Il y a un point fondamental que nous ne lâchons pas c’est que le psychanalyste lit. Il lit… autrement. Autrement que ce que signifie ce qu’il entend.
Ce qui revient à dire que la signification de ce qu’il entend est déjà le produit d’une lecture. Une lecture qui s’est faite à l’insu de celui qui parle et de celui qui écoute. Une lecture, c’est-à-dire un découpage de la chaine signifiante, découpage qui met en jeu une graphie, pas forcément ortho.
Un petit exemple : Une jeune femme s\’interroge au début d\’une séance: où est-ce que je voudrais être? Elle répond : je voudrais être en Asie. Elle évoque longuement les forêts d’Extrême-Orient qui sont d\’un si beau vert, puis cela s’assombrit : elle évoque des guerres dans ces forêts.
Elle associe ensuite sur un écrivain qui a reconnu, sur une photo, son père prisonnier dans un camp. Elle en arrive à l’évocation des camps de la mort.
Je lui demande si elle se souvient de sa phrase de départ, comme elle répond que non, je répète la phrase.
Elle acquiesce et ajoute, confirmant l’autre lecture, qu’elle s’est demandé devant des photos de SS posant avec leur famille ce qu’ils pouvaient bien penser au milieu de tous les déportés.
Dans une réunion avant le séminaire d’été, j’avais rapporté cette séquence à Esther Tellerman et à Cyril Veken pour illustrer ce fait remarquable à savoir qu’ayant lu autrement ce que nous entendons, il n’est pas rare que la suite de la séance vienne confirmer cette autre lecture.
Ils m’ont incité à partir de cet exemple, dont je pensais qu’il était loin de ce qui me faisait problème et que je voulais aborder – l’« être de la signifiance » – et je les remercie de leur amicale insistance.
L’autre lecture c’est la découpe « nazi » au lieu de la découpe « Asie ». La suite de la séance la confirme, c’est manifestement elle qui détermine la suite des associations depuis le vert, si beau, jusqu’à la solution finale.
Autrement dit, ce n’est pas l’analyste qui a fait le premier cette autre lecture. Elle était déjà faite à un certain niveau.
Pourquoi avoir, d’emblée, lu autrement « ennazie » (écrivons le comme ça pour lui laisser toutes ses potentialités) ? Il peut y avoir diverses raisons tenant au cas, ou personnelles à l’analyste, mais il y a sans doute aussi une attention particulière portée à la liaison, à ce lieu de chevauchement des signifiants. Cas typique que certains ont sûrement rencontré : celui de l’analysante qui arrive toute essoufflée à sa séance et lâche: je suis en nage.
Avec la découpe « Asie » la lettre N est prononcée, avec l’autre lecture elle s’écrit. Et la lecture « nazi » permet de faire reconnaître une agressivité ordinairement censurée chez cette femme qui se situe du coté des victimes.
Le vœu « je voudrais être ennazie », est évidemment, quelque soit la façon dont on va le lire, adressé dans le transfert. Mais de plus, la lecture « nazi » fait apparaître l’adresse comme écrite dans ces deux phonèmes qui sont presque les premiers de mon patronyme. On pourrait dire qu’elle conduit au camp son analyste. Peut-être estime-t-elle que c’est la destination qui lui est prescrite.
Je ne pense pas pour autant qu’il y ait lieu de faire de la lettre N un signifiant : h.a.i.n.e. Le résultat ne serait pas faux, mais il faut lui garder son statut de lettre. Lettre qui en tant que telle elle peut porter toutes les valeurs, dont celles non encore reconnues dans cette analyse.
Lire autrement, c’est ce que fait Freud quand il interprète le rêve. Il lit ce qui ressemble à des images (ce qui y ressemble car, Charles Melman l’a souligné à diverses reprises, le rêve n’est pas de l’imaginaire, c’est du réel). Il les lit comme des rébus, il s’attache à la lettre. Il fait primer la signifiance, signifiance littérale, sur la signification (de ce fait Lacan a traduit Traumdeutung par signifiance du rêve).
Le rêve baigne dans la signifiance car là où c’est du réel il n’y a pas de barre entre signifiant et signifié.
Dans Encore, Le 19 décembre 1972, Lacan définit ainsi la signifiance : au niveau où nous sommes, commence–t-il (ce que je comprends: quand la barre est établie), la signifiance c’est ce qui a des effets de signifié (de signifié, non de signifier, il s’agirait alors de la signification). Le signifié est sous la barre, il n’y a effet de signifié qu’avec le franchissement de la barre.
Le signifié, va ensuite préciser Lacan, et c’est très important, est « ce qui peut nous introduire à la dimension de l’écrit » (9 janvier 1973). Le signifié c’est ce qu’on lit dans ce qu’on entend, ce qu’on entend étant le signifiant.
Le signifié n’a donc à faire qu’avec la lecture, avec la lettre. Quand il y a effet de signifié il a rapport avec le réel, avec ce qui est sous la barre.
Ce que nous appelons l\’inconscient, indique Lacan dans Radiophonie (il dit : ce que nous appelons l\’inconscient, car l’inconscient comme tel est inconnaissable) c\’est l\’entrée d’un matériel littéral, constitutif du signifiant, dans le signifié. L’exemple simple et fondamental est le lapsus qui est toujours calami. Ainsi si nous ne connaissons pas l\’inconscient, nous connaissons sa topique : celle de la barre qui sépare le signifiant du signifié.
Que fait une autre lecture ? Pourquoi rompt-elle l’unité significative comme on l’a vu dans cet exemple ?
Pour que le matériel qui constitue le signifiant (la lettre que cette lecture isole) franchisse la barre et s’injecte dans le signifié.
Elle vise un effet de signifié, un effet réel, en tant que tel difficile à soupeser, mais qui intéresserait l’inconscient.
« Ce qu’il y a dans votre discours analytique (fin de la séance du 9 janvier) c’est que le sujet de l’inconscient vous le supposez…un silence, et Lacan ajoute « vous le supposez savoir lire ».
Si des lettres peuvent faire retour, on peut bien dire qu’il sait lire. Sans pour autant charger ce « il » d’aucun être.
Et Lacan conclut « ce n’est rien d’autre votre histoire de l’inconscient, non seulement vous le supposez savoir lire, mais vous le supposez pouvoir apprendre à lire. »
C’est probablement ce qui se passe dans notre cas. « Il » apprend à lire, et analyste et analysant a-pprennent de lui : ils tâchent de prendre quelque bout de ce savoir inconscient.
« Seulement, conclut Lacan, ce que vous lui apprenez à lire n’a absolument rien à faire, en aucun cas, avec ce que vous pouvez en écrire. »
Nous écrivons des lettres alphabétiques qui entrent dans le signifié (ce N par exemple) mais sans savoir ce qui se passe dans le réel.
Une autre lecture, ou pour mieux dire une lecture Autre est toujours au coeur de la pratique de Lacan. Tout à la fin, dans le Moment de conclure il parlera du supposé savoir (il n’est plus question de sujet) du supposé savoir lire autrement.
Que lit-il ce supposé ? Sans doute du savoir inconscient. Pas tout le savoir inconscient bien sûr. Il découpe autrement ce savoir qui est dans le réel et qui mène à la jouissance, il isole telle lettre porteuse du signifié refoulé.
Le terme de signifiance Lacan l’emploie à propos de la langue mais aussi à propos de la formalisation mathématique. La signifiance est le pouvoir de la lettre, le pouvoir qu’elle tient de son rapport au réel. Un pouvoir exploré, exploité, par les poètes comme par les mathématiciens, d’où l’intérêt de la psychanalyse pour les uns et les autres.
La signifiance « s’éventaille du proverbe à la locution » (19 décembre). Lacan prend l’exemple de la locution à tire larigot. D’où sort-elle, demande-t-il ? C’est énigmatique. Il dit avoir trouvé une explication qui passait par l’existence d’un Monsieur Larigot de qui on tirait la jambe,
Ce Monsieur Larigot est aujourd’hui inconnu au bataillon dans les dictionnaires usuels. On l’a oublié, même sur Internet.
Pour autant on n’a pas perdu en pittoresque. On trouve mention d’une cloche de la cathédrale de Rouen, au Moyen-Age, tellement dure à mettre en branle qu’il fallait ensuite boire un bon coup, c’est la cloche Rigaud. Et donc, c.q.f.d, boire à tire la Rigaud. Jambe ou battant de cloche il s’agit toujours d’un coup à tirer.
La signification de la locution n’est pas discutée, elle signifie beaucoup, en quantité. La signification de larigot est claire elle aussi, c’est une petite flûte et aussi un jeu d’orgue spécifique de l’orgue français qui donne l’octave supérieure du nasard, c’est-à-dire la sixième harmonique de la fondamentale, et qui est donc dit « petit nasard » (on aurait aimé entendre Claude Dorgeuille nous en parler).
Boire à tire larigot ce serait donc tout simplement sortir le vin de la bouteille comme on sort le son de la flûte.
Sans doute… mais ça ne calme pas les ardeurs, on le voit sur Internet, et la question demeure : pourquoi cette locution-là pour signifier ça ? On s’interroge : est ce bien larigot qu’il faut lire ? N’est ce pas plutôt arigot ou aligot ? Je n’invente rien.
Si on lit larigot (ou arigot ou aligot) et qu’on en retient la signification, la quête s’arrête, au moins un temps. Comme Achille après qu’il ait tiré un coup. Et puis la quête reprend.
Si le signifiant ne semble pas faire l’affaire, la signification est remise en cause. L’attention peut dans le meilleur des cas se porter sur la lettre, la signifiance peut alors déborder la signification.
Je pense qu’il faut distinguer ce que Lacan nomme renvoi à propos de la signification et ce qu’il nomme fuite à propos de la signifiance.
La signification fait Un. Une unité significative renvoie à une autre unité significative et au dernier terme à ce par quoi il y a de la signification, c’est-à-dire au phallus.
La signifiance ne peut être cernée, elle ne fait pas Un. Elle fuit « comme un tonneau percé ». Elle fuit vers le réel.
La signification est notre réponse à la question : qu’est ce que ça veut dire ?
Mais il y a une autre question qui nous importe encore plus: à dire ça qu’est ce que ça veut ? Elle ouvre à la signifiance et conduit vers l’objet.
L’élaboration la plus poussée de la signifiance est la formalisation mathématique (20 mars). Là, on pourrait dire, je crois, que là la signifiance ne fuit pas. Le rapport de la lettre au réel y est serré au point qu’on ne peut pas dire n’importe quoi et que ce qu’on dit n’a aucun sens. Dans Encore, Lacan considère que la formalisation mathématique est un horizon pour la psychanalyse. Sans doute parce qu’il s’agit dans la psychanalyse, en fin de compte, de coincer un réel par la lettre.
J’ai eu le bonheur de découvrir récemment un poète que nos amis belges connaissent sans doute mieux que nous, un poète du plat pays qui porte le nom de Dotremont, Christian Dotremont. Un surréaliste communisant, fondateur de Cobra, qui en savait long sur la langue, l’inconscient et la maladie.
Il écrit qu’il faut « user les vieux mots jusqu’à la corde, pénétrer le secret des lettres ». Dans un texte de 1943 qui s’intitule, rencontre heureuse avec notre séminaire, Lettres d’amour et qui sert de préambule à des poèmes écrits selon une méthode « automatico-roussellienne » (qui se veut l’union du surréalisme avec la combinatoire : d’abord écriture automatique surréaliste, puis, avec les lettres des signifiants produits, écriture du poème).
Lacan dit presque la même chose. Pas tout à fait, il équivoque. Il engage à « user Des vieux mots jusqu’à la corde » (13 février).
User des mots c’est en jouir, mais d’une façon qui use leur signification et fasse ressortir la trame, c’est-à-dire la Lettre, l’objet De jouissance. Nous pouvons aussi entendre qu’il s’agit de mettre la corde à nu pour qu’elle noue… autrement.
Dans l’Insu que c’est… (15 mars 1977), il dira que la poésie rate quand elle n’a qu’une signification.
J’en viens quand même à mon titre : l’« être de la signifiance ».
Ce qui m’a retenu dans cette formulation c’est la mise en relation de l’être et de la lettre (jusque là c’est classique) de l’être, de la lettre, et de la jouissance du corps.
Je vais dire comment je l’entends en schématisant la façon dont, à mon sens, cette formulation se construit au cours du séminaire.
Dès la première leçon (21 novembre), il est posé que l’être c’est la jouissance du corps – pas la forme du corps qui est une unité imaginaire – la jouissance du corps, et précisément du corps comme asexué. Une jouissance non bornée par le phallus. Je vais assimiler, et cela peut être discuté, jouissance du corps et jouissance Autre.
Le 16 janvier, il est dit que l’être, lequel nous est imposé par le langage, ne se présente que dans des effets d’écrit.
Le 20 février, Lacan bataille contre l’être de la tradition philosophique et religieuse, qui est l’être de la maitrise, du Un. C’est à cette occasion qu’il introduit l’être de la signifiance, en précisant qu’il a sa raison dans la jouissance du corps.
La formulation rassemble ce qu’il avait dit le 21 novembre et le 16 janvier.
Si l’être est celui de la signifiance, c’est bien le langage qui fait l’être. Mais pas par le Un du signifiant maitre. D’une façon qui était passée inaperçue : par des effets d’écrit, par la signifiance littérale, par ce qui fuit.
Et il fait l’être sur ce fondement qui est la jouissance du corps.
Qu’est ce qui lie la signifiance et la jouissance du corps ?
Le corps incorpore des lettres et jouit de la suite sans limite de ces lettres qui le constituent comme corps de jouissance. Ces lettres sont des « atomes de signifiance », terme que Lacan invente en référence à un matérialisme qui trouve grâce à ses yeux, celui de Démocrite.
Ce qui lie la fuite de la signifiance et la jouissance du corps c’est qu’elles sont organisées de façon identique, par une suite sans limite.
Le 20 mars, Lacan dit que l’objet a « semble nous donner le support de l’être ».
Par exemple, quand l’amour s’adresse à lui ou quand il soutient la contemplation.
C’est-à-dire, me semble-t-il, quand il prend place dans le fantasme, ce qui lui donne une incidence imaginaire sous le chef du phallus.
L’objet a du fantasme n’est donc pas, contrairement à ce qui se dit parfois, le support de l’être.
« Notre » être (avec des guillemets puisque nous ne pouvons l’avoir) n’a comme support que la suite de lettres qui fait le corps. Si nous y avons quelqu’accès c’est seulement par les effets de la signifiance. Il n’est pas Un, il n’est pas phallique, s’il fallait lui attribuer un sexe, il serait féminin.
L’Autre a deux faces, que supportent la jouissance phallique et la Jouissance Autre. Deux faces qui ne font pas deux (20 février). La jouissance Autre ne fait pas deux avec la jouissance phallique, mais à tenir compte de la jouissance Autre, il peut apparaître que la jouissance n’est pas Une.
Pour terminer, je poserai donc cette question : est ce que la signifiance a, avec la signification, une relation homologue à celle de la jouissance Autre à la jouissance phallique ?
Il me semble que prendre en compte la signifiance c’est faire valoir une autre face que la signification, sans que cela fasse deux.
Une autre lecture réussie, une lecture autre, est celle qui ne fait pas seulement passer d’un signifiant et de sa signification à un autre signifiant avec sa signification, mais fait qu’il reste une trace – une trace insensée – de la rupture du signifiant et de la lettre avec lequel se forme le second signifiant, marquant que la signifiance a débordé la signification.
On pourrait dire que la signifiance est au delà de la signification, comme il est dit que la jouissance Autre est au delà de la jouissance phallique. Je dirai plutôt qu’elle est en deçà dans la mesure où la lettre est première par rapport à la signification.
=> article associé : Fonction de la barre, fonction du phallus, de Bénédicte Metz (Séminaire d\’été 2010)