Fantasme : racines imaginaires et développement clinique
29 mai 2011

-

PATRIOTA DA FONSECA Leticia
Textes
Concepts psychanalytiques

 

Je voudrais dire tout d’abord combien je suis honorée de cette invitation et de votre présence ici. Mon propos ne découle pas d’un travail déjà réalisé et développé auparavant mais de questions qui m’habitent et qui rejoignent le thème traité cette année par le Cartel franco-brésilien de psychanalyse concernant le terme « fantasme », sa traduction en langue portugaise et ses conséquences.[1]

«Cette difficulté de traduction qui fait appel dans la langue à deux imaginaires différents (rêverie d’un côté, revenant de l’autre) ne peut-elle pas nous introduire à des questions cruciales contemporaines sur ce que nous appelons fantasme ? »[2] Je commence donc par cette question, encouragée aussi par les diverses connotations qui traversent les quelques travaux et articulations sur ce thème. Cette diversité de perceptions du concept implique également différentes nuances implicites dans la traduction et la possibilité d’une compréhension autre… Tout ceci m’a donné la possibilité de réfléchir avec vous sur ce sujet.

Il faut souligner qu’un grand nombre de collègues au Brésil ont écrit sur cette question, en développant leurs considérations et en justifiant leur choix de traduction. Ici, à Paris, il convient de souligner en particulier le rôle du Cartel franco-brésilien de psychanalyse, principalement à travers la recherche et l’argumentation d’Angela Ferreto qui, dans son vœu pour mieux établir la traduction de certains termes, a repris les articulations et les questions de différents traducteurs.

Il est important de faire remarquer qu’à l’époque où nous avons initié les traductions, quand nous avons commencé à faire des recherches sur ce thème, le sens psychanalytique du mot « fantasma », en portugais, se  trouvait déjà dans le dictionnaire, ce qui nous a amené à croire que d’autres avaient déjà amplement réfléchi à ce sujet et que la conclusion à laquelle ils étaient arrivés devait être pertinente.

Nous allons commencer par une reprise du concept, ensuite nous ferons un bref historique, et finalement, nous en tirerons quelques conséquences cliniques.

Revenons alors aux origines du mot Phantaisie. Dans un dictionnaire de langue allemande pour la traduction en langue portugaise, Phantaisie est traduit par « fantasia » (fantaisie), « imaginação » (imagination), « capricho » (caprice), « Desejo » (désir). Quant au verbe Phantasieren, il signifie, « fantasiar » fantasmer, « improvisar » improviser, de même que « Desvairar » perdre la raison, ou encore « Delirar » délirer. Il est utilisé par Freud dans le sens de représentation, de scénario imaginaire conscient (rêverie), préconscient ou inconscient, impliquant un ou plusieurs personnages et qui met en scène un désir, de forme plus ou moins voilée. La Phantaisie serait donc un effet du désir archaïque inconscient, constituant la matrice des désirs actuels, conscients et inconscients.

Pour le français, le mot Phantaisie [de Freud] est couramment et correctement traduit par fantasme. Fantasme, selon le Petit Robert, a le sens de : « idée, imagination suggérée par l’inconscient, rêve ». Le verbe « fantasmer » veut dire « se laisser emporter par ses fantaisies, prendre ses  désirs pour des réalités ; rêver ». Nous remarquons cependant que ce terme freudien de Phantaisie, faisant escale à Paris et devenant fantasme, va être très souvent mis à l’étude par Lacan dès le commencement de ses séminaires, avec une plus grande emphase dans les années 66 et 67,  à l’occasion du  séminaire La logique du fantasme.

Au Brésil, le mot allemand Phantaisie est traduit par fantasia dans les textes de Freud, ce qu’on retrouve tout au long des 24 volumes que comporte l’œuvre en portugais publiée par les éditions Imago. En contrepartie, le terme fantasma [Phantom en allemand et fantôme en français], qu’on rencontre aussi chez Freud, va être peu utilisé par lui et dans un sens complètement différent. Chez Freud prédomine l’idée de spectre ou d’esprit d’une personne décédée. Il fait référence à « la croyance ou non aux fantômes », « à la peur des fantômes », « aux âmes et aux esprits », et à la « maison hantée », références qu’on trouvera principalement dans le texte Das Unheimlich.

Remarquons que pour mettre en place  l’opération logique du fantasme (Phantasie) Lacan fait appel en particulier au texte freudien On bat un enfant, où il souligne l’importance du deuxième temps comme étant le moment clé de sa constitution… Il ne fait appel au texte Das Unheimlich que pour travailler l’angoisse et l’inquiétante étrangeté. Il faut faire remarquer que c’est à partir de la théorisation lacanienne que le terme « fantasma » est introduit au Brésil, avec l’intention de forger un autre sens. Démarre alors la duplicité de la traduction de ce terme Phantasie et il nous semble important de suivre les dates des publications pour vérifier l’origine de ce problème.

En 1967 a été publié en France le Vocabulaire de la Psychanalyse de J. Laplanche et J-B Pontalis. Ce Vocabulaire a été publié au Brésil en 1970. Il faut observer que c’était pratiquement le premier Vocabulaire de Psychanalyse, accessible en langue portugaise. Il est vraiment étrange de constater que dans la traduction de cet ouvrage nous avons pour le même mot en portugais, les deux termes : fantasia ou fantasma. Si nous considérons que fantasma à l’origine a [ou avait] un tout autre sens en portugais, pourrions-nous identifier ici ce qui serait un premier glissement, le début des premiers déboires concernant ce terme, grâce ou à cause de cette escale à Paris ? Je crois que ce terme n’a pas payé de droits de douane ni de TVA, mais malgré cela, il circule dans tout le pays. Nous avons ensuite l’édition résumée Des Ecrits, avec quelques textes de Lacan de l’Editora Perspectiva. Cette édition contient une note où les correcteurs choisissent de traduire le mot fantasme par Phantaisie, cherchant à conserver l’archaïsme du terme français en recourant à la graphie avec au ph.[3]

Nous sommes donc en train de suivre le cheminement de cette importation en essayant de vérifier d’où nous vient cette traduction de fantasma. Dans cette brève reprise de l’histoire écrite et non pas parlée de ce concept – verba volent, scripta manent – il faut compter chez nous avec une certaine rareté des publications lacaniennes. Au cours des années 70 nous avons eu peu de publications. En 1977 nous avons eu deux publications sur la théorisation lacanienne traduite en portugais [dites « pour comprendre Lacan »][4], une utilise le terme fantasia et l’autre le terme fantasma. Encore en 1977, Serge Leclaire, dans un texte « De quelle oreille il convient d\’entendre »[5], fait référence à la Journée sur le fantasme, du 21 octobre 62, texte inédit, où le terme est traduit par fantasia. En 1979 est publié en portugais le premier séminaire de Lacan « Les écrits techniques de Freud », par les éditions Zahar, où le terme utilisé est aussi fantasia.[6] Il conviendrait peut-être de faire un relevé plus minutieux sur cette période, mais ce ne serait pas notre objectif principal ici. À partir des années 70, se suivent des publications – dans leur majorité traductions d’œuvres françaises ou de textes argentins – qui oscillent entre fantasia et fantasma. Il nous semble qu’à cette époque là il ne s’agit plus de la traduction du terme freudien « Phantaisie » mais bien de la traduction du terme lacanien fantasme.

Au début des années 80, Jorge Forbes présente le texte qui sera publié postérieurement, Pegada clínica, dans lequel il souligne la traversée du fantasme. Le livre de Contardo Caligaris Hypothèse sur le fantasme dans la clinique psychanalytique avait été publié en France l’année précédente et est arrivé au Brésil en 86 avec le titre « Hipótese sobre o fantasma » (Hypothèse sur le fantasme). Il s’agit là du premier livre dont la traduction par fantasma est utilisée dans son titre et qui va contribuer largement à consacrer le terme comme une terminologie lacanienne ou comme du « lacanês ». Nous aurons ensuite le livre de Roberto Harari : « Fantasma : fim de análise ? » (Fantasme : fin de l’analyse ? »

Nous savons de plus que Lacan a eu une manière particulière de traiter sa langue. Et comme nous le précise le cartel de traduction : « il a forcé la langue française, a subverti des expressions, a créé des néologismes sémantiques et lexicaux, a proposé ses propres traductions en rien orthodoxes, a forcé l’orthographe et la syntaxe ». Cependant, on reste avec la question : ceci justifierait-il un forçage de la langue par la traduction de fantasme par fantasma, dans le vœu de créer un nouveau sens, une nouvelle acception ?

Réfléchissant au terme Phantaisie et  Phantôm chez Freud, nous aurions :

\"dessin

Par conséquent, nous allons trouver deux courants de traduction distincts: un qui a adopté le terme fantasia et l’autre qui a choisi le mot fantasma, chacun justifiant ses points de vue et les raisons de leur choix. Ceux qui maintiennent le terme fantasia trouvent leur justification dans la traduction interlangue[7], c’est-à-dire « dans la reformulation d’un message dans une langue différente de celle dans lequel il a été conçu » et cherchent pour cela l’équivalence du mot avec un sens correspondant dans la langue d’arrivée. C’est dans ce sens que Marilene Carone défend l’emploi du terme fantasia et critique le choix du mot fantasma, qu’elle considère comme une appropriation automatique et irréfléchie dont la adhésion atteindrait des degrées de violence linguistique. Dans la même veine, Daniel Lagache[8] avait proposé que le terme freudien en français soit traduit par fantaisie, ce qui n’a pas été accepté par Pontalis puisque celui-ci avait considéré que la conscience linguistique de l’époque ne pourrait pas laisser de côté les nuances de caprice et de manque de sérieux implicites à ce mot. Cependant, nous pouvons constater que, dans la traduction en portugais, le terme ne souffre pas des mêmes maux que fantaisie en français, et que fantasia correspond parfaitement au mot allemand[9]. Ceci est repris par Marcus Teixeira qui critique avec véhémence l’emploi de fantasma.[10]

Ceux qui défendent la traduction de fantasme par fantasma la justifient initialement en alléguant que dans les acceptions postfreudiennes, le terme fantasia était lié à l’idée d’imagination et de rêverie et qu’il était donc important de faire une différence significative avec le terme kleinien. Ils ont cherché alors à créer un signifiant, fantasma, qui puisse fournir une possibilité de glissement plus riche que le terme fantasia, aussi bien admis dans les milieux psy que par le sens commun. D’un autre côté, on essayait aussi de récupérer une tradition freudienne d’utiliser des mots du vocabulaire populaire pour qu’ils expriment leur force énonciative, en participant à la culture dont ils étaient originaires (ce que le vocabulaire technique anglo-saxon cherche à éliminer). On a créé alors le terme fantasma, en cherchant à lui enlever son acception la plus commune qui indique l’idée de revenants et de visions terrifiantes, ce qui n’est pas en accord avec le sens du terme freudien.

On observe encore qu’en espagnol il est aussi traduit par fantasma, ce qui est d’un grand poids pour les psychanalystes du Brésil en raison du mouvement psychanalytique du Rio de la Plata, aussi bien que pour celui du mouvement lacano-américain. Il faut encore relever l’importance de la traversée du fantasme et le livre de Roberto Harari largement divulgué au Brésil.

Nous pouvons donc constater que cette duplicité de traduction remonte à fort longtemps. Quand notre génération est entrée dans la danse en cherchant à introduire l’enseignement de Lacan dans notre langue, c’était cette musique qui était déjà jouée. De toute façon, il est important de repérer que ces deux traductions font appel dans la langue à deux imaginaires différents. Ces oscillations peuvent être vérifiées aussi à travers le choix des éditeurs.[11]

Marilene Carone considère injustifié et incompréhensible que les traducteurs et les analystes brésiliens aient adopté le mot fantasma, en méconnaissant les caractéristiques de notre langue. Pouvons-nous identifier d’autres raisons pour ce choix? Ricardo Goldenberg considère ce choix comme le résultat d’une passion amoureuse pour les maîtres étrangers.[12]

Le glissement du signifiant étranger, des maîtres à leurs origine, de la patrie à ce qui lui fait limite, nous a amenés à réfléchir à ce qui se passait au Brésil à cette époque-là, ouvrant ici une parenthèse, et en nous laissant porter par nos souvenirs. Comme nous dit Jean-Jacques Tyszler « l’imaginaire social a des effets et il faudra voir jusqu’où, et comment, l’inconscient se plie à l’imaginaire du moment ».[13]

L’imaginaire social et la question fantasmatique

Nous allons nous rendre compte que l’époque où il est question de cette traduction est  exactement contemporaine de la période du régime militaire au Brésil, période qui a duré 21 ans, de 1964 à 1985. Elle a commencé par un coup d’état – considéré par la droite comme une « révolution » – qui a institué une dictature militaire. Ce régime employait comme argument pour justifier les actions arbitraires et violentes, l’idée amplement divulguée que l’intervention militaire visait à empêcher l’implantation d’un régime communiste au Brésil.

Au début de ce régime les rues étaient dominées par les grèves des ouvriers, par les mouvements étudiants et par les ligues paysannes. Ces organismes étaient infiltrés par des membres de gauche qui fomentaient l’insatisfaction et les revendications. Les libertés individuelles furent supprimées et la Nation entra définitivement dans un processus de radicalisation entre les militaires et l’opposition, ce qui généra un durcissement graduel du régime qui culmina, en 1968, avec le décret de l’acte institutionnel numéro 5 [très connu comme le AI-5], quand les militaires eurent le droit de décréter la suspension du Congrès, des Assemblées Législatives et des Assemblées Municipales à n’importe quel moment.

La censure des moyens de communication, de l’expression intellectuelle et artistique était accentuée. La stabilité du Pouvoir Judiciaire fut supprimée et il revenait à l’Exécutif de résoudre et de juger n’importe quelle question. Ainsi, après l’AI-5, la perte des droits politiques pouvait être décrétée avec une extrême rapidité et sans bureaucratie et le droit de défense des accusés s’en trouvaient limité. Les suspects pouvaient voir aussi leur prison rapidement décrétée, sans nécessité d’une décision judiciaire. Les droits politiques du simple citoyen furent suspendus et les droits individuels furent subvertis ou éliminés par l’institution du crime d’atteinte à l’autorité. Ainsi, le crime politique, le crime de subversion servait à encadrer tout citoyen avec la Loi de Sécurité Nationale, avec ses conséquences : n’importe qui pouvait être expulsé du Brésil, voir sa famille sous vigilance constante – parfois de manière ostensive – et voir ses biens devenir indisponibles, en toute légalité.

Chansons, pièces de théâtre, films et livres étaient censurés et toute nouvelle qui critiquait le gouvernement ou révélaient ses pratiques était bannie. D’un autre côté, une  propagande massive visant à élever le moral de la population était mise en œuvre, avec des slogans amplement divulgués à tout instant par tous les moyens de communication. Des musiques d’appel au civisme étaient quotidiennement divulguées. De cette manière, la population était ou massifiée par les moyens de communication ou bâillonnée par la censure. En d’autres termes, la situation pourrait se résumer par le slogan : « il est interdit de penser ! »

Quand la crise économique se répandit et que le pouvoir économique baissa en réduisant les denrées de la table de la classe moyenne, le mécontentement et l’insatisfaction furent généraux et alimentèrent une crise silencieuse où tous, discrètement, se plaignaient du gouvernement et de ses attitudes.

Ceux qui pensaient ou qui contestaient, étaient expulsés du Brésil, amenés à vivre à l’étranger, en exil. C’était de l’étranger, de ces lieux qui les avaient accueillis, qu’ils faisaient parvenir leurs messages au peuple brésilien, qu’ils parlaient de leurs plaintes, de leurs souffrances ou de leur nostalgie. Et l’onde de frayeur et de tristesse que composait l’imaginaire social se propageait en relevant les deuils et en entraînant les pertes, à faire flamber la part fantasmatique de chacun.[14] Alors, tout ceci rajouté aux questions et aux raisons du choix de la traduction, nous nous demandons si à cette époque-là, ce n’était pas davantage faisable pour les brésiliens de parler de fantasmas (fantasmes) plutôt que de fantasias (fantaisies).

L’étranger et l’altérité

En revenant à la question de la passion amoureuse pour l’étranger, quelques questions nous viennent à l’esprit : serait-ce encore un trait de pays colonisé qui cherche à faire Un dans l’amour pour ses maîtres d’autrefois? Ou serait-ce aussi parce que c’était à l’étranger que nous trouvions aussi nos maîtres exilés? Ou serait-ce que nous pourrions dire qu’un imaginaire fantasmatique dominait, planait au-dessus de nos têtes, et que ce dont il s’agissait ce serait une coïncidence du poids du mot avec l’imaginaire social? Ne serait-ce à proprement parler le résultat d’un imaginaire plus fantomatique que fantasmatique ?

De toute manière, fantasme et fantaisie ne rendent absolument pas compte du sens plus important de fantasma, c’est-à-dire de fantôme, qui est explicite et qu’on cherche à éluder ou qui, dans cette tentative d’effacement, reste implicite ou sous-jacent dans la langue portugaise. C’est dans ce sens, qu’allant au-delà de quelques questions de traduction, Paulo Ronai envisage les aspects connotatifs et dénotatifs des mots en soulignant. : « la différence entre la dénotation d’un mot et sa connotation est très significative dans la traduction. Le problème n’est pas toujours de savoir ce qu’un mot désigne (la dénotation), mais comment les gens réagissent à celui-ci (la connotation) ».[15]

Alors, bien qu’il ne s’agisse pas ici d’une connotation, il faut nous rappeler que fantasma (fantasme) est un signifiant qui a un poids très fort de par son sens fondamental, qui vient border  un inconnu effrayant, terrifiant évoquant le mort ou la mort, aspect que ne comporte pas le terme fantasia (fantaisie). D’un autre côté, il convient encore de faire remarquer que fantasma en portugais a aussi le sens de « chose effroyable, effrayante, menaçante, persécutrice ». C’est ce sens que nous allons le rencontrer dans le parler populaire quand par exemple on dit « ce sont mes fantasmes » en faisant allusion à quelque fantaisie qui implique un sens menaçant, les terreurs fantasmatiques inconscientes. Ce sens n’existait pas auparavant en portugais ; il a surgi plus récemment, probablement à partir de la divulgation de la psychanalyse et de l’inconscient.

En revenant au choix du terme ‘fantasma’, qui fait autant de difficultés dans notre langue, nous devons rappeller que Melman[16] attire notre attention sur l’importance des grands textes qui, plus qu’un idéal, viendraient faire un consensus dans notre culture. Il évoque le texte d’Homère, la Bible, le texte de Marx et finalement le texte de Freud qui a son importance pour nous. Ce texte nous dit qu’il y a un savoir inconscient nous donnant les coordonnées pour la jouissance. Jouissance qui est circonscrite et dirigée par ce ‘fantasme’.

D\’autre part, tout en ayant pour base le texte freudien, nous étions très influencés par la relecture que Lacan en avait faite, en y reprenant des aspects importants, en cherchant à remettre la psychanalyse sur les rails. Il fallait absolument marquer la différence par rapport aux post-freudiens, ou  par rapport à ceux qui étaient insérés à l’IPA ou dans d\’autres institutions dites éclectiques. Rappelons qu\’à cette époque-là, non seulement à Paris mais aussi au Brésil, quelques institutions méprisaient l’enseignement de Lacan, parfois en essayant de transmettre sa théorie d’une façon très déformée, en arrivant même à envisager la fantaisie sous le modèle kleinien. Ainsi la recherche de ce trait – par le biais de la lecture de Lacan – qui allait organiser pour nous la lecture qu’on fait de Freud – plus qu’une passion amoureuse pour l’étranger,  indiquerait aussi la recherche d\’une identité…

Donc à faire du ‘fantasma’ un concept, notre intention était de laisser de côté  ce sens plus large de revenant, mais ce sens Autre ne tombe pas, il persiste et insiste, en revendiquant son droit de cité. Ainsi à la recherche de ce trait identificatoire nous charrions un autre problème: alors que le signifiant fantasia ferait appel à un imaginaire de rêverie, et même plus léger encore , bien que faisant appel à des idées … kleiniennes, fantasma (fantôme) apporte une connotation de quelque chose d\’effrayant. Nous cherchions à éviter de tomber dans une théorisation imaginaire fantasistique mais nous sommes tombés sur le fantômatique. Serait-ce une conséquence des éléments imaginaires de l’époque? (je laisse cette idée à titre d\’hypothèse)

Ceci étant, quand on pense à ce sens autre qui persiste, on glisse de l\’étranger aimé à l’étrange effrayant, et nous sommes ramenés, par Freud au texte Das Unheimlich, \ »l’étrange\ », où ce sens que nous essayons d’éluder est privilégié. Dans cet article, nous allons voir le travail exhaustif de Freud à la recherche de l’origine de ce terme, dont les sens se développent, glissent, se reconstruisent. Freud reprend la définition de Schelling \ »Unheimlich est le nom de tout ce qui aurait dû rester … secret et caché, mais qui est venu à la lumière»[17], ce qui conduit Freud à conclure qu\’il y a toujours quelque chose de refoulé qui fait retour. Alors Heimlich serait un mot dont le sens se développe dans l\’ambivalence, dans un aller retour de l’étrange au familier, et vice versa, jusqu\’à ce qu’il coïncide enfin avec son contraire, Unheimlich. [Qu’est-ce qu’il y a d’effrayant qui revient, ou qui surgit ici comme étrange? Serait-ce l’amour de l’Un, ou de la maison perdue? Serait-ce la nostalgie de la maison?]

Toutefois, comme nous dit Melman, Freud, du fait de ne pas avoir à sa disposition la notion de l\’Autre, fait comme il peut avec ces difficultés. Ainsi pour expliquer le phénomène de l’étrangeté, il se sert de la littérature fantastique, en particulier les contes fantastiques de E.T.A Hoffmann, (« le maître incomparable de l’étrange dans la littérature » – comme nous dit Freud) L’Homme au sable et aussi l\’Elixir du Diable. Il questionne pourquoi L’homme au sable apparaît toujours comme un perturbateur de l\’amour, ce qu’il attribue au père redouté, car c’est de ses mains qu’il attend la castration.[18] Il souligne que \ »tout ce qui surgit comme étrange vient toucher les résidus de l’activité mentale animiste présent chez tout un chacun et leur donner expression. \ »[19]

L\’étrange et l\’angoisse

D’un autre côté, Lacan fera appel à ce texte – Das Unheimlich – principalement pour travailler la question de l’angoisse. Ainsi, pour évoquer l’étranger dans ces figures fantasmagoriques Lacan parle d’un autre étranger, l\’étranger  présent en  chacun de nous, par la dimension du grand Autre, qui fonde l\’altérité. Au séminaire sur L’Angoisse, il reprend les contes d\’Hoffmann – L\’elixir du diable et L\’Homme au sable… mais, au-delà de ceux-ci, il accorde une attention particulière au Diable amoureux de Casotte, d’où il prend la question fantasmatique du – Che vuoi ? clé pour l\’angoisse et point de départ pour l\’inscription signifiante. Il évoque encore chez Shakespeare, le point clé de la question fantasmatique lorsque Hamlet se trouve étourdi, aspiré par les oreilles par les mots du ghost, le fantôme de son père. (Ce qu’il avait déjà travaillé dans son séminaire sur le désir.)

Que voulons-nous souligner avec cela? Quel est le point clé de notre questionnement ici? Ces figures menaçantes, étranges, introduites par Freud en Das Unheimlich et par Lacan dans les séminaires cités, qui côtoient la mort et tout ce qu’il y a de plus effrayant, révèlent un sens qui ne tombe pas, qui traverse ce terme. Autrement dit, on a commencé à traduire fantasia par fantasma, et puis, au moment où survient le terme fantôme, qui serait correctement le fantasma, un sens imaginaire se superpose au terme lacanien. La confusion s’installe alors, parce que les deux termes se trouvent dans les textes, tous deux traduits par fantasma. Alors, le sens que l’on cherche à éliminer, ce qui serait angoissant ou effrayant du fantôme, apparaît dans les textes de Lacan à travers une diversité de figures terrifiantes : le ghost du père de Hamlet, le diable chez Casotti, L’homme au sable, ici traduites correctement par fantasmas (fantômes).

Il faut observer que ces deux versants, celui de l’encadrement – de la fenêtre vers le monde – et celui de l’angoisse, seront mêlés et pris en considération dans le fantasme. Si le fantasme a une fonction logique qui fait nœud, qui relie et donne la forme à la jouissance face à l’Autre, d’un autre côté il nous rend toujours susceptibles de souffrir d’un manque de réponse, qui peut convoquer ce qui est angoissant, ce qui semble détacher ou rompre le nœud – Che vuoi ?. Cependant, par sa propre vertu, nous pouvons toujours être envoyés à une nouvelle tessiture, en célébrant une fois de plus l’encadrement de l’angoisse.

Toutefois, il faut nous interroger si, à cause de l’option pour le terme fantasma, à cause de la connotation de ce mot, nous serions plutôt amenés à donner plus d’importance à la question imaginaire du trauma, aux fantasmagories imaginaires, qu’à la question de l’encadrement, de la fenêtre vers le monde, ou même à la question de la logique – celle qui constitue le point clé travaillé par Lacan dans son séminaire de 66/67.