La place du passeur
20 octobre 1992

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LANDMAN Claude
Séminaire d'hiver
La passe

Je souhaiterais rappeler pour commencer, les raisons qui ont conduit notre association à reprendre la question de la Passe et à organiser les journées qui nous réunissent depuis hier, aussi nombreux et, fait remarquable, aussi attentifs.

Ces raisons me semblent être au nombre de quatre qui sont venues se conjoindre ces deux dernières années.

La première est le risque évoqué il y a deux ans par Charles Melman, que l’Association freudienne ne se transforme en institution de type universitaire avec ses enseignants et ses enseignés. Risque auquel Roland Chemama nous rappelait hier à quel point il était sensible. Pierre Bastin, dans la première séance de travail consacré à la Passe reprenait également cette remarque et nous invitait à réfléchir à ce qui pourrait être, au point où en est l’Association, ce qu’il appelait un pas de plus.

Et c’est la deuxième raison qui est assurément à l’origine de ces journées : le désir de Pierre Bastin, son souhait de voir cette question, qui reste si vive pour lui, abordée sérieusement par notre groupe.

La troisième raison me paraît être liée à ce que j’appellerais des contraintes sociales, c’est-à-dire la question qui se pose à l’Association, de garantir la qualification de certains de ses membres ; c’est une question qui n’est pas d’actualité, du seul fait de l’importance que notre groupe a acquise, mais parce qu’elle ne semble pas pouvoir être évitée par une association d’analystes ; en tout cas, comme nous le rappelait Roland hier, Lacan ne l’avait pas évitée. Et c’est à ce titre je pense, que cette garantie est prévue dans nos statuts. Mais dès lors que se trouve posée la question de reconnaître et de garantir une compétence à certains psychanalystes, il paraît difficile, à partir de ce que Lacan nous a appris, de ne pas poser dans le même mouvement et avec plus d’acuité encore, la question de la place de toute façon décisive qui est celle de la performance dans l’institution psychanalytique et qui constitue sa véritable raison d’être, c’est-à-dire de maintenir constamment présente l’analyse chez chacun.

Une quatrième raison est peut-être à l’origine de ces journées ; la difficulté voir l’impossibilité, même si Lacan a constaté l’échec de la passe à l’École freudienne, de maintenir refoulée, non pas la proposition d’octobre, puisqu’elle constitue une épure de ce que Jean Paul Hiltenbrand a appelé hier, le terme formalisé de l’analyse avec ce que ce repérage emporte de décisif dans la conduite de la cure et la mise en jeu du désir de l’analyste ; le refoulement non pas donc de la proposition d’octobre mais le refoulement de ce que fut la procédure de la passe dans l’École freudienne. Cela ne préjuge en rien de la question de savoir s’il convient de la mettre en place ou pas dans notre association et à cet égard le fait qu’elle soit inscrite dans nos statuts ne limite en rien, comme le rappelait Charles Melman dans un entretien qui a eu lieu au cours de la préparation de ces journées, notre liberté à cet égard. De toute façon je reviendrais plus tard sur la place de la passe dans nos statuts. Après avoir rappelé les raiosns qui ont pu être à l’origine de ces journées je voudrais aborder la question de la procédure de la passe telle qu’elle se pratiquait dans l’École freudienne à partir de l’expérience très limitée que j’ai pu en avoir en tant que passeur et tirer devant vous de cette expérience certains enseignements et poser certaines questions ; ce que je ferais non sans une certaine réticence, devant le risque de tomber dans l’anecdote et l’indiscrétion ; l’intérêt théorique que peut présenter ce témoignage surtout après les interventions de Marc Darmon et Élie Doumit, ainsi que la sollicitation et le soutien d’un ami m’ont décidé à prendre néanmoins ce risque.

Cela se passe comme nous l’a rappelé Pierre Bastin hier ; j’ai donc reçu un coup de téléphone du passant qui m’annonçait qu’il avait tiré mon nom dans le chapeau du secrétaire de la passe. J’avais été désigné à mon insu par mon analyste, pour remplir cette fonction. La première remarque que je ferais en écho à une question que posait Pierre Bastin :  » Est-ce que ça a eu un effet de nomination ? «  Je répondrais que je ne le pense pas. Plutôt un effet d’angoisse, ce qui n’est pas sans intérêt pour rappeler la place qu’occupe le passeur, c’est-à-dire effectivement quelqu’un qui le plus souvent est au tout début de sa pratique, qui n’est pas un vieux de la vieille comme disait Lacan, qui est dans une certaine instabilité structurelle, et qui ne sait pas trop sur quel pied danser. Un deuxième point que Bastin soulevait hier concernant la procédure, c’était la possibilité de récuser un passeur. Cette question s’est posée avec ce passant, il m’a demandé quelle était ma  » filiation analytique  » ; ce signifiant de filiation est assurément un signifiant qui était important pour lui, mais il faut rappeler que cette passe s’est déroulée dans un contexte et à une époque tout à fait particulière puisqu’il s’agissait du mois de novembre 1979, c’est-à-dire deux mois avant la dissolution de l’École freudienne, dans un climat de suspicion et d’arrières pensées particulièrement détestable. Ce témoignage que je vous apporte se trouve ainsi limité du fait que je n’ai pas pu faire état devant le jury d’agrément de cette passe. Ce que je voudrais dire néanmoins, c’est que malgré ce contexte, il me semble pouvoir dire qu’un travail de passe, un travail analytique a été effectué ; ce qui n’est pas sans intérêt parce que peu de lieux, à cette époque à l’École freudienne, étaient préservés. De façon elliptique et vous comprendrez bien pourquoi, je vais néanmoins essayer de dire, afin d’en tirer certaines conséquences théoriques, autour de quoi a tourné la passe de ce passant. Disons qu’elle a tourné autour de la question du patronyme et de la nomination ; c’est-à-dire que ça fait tout à fait écho à la façon dont Marc Darmon hier a abordé la question de la passe à partir de ce qu’il a appelé la nomination réelle. Ce passant a tourné autour de cette question à partir de trois points qu’il n’a pu nouer, à mon avis, dans son travail de passe.

Le premier point était une parole adressée au sujet par le principal intéressé, son père, qu’il a entendue comme un désaveu de son patronyme.

Le second point est un épisode psychosomatique qui s’est produit avant et qui s’est répété après cette parole. La caractéristique de cette maladie est qu’à un pont verbal près, son nom rappelait de manière quasiment homophonique le patronyme du sujet. Mais ni lui ni moi n’avons fait cette association. Ce n’est que dans un après-coup tardif que j’ai entendu, ce que j’appelle faute de repères mieux assurés, cette nomination par le corps ; j’essaierais de revenir sur ce point.

Le troisième point autour de quoi a tourné le travail de ce passant est une frénésie du  » nommé à  » dont il témoignait de façon tout à fait précise, accumulation de titres, de fonctions etc. Je voudrais ici faire quelques remarques et poser quelques questions. La première remarque c’est que je n’ai pas pu entendre au-delà de ce que le passant lui-même me disait ; cette question donc de n’avoir entendu que dans l’après coup, le lien, le nouage possible entre ces trois points que j’évoquais, me paraît intéressante pour spécifier ce qu’il en est peut-être, de la place du passeur, c’est-à-dire de celui qui n’est pas juge, qui n’est pas analyste du passant, qui entend un témoignage qu’il a simplement à restituer devant le jury. Bien que le jury d’agrément n’ait pas statué sur cette passe, je vais quand même poser quelques questions. Est-ce que ce qui a fait défaut, si tant est que quelque chose ait fait défaut à ce témoignage dans la passe, est-ce que c’est  » l’éclair « , celui dont Bastin nous disait hier à quel point Lacan y était attaché,  » L’éclair de la passe auquel je tiens tant.  » ; est-ce que c’est cet éclair, au sens d’Héraclite, qui aurait permis justement de nouer ces trois points ? C’est une question.

Une autre question : Est-ce qu’il était possible dans la procédure de la passe de les nouer ? C’est-à-dire est-ce que justement cette absence de nouage, ce reste, n’était pas le témoignage de la limite du supportable pour un sujet. On peut se demander par exemple si, à partir de ce que nous rappelait Darmon hier, le jury aurait pu statuer favorablement, dire oui et repérer que quelque chose de l’ensemble vide s’était trouvé désigné par cette passe. Si je vous ai apporté ce témoignage, c’est qu’il m’a paru important qu’à l’occasion de ces journées sur la passe, quelque chose de ce qu’était la procédure soit entendu.

La troisième partie de mon exposé consistera à se demander comment reprendre aujourd’hui la question de la passe dans le cadre de notre Association. J’avancerais quelque chose qui fait écho sur un tout autre plan bien entendu à ce que Denise nous évoquait, concernant la passe de l’Exode et qui est la question de savoir si on pourrait penser dans une association  » une passe collective « . C’est une question que à vrai dire je n’ai pas moi-même posé, puisque c’est dans un des entretiens de travail préliminaires à ces journées que Charles Melman l’a évoquée ; à propos de la procédure il semblait préférer ce qui serait plutôt :  » comment faire un lieu, celui de l’Association, où il soit facile à celui qui viendrait s’installer à la table pour causer, comment il lui serait en quelque sorte tout à fait facile de se trouver dans la position d’analysant, autrement dit comment faire que ce qui soit attendu par l’auditoire, que l’auditoire soit lui-même suffisamment en position de passeur pour que le type venant, dans une position qui le mettrait comme passant, lui ferait d’emblée trouver la place juste d’où s’organiserait son propos. Il n’y a pas d’autres difficultés quand on a à faire avec un travail psychanalytique ; une fois que vous avez trouvé la place correcte d’où s’organise votre truc, après ça se tisse tout seul, un travail ne nous est jamais laborieux ou pénible que lorsque justement on n’est pas parvenu à se mettre à l’endroit où cette question là nous concerne effectivement, (voilà le point important), et quand je dis nous, cela veut dire du même coup dans cette désubjectivation qui fait qu’elle concerne bien d’autres de la même façon ; ce n’est pas soi en tant que singularité, c’est soi en tant que subjectivité si j’ose dire, commune.  » Ça date de 1991, mais il me semble avant de proposer ce point à la discussion et d’inviter à voir si c’est une voie qui peut être explorée, c’est-à-dire d’inventer des modalités, de ce qui pourrait être une passe collective, je voudrais tout de même dire que d’une certaine façon, ce que Charles Melman évoquait là il y a à peine un an, est déjà présent dans nos textes fondateurs ; c’est ce qui m’est apparu, à les relire ; et non seulement dans nos textes fondateurs, mais également dans un bon nombre des journées d’étude qui ont eu lieu, et à partir des débats et des échanges qui se sont produits ; je pense particulièrement aux journées sur Le symptôme à Lille et sur Invention et tradition dans le lien conjugal à Grenoble. J’aimerais revenir sur ce terme de  » Passe incluse  » qui est dans les textes fondateurs de l’Association ;  » Passe incluse « , je ne l’entends pas seulement au sens où la passe en tant que procédure est effectivement inscrite dans les statuts, mais en tant que ce texte me paraît situer la passe au coeur même du fonctionnement de notre Association, sans que pour autant elle soit une passe institutionnelle, une procédure institutionalisée. Je vais relire très vite un des points de ce texte :  » De rappeler en effet le moment d’un acte qui s’est produit à l’insu du sujet et a pu le déplacer, le faire autre sans qu’il puisse rien en savoir, la passe est devenue par la grâce d’un passeur la reconnaissance seulement possible par qui est dans le même coup du nouveau discours qui arrime ces nouveaux sujets. «  Il n’est pas fait mention ici de la procédure et on peut l’entendre comme ce qui pourrait venir se tisser du discours analytique dans le lieu même de notre Association.

Pour terminer, je dirais que l’on ne peut méconnaître dans notre réflexion ce qui s’est produit à l’École freudienne, c’est-à-dire sa dissolution et le constat de l’échec de la passe. La question que je souhaiterais poser à partir de ce constat est la suivante : est-ce que la problèmatique de la passe ne se trouve pas déplacée par la façon dont dès le départ, dès les textes fondateurs, s’est trouvée reprise dans l’Association cette avancée de Lacan autour du non-rapport sexuel ? Comment par exemple pouvons-nous entendre ceci qui est inscrit dans nos textes fondateurs :  » nous ne pouvons que reprendre la tentative de Lacan de penser un signifiant nouveau qui romprait l’impossibilité d’écrire le rapport sexuel ? «  Il me semble que chacun d’entre nous est responsable de cette possibilité de voir se vérifier éventuellement, à partir du travail de l’association, avec ou sans la procédure de la passe, qu’un pas de plus puisse être fait par rapport au point où Lacan nous a laissé, ce pas de plus étant simplement de prendre en compte ce qu’il a bien voulu écrire pour nous.

Pierre Bastin – La question que tu poses est tout à fait remarquable en ce sens que quand tu poses la question, la réponse était juste avant. En effet, tu dis :  » Après coup en y repensant, j’ai essayé quelque chose de ce qu’avait dit mon passant , puis tu ajoutes, et puis on en est resté là, qu’est-ce qui manquait ? « 

Eh bien, il manquait justement ce troisième protagoniste, c’est-à-dire le passant, le passeur, et ensuite ce que tu aurais dit au jury ; il n’était pas attendu du jury qu’il procède à une nomination, mais dans l’hypothèse tout à fait conforme à l’enseignement de Lacan, dans l’hypothèse que c’est dans une certaine chaîne, avec au bout de cette chaîne pas n’importe qui, c’est-à-dire que le jury serait composé, bon ça ne s’est jamais passé, mais de gens jeunes qui viennent de vivre cette expérience mais aussi pourquoi pas des gens d’expérience susceptibles d’entendre quelque chose ; s’il y avait eu ce troisième terme justement du jury, je pense qu’il aurait entendu ce signifiant qui se transmettait de l’un à l’autre, enfin de lui à toi, et de toi au jury, sans que vous le sachiez exactement que c’était ça l’hypothèse de Lacan en définitive. Ce qui nous ramène à la même question : Est-ce qu’il y a un autre dispositif que celui-là pour faire émerger des signifiants qui se transmettent à l’insu des uns des autres ? La question que tu poses en reprenant ce qu’a pu dire Charles Melman : Est-ce que l’association pourrait décréter un type de discours qui ferait que !… je ne pense pas que ça se décrète, ça vient d’ailleurs.

Claude Landman – Je suis tout à fait d’accord avec ce que tu viens de dire, d’autant plus que je ne crois pas avoir oublié de mentionner qu’effectivement le jury aurait pu entendre ou pas ce que moi-même je ne pouvais pas de ma place entendre. Pour ce qui concerne ce que j’ai évoqué sous le terme de passe collective, je ne pense pas que j’ai évoqué le moins du monde que ça pourrait se décréter, cela serait une folie et la pire des organisations qu’on puisse imaginer.

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