L'enfant et les apprentissages malmenés. Quand lire, écrire et compter est un problème
17 novembre 2010

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BERGÈS BOUNES Marika
EPEP
Psychanalyse-enfants

Je commence l’analyse de cet ouvrage (*) à plusieurs mains, par un morceau de texte de Philippe Sollers dans Un vrai roman. Mémoires.

« La scène, ici, est très précise. On est à la campagne, c’est l’été, j’ai 5 ans. Je suis assis sur un tapis rouge sombre, ma mère est à côté de moi et me demande, une fois de plus,  de déchiffrer et d’articuler une ligne du livre pour enfants. Le b. a ba, quoi, l’annonage. Il y a des lettres, des consonnes, des voyelles, la bouche, la respiration, la langue, les dents, la voix. Comment ça s’enchaine, voilà le problème. Et puis, ça se produit, c’est le déclic, ça s’ouvre, ça se déroule, je passe comme si je traversais un fleuve à pied sec. Me voici de l’autre côté du mur de son, sur la rive opposée, à l’air libre. J’entends ma mère dire ces mots magiques : « Eh bien, tu sais lire ». Là, je me lève, je cours, ou plutôt je vole dans l’escalier, je sors, je cours comme un fou dans le grand pré aux chevaux et aux vaches, j’entre dans la forêt en contrebas, n’arrêtant pas de me répéter : « je sais lire, je sais lire », ivresse totale, partagée il me semble par les vignes, les pins, les chênes, les oiseaux furtifs.

Je sais lire. Autrement dit : Sésame, ouvre toi. Et la caverne aux trésors s’ouvre. Je viens de m’emparer de l’arme absolue. Toutes les autres sont illusoires, mortelles, grotesques, limitées, ridicules. L’espace se dispose, le temps m’appartient, je suis Dieu lui-même, je suis qui je suis et qui je serai, naissance oui, seconde, ou plutôt vraie naissance, seul au monde avec cette clé. Ça pourra se perfectionner à l’usage, mais c’est fait, c’est réalisé, c’est bouclé ».

Devant cette « ivresse totale », on peut se demander pourquoi nos consultants enfants en panne avec la lecture refusent d’être Dieu, pourquoi refusent-ils ce moment d’élation, ce moment de complétude absolue, cette « seconde » « vraie naissance », l’ouverture de la « caverne aux trésors » ? Ce texte autobiographique montre bien le pouvoir que donne la lecture et qu‘ils ne s‘autorisent pas à prendre.

Quel est le prix que ne veulent pas payer les enfants en difficulté avec la lecture, essentiellement les garçons ? A quoi ou à qui ne peuvent-ils renoncer ? C’est cette énigme que le livre sur L’enfant et les apprentissages malmenés tente d’approcher : devant quoi ces enfants reculent-ils ? Le garçon de 6 ans et demi qui disait : « je vais à l’école pour lecturer » avait compris, lui, dans son néologisme,  que lire était utile et nécessaire.

C’est un ouvrage écrit à plusieurs mains, psychologues, enseignants, psychanalystes, orthophonistes, tous interrogés par la fréquence croissante de cette « pathologie », devenue actuellement un « handicap » : la valse des signifiants est ici intéressante, le « dyslexique », « dysorthographique », « dyscalculique » est devenu un « handicapé » traité comme tel dans la classe avec toutes sortes d’aides qui l’enferment dans un statut d’assisté et pas un écolier responsable de ses actes – et les certificats exigés des professionnels viennent appuyer ce statut d’handicapé…

Je vais exposer la première partie du livre et C. Ferron présentera la seconde : l’actualité et la clinique des difficultés scolaires, puis ces mêmes difficultés selon qu’on est fille ou garçon. Il se trouve que beaucoup de textes ont été écrits par l’équipe de Psychopathologie de Sainte-Anne qui s’intéresse depuis toujours à ces questions mais pas seulement, bien sûr. On y parle aussi arithmétique, ordinateur, RASED, loi d’orientation.

Alors, que dire de cette difficulté à rentrer dans l’ordre symbolique, à 6 ans, âge de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, chez des enfants qui peuvent, le plus souvent, avoir un excellent langage. Pourquoi ces enfants, des garçons le plus souvent, ne veulent-ils pas s’approprier le savoir ? Le savoir ou la connaissance ? Qu’est-ce qui échappe ? Résiste ? Quel commerce ont-ils avec le désir de savoir, avec le savoir insu, avec la lettre, avec leur corps et avec l’enseignant chargé de transmettre les connaissances ? Et que leur proposer pour limiter les dégâts ? Car, si les jeunes enfants – de plus en plus nombreux à consulter heureusement, tant que la « passion de l’ignorance » est réversible, pourrait-on dire… – parviennent, le plus souvent, grâce à des interventions thérapeutiques variées, à accepter d’entrer dans les apprentissages, les enfants plus âgés (10 ans, 12 ans), peuvent se fixer dans une résistance au savoir qu’il est bien difficile d’ébranler ; et qui les marginalise très vite, d’abord dans le champ scolaire, puis dans le champ professionnel et social : lire un texte, des lettres, qui leur viennent de l’Autre, du code, les met en péril : quelle est la perte qu’ils redoutent en entrant dans la lecture ? Et pourquoi ne peuvent-ils pas accepter le transfert à l’enseignant, « Eros professeur » comme le dit Melman, pour adoucir l’aridité du symbolique ? Un garçon de 6 ans et demi, en cours de CP, faisant un refus scolaire depuis la petite section de maternelle (impossibilité de se séparer de sa mère chaque matin, pleurs) dit : « je refuse les lettres du maître parce que je veux inventer les miennes » : que veut-il dire, au-delà du refus de la transmission par un aîné, en se mettant lui-même à l’origine de l’écriture. Très proche de sa mère, envahi de phobies multiples (du noir, des voleurs), incapable de mobiliser sa pensée, toujours en mouvement, il refuse de s’intéresser à ce qui se passe en classe, notamment aux lettres. Cette thérapie sera extrêmement difficile, entre fuites phobiques et révoltes tapageuses, dans un transfert chaotique et douloureux ; mais l’accès à la lettre, aux lettres deviendra possible après un épisode dépressif, où il répète qu’il est « nul et bon à rien ».

Plusieurs auteurs du livre insistent sur ce « forçage symbolique » comme le disait J. Bergès, opéré par la langue scolaire, forçage qui se fait à partir du corps, c’est ce qu’il appelait « la compétence du corps à soutenir du signifiant ».

Ce forçage est difficile pour certains enfants dans la lecture et dans l’écrit :  il se repère d’abord dans le malaise corporel : un garçon de 10 ans en panne scolaire : « je sais pas trop ce que j’ai… c’est ma mère qui sait… elle sait mieux que moi ce que j’ai…et puis j’ai peur de me tromper… j’ai le mot qui pend à la langue et qui veut pas tomber » ; ou encore cet autre garçon de 6 ans et demi, qui renâcle à entrer dans la lecture : « j’ai des trous dans le cerveau, des oreilles où ca rentre puis ça sort, et une langue cousue… je suis nul ».

Ces enfants, devant ce qui est à lire, sont dans une inhibition, un effacement du corps : ils se tassent, ont mal à la tête, aux yeux, ont envie d’aller aux toilettes… certains enfants ferment les yeux dès qu’il est question de lire, comme s’il y avait un interdit ; inhibition ou débordement pulsionnel le plus souvent dans l’écriture, comme si ces enfants refusaient de toutes leurs forces l’acte de lire et d’écrire qui les rendraient écoliers et sujets. L’hypothèse qu’ils pourraient être des sujets désirants et pensants, semble elle-même impossible pour eux. Et surtout, le plaisir à fonctionner semble barré pour eux, l’activité motrice n’est pas érotisée ; ils sont tristes, égarés, ne comprenant rien à ce que l’autre leur propose ou leur demande, mais en vérité dans une résistance à cet acte de lire et d’écrire d’où la jouissance n’est pas absente, bien sûr, puisqu’ils restent ainsi du côté du corps de la mère : jouissance que Lacan appelait « la passion de l’ignorance ».

Leur rapport à la lettre est du côté de l’incompréhension, de la peur, comme si c’était du réel ; associer les lettres pour entendre d’eux-mêmes des mots, fait partie de l’impossible, ils sont tétanisés, immobiles dans leur tête, incapables du moindre lien, incapables de mobilité et de réversibilité mentales ; incapables d’abandonner certaines pistes pour en expérimenter d’autres : n’ayant aucune assurance quant à leur place de sujet décidé à s’engager sur le terrain des apprentissages avec leurs camarades du même âge et leur enseignant : car lire ne consiste pas à reconnaitre des lettres, ni à entendre des sons, mais consiste à accepter une gymnastique de la perte – sur laquelle l’enfant est noté –  gymnastique qui oblige à lâcher des lettres quand on lit mais à les écrire toutes : lâcher, couper, abandonner, rassembler, attacher des lettres sont pour eux des opérations impossibles. Et aucun sens n’en émerge.

D. Pennac dans Chagrin d’école, décrit bien cette impossible assimilation : « Je ne captais ni n’imprimais. Les mots les plus simples perdaient leur substance dès qu’on me demandait de les envisager comme objet de connaissance. Si je devais apprendre une leçon sur le massif du Jura, par exemple, (plus qu’un exemple, c’est, en l’occurrence, un souvenir très précis), ce petit mot de deux syllabes se décomposait aussitôt jusqu’à perdre tout rapport avec la Franche-Comté, l’Ain, l’horlogerie, les vignobles, les pipes, l’altitude, les vaches, les rigueurs de l’hiver, la Suisse frontalière, le massif alpin ou la simple montagne. Il ne représentait plus rien. Jura, me disais-je, Jura ? Jura… et je répétais le mot, inlassablement, comme un enfant qui n’en finit pas de mâcher, mâcher et ne pas avaler, répéter et ne pas assimiler, jusqu’à la totale décomposition du goût et du sens, mâcher, répéter, Jura, Jura, jura, jura, jus, rat, jus, ra ju ra ju ra jurajurajura, jusqu’à ce que le mot devienne une masse sonore, indéfinie, sans le plus petit reliquat de sens, un bruit pâteux d’ivrogne dans une cervelle spongieuse… C’est ainsi qu’on s’endort sur une leçon de géographie. ».

Il est intéressant aussi de noter ici combien le corps est sollicité dans sa fonction orale : J. Bergès insistait souvent sur le fait que c’est le même orifice qui sert à manger et à parler, à absorber, et que le mot, une fois passée la bouche, tombe et disparait.

Est également interrogé dans cet ouvrage, par plusieurs auteurs, la différence fille – garçon devant la lecture : la « restriction de jouissance » nécessaire à l’apprentissage, comme l’appelle J.M. Forget n’est pas la même pour les deux sexes ; chez le garçon en panne scolaire, l’inhibition à s’engager dans la lettre peut être totale et durable, alors que la fille, en cas de difficulté dans le domaine scolaire, « se débrouille » mieux et plus vite. (Il faut signaler que les échecs de lecture chez les filles restent nettement plus rares que chez les garçons). La fille, « chargée de représenter la brillance sexuelle » (J.M. Forget) est en attente, donc plus libre vis-à-vis de l’instrument de la parole car elle ne se débat pas, comme le garçon, avec le trait phallique.

Les garçons en panne scolaire semblent protéger la jouissance dans laquelle ils sont avec leur mère, ils ne veulent pas lire le savoir sexuel, ils arrêtent leur pensée dans une forme de renoncement destiné à ne pas entamer la complétude et la jouissance de la mère. Les exemples en témoignant sont nombreux : « j’aime pas l’école parce qu’on peut plus voir sa maman… y’a rien qui m’intéresse dans la classe », Cédric, 6 ans. « C’est comme si j’étais un robot et qu’on m’avait enlevé les piles et les piles c’est ma mère… et y’a que ma mère pour me remettre les piles », Arthur, 8 ans et demi.

Ces garçons en difficulté scolaire seraient-ils en position d’objet (a) de la mère ?

Dans la lettre à Jenny Aubry (Autres Ecrits), Lacan écrit : « le symptôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a de symptomatique dans la structure familiale. Le symptôme, c’est là le fait fondamental de l’expérience analytique, se définit dans ce contexte comme représentant de la vérité. Le symptôme peut représenter la vérité du couple familial, c’est là le plus complexe, mais aussi le plus ouvert à nos interventions. L’articulation se réduit de beaucoup quand le symptôme qui vient à dominer ressortit à la subjectivité de la mère » : e qui revient à dire que l’enfant est l’objet de la mère, l’objet (a). Ces garçons en grande difficulté scolaire, semblent souvent dans cette position vis-à-vis de la mère, sans qu’il s’agisse de psychose : ils lui permettent d’exister, ils lui évitent son incomplétude, ils bouchent le trou réel qu’elle ne pourrait supporter entre eux, mais ils le paient d’abord de leur échec scolaire, ensuite apparemment de leur position de sujet mise à mal dans ce scénario : car, de fait, ces enfants véritablement non lecteurs, ne sont pas le lieu de leur énonciation, ils s’expriment souvent fort peu d’ailleurs, laissant aux autres le soin de se plaindre d’eux. Mais en même temps, nous avons souvent été frappés de ce que cette résistance à la lecture était pour eux une carte d’identité, une manière d’être au monde : « je suis dyslexique » disent-ils en guise de présentation, comme s’ils se résumaient à ce signifiant et que ce signifiant équivalait à leur position subjective.

Les filles en difficulté scolaire, ne sont pas autant dans cette proximité ou confusion avec leur mère, elles repèrent beaucoup plus tôt la circulation de la jouissance et le savoir sexuel dans la famille. « Le pas décisif fait par Freud de la relation de la curiosité sexuelle avec tout l’ordre du savoir, c’est là le point essentiel de la découverte psychanalytique », disait Lacan.

Les filles ne sont pas dans le même interdit de penser, au contraire elles parlent, associent, jouent de l’imaginaire, peut-être trop justement ? Elles prennent beaucoup de plaisir à cette activité fantasmatique et ont du mal à la lâcher pour entrer dans les lois de l’apprentissage incontournables et extrêmement précises et exigeantes. Assez souvent la lettre est d’ailleurs, pour elles sexualisée, les thèmes de procréation sont fréquents devant la forme de certaines lettres qui sont « enceintes », « ont des bébés dans le ventre » : cette hypertrophie imaginaire érotisée, sexualisée, ne viendrait-elle pas compliquer l’accès à la lettre, momentanément, pour elles ?

Ce livre tente donc de cerner les difficultés de l’enfant écolier.

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