l’appeler le point de butée [oui] c’est-à-dire le point au-delà duquel quelque chose du rêve comme réel, c’est-à-dire avec l’instance de la lettre, je ne suis pas sûre que ce soit l’instance de l’objet.

R. Ch. Mais tu sais l’objet c’est aussi la lettre.

Dans la salle Qui pourrait advenir mais qui n’est pas.

R. Ch.On a trois niveaux, je ne sais pas si vous serez d’accord, on pourrait dire que le rêve brut en quelque sorte, c’est du réel. Que le travail analytique ça le dialectise, que ça le significantise et qu’on n’est pas uniquement dans du réel, et que après pourquoi pas ça fait lever des images, mais que on retourne à un point de réel dans ce résidu en quelque sorte, ce point de butée. Est-ce que vous pensez que ça suffit à dire les choses ?

Ch. L.-D. Je me pose des questions sur cette question du réel, et elle est importante dans le rêve, mais on pourrait se demander si par exemple ce réel est l’ombilic du rêve. Est-ce que c’est cela, le réel ?

B. V. Sauf que l’ombilic du rêve n’apparaît qu’à la fin de l’interprétation.

Ch. L.-D. Exactement ! A une restriction près, et qui n’est pas des moindres : Qu’appelle-t-on la fin d’une interprétation ?

R. Ch. Et qu’au départ tout est réel, est-ce que vous seriez d’accord pour le dire comme ça ?

Ch. L.-D. : Non, non.

R. Ch. Melman dit que non seulement au départ, mais que le rêve c’est du réel. On peut ne pas être d’accord mais je vous signale le problème !

Pierre Coërchon Il dit les signifiants ont le statut de la lettre c’est-à-dire qu’ils peuvent prendre toutes les significations. Cet état brut, le signifiant, a la structure de la lettre, il prend toutes les significations, c’est en ça que c’est du réel brut.

B. V. Il peut les prendre parce qu’il n’en n’a aucune 

Pierre Coërchon Voilà ! Et le travail de dialectisation analytique remet du Un en fait.

B. V. Si ce ne sont pas des signifiants c’est parce qu’ils ne représentent pas le sujet, c’est ça que ça voudrait dire, qu’ils sont le sujet mais ils ne le représentent pas.

Pierre Coërchon C’est la Spaltung à ce moment-là, on entend qu’il y a la question de la fente, de la division mais sans lien par exemple, il y a ce morcellement, cette découpe, comme des lettres

R. Ch. C’est un peu ce que j’essaye de dire, il fallait introduire de ces liens pour que ça ait davantage valeur d’un système symbolique. Maintenant il me semble que tout n’est pas équivalent dans ces éléments du rêve. Par exemple, je ne sais pas si vous ça vous est arrivé vous-mêmes ou quand on vous rapporte un rêve, le rêveur il y a une question qui se pose à lui il a l’impression qu’elle va être résolue, ça arrive ce travail dans le rêve, et puis il y a quelqu’un dans son rêve qui lui a dit un mot qui n’existe pas dans la langue, quelques syllabes. Alors là pour le coup, ça n’a pas de signification. Parfois dans l’analyse, on arrive à le découper, un élément, à le reprendre. Est-ce que tous les éléments du rêve ont un peu le statut de ce mot ou bien est-ce que quand même on pourrait dire que les autres éléments sont davantage prêts à avoir de la signifiance en quelque sorte.

B. V. Moi je pense que cette histoire de réel ça se résout de la façon suivante, c’est que le rêve est vécu comme du réel. Mais du simple fait d’en parler, tout d’un coup, il prend sens.

R. Ch. Oui, c’est un peu ce que j’ai voulu dire, est-ce que ça suffit de le dire comme ça ? Je ne suis pas sûr que Melman veuille dire uniquement ça, mais c’est comme ça que j’ai voulu prendre ce qu’il disait, vous irez voir le texte. Mais je crois que les gens qui étaient au Collège ont dû l’étudier.

J. C. On avait beaucoup travaillé la réponse que Lacan donne à Ritter dans les journées sur la Passe [2] je crois, où il insiste que le réel c’est l’ombilic du rêve, c’est ça le réel du rêve.

R. Ch. C’est ça, je ne me souvenais plus de cette réponse. D’accord, c’est une des choses qu’on a pu dire ce matin.

B. V. Mais le problème c’est que l’ombilic du rêve n’apparaît qu’à la fin de l’interprétation, du travail. Le réel quand il est vécu, il est vécu, je ne peux pas en rendre compte sans en parler et, à partir de ce moment-là, ça devient des signifiants.

Dans la salle Puis il faut le réveil quand même !

R. Ch. Il faut le réveil.

Dans la salle Il faut le réveil pour en choper quelque chose, sinon c’est pour pertes et profit !

R. Ch. Sinon ça aura simplement contribué au désir de dormir c’est vrai.

Pierre Coërchon Sur les EEG, le sommeil paradoxal, qu’on identifie au rêve, il y en aurait du signifiant qui se balade, est-ce que c’est pas ça, ce réel à l’état brut, il faut quand même une coupure, une interruption et une accroche du coté de l’adresse pour qu’il y ait quelque chose de la signifiance qui puisse commencer à se mettre en place et quelque chose de la subjectivation qui commence à se mettre en place.

Ch. L.-D. Ce que je voulais dire aussi c’est que nous aurons à étudier tout de même très précisément les mots de Freud, c’est-à-dire ces mots de réel, ce mot de réalité, réalisation. En précisant que le terme réel est pris dans la théorisation lacanienne qu’on ne peut superposer aux expressions freudiennes de « réalisation » de désir. Freud dit en effet dans L’interprétation des rêves « accomplissement de désir » et « réalisation ». Remarquons tout de même que si ce texte s’appuie sur le principe de plaisir, il ne dit pas directement « satisfaction ». C’est-à-dire que quand Lacan – ce que tu as très justement cité – dit le rêve ne satisfait pas, on se pose la question du passage du virtuel à la réalité ou à la réalisation qui n’est pas forcément une satisfaction. On pourrait introduire là, la complexité de la jouissance.

R. Ch. Chez Freud quand même il faudrait bien voir, parce qu’il a quand même dans l’idée que ça satisfait quelque chose.

Ch. L.-D. Ah oui, mais comme le rêve se répète, le plus souvent, la question de son insistance peut aller au-delà.

R. Ch. Là, il faudrait prendre la question du cauchemar par exemple ou du rêve répétitif.

Pierre Coërchon Dans ce réel dont parle Melman c’est pas le réel de l’impossible, Lacan qui justement [Si, si] finalement l’aboutissement du travail de dialectisation sur le rêve qui permet de coincer cet ombilic du rêve qui là sait circonscrire quelque chose de l’impossible.

R. Ch. Disons que c’est pas l’impossible au même niveau mais c’est quand même de l’impossible qu’il s’agit. C’est-à-dire c’est impossible de significantiser dans un premier temps…

Pierre Coërchon Dans le rêve tout est possible [oui] c’est un réel à l’état brut.

Ch. L.-D. Eh bien, je n’en suis pas sûre !

R. Ch. Rien ne l’est en même temps. C’est-à-dire que à force d’avoir toutes les lectures, il n’y en a aucune.

B. V. Dans un premier temps il se présente comme quelque chose qui m’est complètement étranger.

R. Ch. Pas toujours !

B. V. J’ai rêvé de ça puis j’en parle à ma copine, mais c’est un truc qui apparaît comme fermé au sujet, tout de même, en grande partie.

R. Ch. Vous savez que souvent la copine elle a aucun mal à dire, ben justement hier je te disais que…

B. V. Oui, mais elle pas toujours bien intentionnée ! (rires).

R. Ch. : Y a-t-il d’autres questions dans la salle ?

Claude Lecoq Sur le réel, je me demandais si c’est pas lié plutôt à la strate où se tient l’analyste quand il entend son patient raconter un rêve. On pourrait considérer qu’il l’entend comme quelque chose du réel, l’analyste. Je pense à ce qui peut se passer quand des patients viennent après une première tranche et où ils peuvent ramener des rêves autrement, disent-ils. Comme si au fond le statut du rêve avait aussi à voir avec peut-être la position de jouissance qui serait celle de l’analyste à ce moment-là puisque vous parlez du travail que vous êtes amené à faire là-dessus, je dirais ça, la strate où se place l’analyste quand il entend ce patient. Je ne sais pas si je suis explicite?

R. Ch. Je vais même vous en dire quelque chose, je vous remercie de cette intervention. En tout cas ce que vous abordez à travers ce qui est du moment où on va voir éventuellement un autre analyste après avoir fait tout un travail analytique et qui est sûrement un moment différent et qui nous enseigne aussi ce qui se passe dans une première analyse mais qui est différent en ce sens que ce qui est en jeu beaucoup plus vite c’est justement, j’ai envie de dire, ce qui est resté en souffrance dans la première analyse, au sens d’un point de jouissance qui n’aurait pas été élaboré complètement. Alors ce qu’on voit là, à partir de ce point particulier, on peut peut-être le voir lorsque des questions qui semblaient vraiment très élaborées dans des années antérieures, dans l’analyse première, viennent se reposer. Et là on s’aperçoit, tiens ! il y avait quelque chose quand même là. C’est une question de temporalité du travail de l’inconscient que vous abordez aussi.

C. L. Là vous ne parlez pas du réel puisque c’est analysable après.

R. Ch. Ah oui ! Mais attendez, le réel on a à gagner dessus. Quand je dis quelque chose est resté en souffrance, ça va pas rester, en quelque sorte comme ça un élément de jouissance, qui peut être écrasante si c’est pas élaboré. C’est du réel mais comme pour tout rêve on a à élaborer, à significantiser. Je me garde de prendre le terme de réel comme un point définitivement fermé bien sûr, il va renaître sans cesse, mais pas forcément sous la même forme, il ne va pas se maintenir, c’est tout du moins ce qu’on peut espérer parce que sinon, pourquoi remettre en jeu quelque chose ? Pourquoi se remettre à parler, hein ?

Intervenante Moi je trouve très problématique ce que tu dis là. [Ah, bon ! Ben peut-être ?] Le réel pour tout un chacun me semble-t-il reste le même, quel que soit…

R. Ch. Oui et non, il y a sûrement… Mais je veux dire… ne serait-ce que ce qui est repris dans un nouveau contexte, articulé autrement.

Intervenante : La manière d’approcher peut-être différente.

R. Ch. On va dire comme ça si tu préfères, je me garde de tout ce qui paraît théologique, c’est-à-dire que le réel c’est pas Dieu, parce qu’effectivement Dieu ne change pas, mais le réel c’est quelque chose qui est, les différents nouages qu’il peut y avoir entre réel et symbolique et imaginaire sont tels que si c’est noué autrement, c’est plus le même, pour moi c’est comme ça. Ce qui oriente mon travail c’est ça. C’est-à-dire ne pas considérer qu’il y a un point là, parce que sinon le destin de tel ou tel sujet est clos d’une manière terrible.

B. V. Qu’il y ait un trou dans le sens, ça, c’est un réel absolument immuable, c’est le réel logique dont Lacan nous dit : il faut nous intéresser à ça parce que c’est ça le réel. L’objet qui est venu à cette place, tout le baratin ou la situation qui a permis à cet objet de se mettre en place, par exemple cette scène d’exhibition, ça dépend de chacun effectivement. Nous n’avons pas comblé le « Che vuoi ? » de l’Autre de la même façon. C’est pour ça je crois que l’analyse, il y a quand même tout un travail d’épuration.

Intervenante Le travail d’épuration.

B. V. Oui, chacun a son propre …, alors est-ce qu’il n’y a qu’un réel ? Ce n’est pas sûr. Lacan dit qu’il y a des bouts de réel, mais si on dit que c’est simplement le trou dans le sens, alors, il n’y en n’a qu’un. Enfin, y en a qu’un…

Dans la salle Oui justement par rapport à cette question que le rêve serait du réel, comme le dit Charles Melman, la question que je me pose – puisqu’il passe par les deux autres registres dans ce texte, c’est quel est le nouage auquel on a affaire. [Oui, oui.] Et quand – je pense notamment au réel de l’injection faite à Irma, qui est quand même un des rêves où on peut entendre que Freud est allé très très loin avant de se réveiller ; est-ce que ce n’est pas le réveil qui remettrait en place quelque chose de l’ordre d’un nouage, qu’on ne peut du coup que venir travailler dans la cure, mais quel serait le nouage dans le rêve ?

R. Ch. En tout cas je ne sais pas ce serait peut-être à prendre comme ça, je ne sais pas s’il y a déjà un texte qui existe sur le nouage réel-symbolique-imaginaire dans un rêve mais en tout cas dans ce rêve-là, les trois éléments on voit très bien comment ils apparaissent, cette galerie de portraits autour de Freud, ces différents hommes etc. toute la dimension symbolique qui est bien sûr le travail du rêve lui-même, je veux dire qui organise le tout. Et le point de réel, est-ce qu’il faut dire que c’est-ce point d’écriture, en l’occurrence avec la formule de la triméthylamine, mais qui renvoie au composant organique du sperme ? Je dirais que je ne suis pas sûr. Il faudrait avoir lu un texte où on dise aussi que la question de l’objet c’est… c’est curieux parce que par exemple le signifiant : c’est la “solution”, puisque solution ça veut dire à la fois une solution au sens médical, quelque chose qu’on injecte là ; et puis solution pour nous : on résout un problème ; mais cette solution, n’oubliez pas que le terme apparaît comme ça et qu’après Freud se demande si on ne lui aurait pas injecté quelque chose qui aurait “pollué”, presque, le corps de la patiente. Et je crois que la question que pose Freud serait alors celle-ci : est-ce que ce qu’il amène lui-même, ce qu’il introduit, ce n’est pas polluant ? C’est-à-dire que l’objet a, il est là d’emblée dans ce rêve de départ et dans l’évocation de ce qu’est la psychanalyse elle-même. Peut-être qu’on reprendra ce rêve de l’injection à Irma et on retient votre question sur le nouage…

Ch. L.-D. :… et le réveil.

Dans la salle Point d’arrêt du rêve, la question du réveil et déplacement. Est-ce qu’on pourrait dire quelque chose du déplacement de l’ombilic du rêve ? 

R. Ch. : Il faudrait prendre des exemples de rêves, où le sujet peut avoir l’impression à un moment donné qu’il y a un point où il ne peut pas aller au-delà et puis en fait c’est pas encore ça… puisque là il y a quand même une réponse qui vient…

Enfin tout cela serait à reprendre.