Nous entendons aujourd’hui parler de clinique contemporaine, termes qui semblent devoir se substituer à nouvelle clinique, clinique actuelle etc. Après avoir réfléchi à une appellation possible et au plus juste, nous avions lancé cette idée pour un colloque de la Fondation Européenne pour la Psychanalyse à Clermont-Ferrand en mai 1999, à la Chapelle des cordeliers, colloque intitulé Psychanalyse et psychiatrie – Demandes et réponses contemporaines[1]. Je trouvais caricatural et pathognomonique ce mot de contemporanéité, en jouant sur la polysémie : aujourd’hui, et dans le même temps. En effet, qui plus est pour marquer la différence, la psychanalyse ne répond pas d’emblée et dans l’immédiat « exactement » à la demande, ce que la psychiatrie s’efforce dorénavant d’effectuer tant elle est depuis quelques décennies prise dans la préoccupation de devenir vraiment médicale et « scientifique », au prix selon nous d’un aveuglement et d’une surdité pour ne pas dire d’une malhonnêteté.
Le pilotage d’un module spécifique de l’Ecole des Hautes études en Psychopathologies, module appelé Clinique contemporaine m’a amené à vouloir justifier par curiosité cet intitulé, et je souhaite ici faire part de ces réflexions et découvertes.
Qu’est-ce que le contemporain ?
Ce n’est pas obligatoirement « du nouveau », l’actuel est insuffisant et le moderne est déjà passé et de toutes époques, il a son post-moderne mais aussi son avant-garde, à la pointe du moderne. Quelle est donc sa définition et quels seraient ses propres critères ?
Parti de notre pratique cette idée du contemporain s’appuie sur le fait clinique que la qualité du symptôme a perdu de sa précision, la demande est à la fois directe et pauvre en vocabulaire voire en réflexion, elle est demande de réponse immédiate à une formulation mal ou non élaborée, avec des exigences assez souvent idéalisées et virulentes ou épuisées dans leur insatisfaction obligée… Par ailleurs la clinique est aujourd’hui répertoriée du coté des troubles de l’humeur et du coté des conduites, plutôt que selon le fil conducteur structural du symptôme. Il est vrai, les grilles de lectures auraient changé, et pourtant même « de l’autre coté de l’Atlantique » certains et pas des moindres commencent à penser que les critères diagnostics et statistiques ont fait leur temps et qu’il serait bien maintenant de changer de système[2] ! Enfin il apparaît que l’influence du « social » est extrêmement prégnante dans cette clinique, probablement du fait de l’importance des moyens d’information et de communication.
N’y aurait-il que la clinique de contemporaine…?
Je suis allé lire ce qui se disait de l’Art contemporain, et de la Musique contemporaine, et j’ai lu des choses fort intéressantes. La question du vocabulaire est importante, et les classifications parfois asse floues, avec des chevauchements, notamment pour ce qu’il en est de la musique.
I.
La musique dite contemporaine fait appel aux nouvelles technologies aujourd’hui, aux techniques d’enregistrement et de diffusion des sons. Elle pourrait être également caractérisée, conjointement, par sa dimension atonale. Après Wagner, Mahler et Debussy, La nuit Transfigurée d’Arnold Schoenberg ferait office au XXe siècle de première œuvre (1899). Le dodécaphonisme est né. Une série de douze notes vient se substituer à la mélodie[3]. L’école de Vienne est née, avec Alban Berg et Anton Webern. « L’écriture sérielle » fera florès, le changement harmonique est perçu, mais aussi « la mélodie des timbres » s’invente (en couleurs mélangées). Le rythme et les percussions gagnent en audition, ainsi Stravinsky, Varèse et Xenakis. Plus tard Boulez « radicalisera » le sérialisme (sérialisme intégral), de même que Stockhausen (1957). Guilhem Grosso dans sa ressention parle du néo-classicisme, et de sa polytonalité, avec Hindemith, Prokofiev et Chostakovitch.
Puis il aborde l’oauvre de Johne Cage, glissant ainsi vers cette musique répétitive, minimaliste (La Monte Young, Terry Riley, Phil Glass, Steve Reich ou John Adams). Il en arrive à une musique où les instruments sont virtuels, musique électro-acoustique (Stockhausen) et musique concrète (Schaeffer ; Henry). Les différentes positions du corps vis à vis de nouveaux instruments produisent les sons. Bien sûr Dutilleux et Messiaen sont cités.
Nous retenons l’atonalité, le rythme, les percussions, la virtualité (des instruments), modifiants ainsi l’espace sonore.
La musique minimaliste, un des courants du contemporain, donne une illustration.
Celle-ci serait dégagée du sérialisme intégral et de l’avant garde européens, son essence réside à l’origine dans un courant essentiellement nord américain. Eric Satie serait un précurseur important, initiant la technique répétitive et l’importance du rythme. John Cage est un représentant du courant de l’avant-garde, et sa technique de prédilection est l’indétermination. Dans cette musique l’aléatoire, le hasard, sont mis à l’épreuve. La référence à des musiques orientales ou africaines (Steve Reich et les percussions du Ghana ou le gamelan de Bali) sont une autre caractéristique. Et, hors USA, un compositeur comme Arvo Pärt s’inscrit dans un minimalisme quasi mystique, se référent aux musiques religieuses.
La caractéristique essentielle est cet aspect répétitif, voire lancinant, avec une pulsation régulière. Est-ce afin de provoquer la fascination ? De rompre c’est certain avec la mélodie (nous pensons dans un autre registre au pianiste de jazz Martial Solal ou à son élève Manuel Rochemann) ? De s’approcher du corps avec ses battements ? De changer là aussi d’espace sonore.
Nous percevrons peut-être mieux la raison du contemporain en suivant les évolutions de l’Art contemporain.
II.
Le petit « Que sais-je ? » sur l’Art contemporain réalisé par Anne Cauquelin m’a semblé intéressant et utile. L’auteur, philosophe, donne non seulement une histoire de cet art mais elle en situe le contexte et effectue une analyse critique passionnante. Bien sûr la question des définitions se pose – il faut se fier à la langue écrit-elle – ainsi que celle des critères. Sa question de comment « percevoir cette réalité de l’art actuel qui se dérobe » résonne pour moi avec la clinique aujourd’hui. Elle parle de dispersion de lieux de culture, de diversité des « œuvres » (où elle met des majuscules à œuvre, la lecture dit pourquoi !), évoque la caractéristique du nombre, du quantitatif, l’accumulation, des lieux, des « œuvres », des artistes, des intermédiaires. C’est également l’avis semble-t-il de Guy Boyer, directeur de la rédaction de la revue Connaissance de Arts dans son éditorial du mois de mars 2013. Il se demande si les Frac[4] sont encore utiles, ceci à la veille de leur trente années d’existence.
Pour Anne Cauquelin les critères de distinction qui l’identifie comme contemporain ne dépendent pas du temps comme on pourrait le croire, , ni du contenu des œuvres. C’est selon elle au-dehors de la sphère artistique, dans les thèmes culturels « – déconstruction, simulation, vide, ruines, déchets et récupération, par exemple -». Je pense à cette visite au musée d’Art moderne d’Amsterdam, dans lequel une pièce était réservée à « la photographie moderne » ; elle présentait des photographies quasiment industrielles, dans les cités et les chantiers… Par ailleurs l’auteur nous dit, et c’est intéressant, que l’économie de l’art contemporain n’est pas établie selon le schéma classique de l’offre et de la demande, ce que l’on pourrait croire au premier abord. Une caractéristique est la multiplication des intermédiaires, les « places et les rôles des divers agents actifs dans le système ». Ainsi la question de l’extériorité à l’œuvre en tant que valeur, la quantité et les réseaux typent cette contemporanéité. Lorsqu’elle évoque la top league nord américaine ou le Kunst Kompass allemand – c’est-à-dire les listes des meilleurs artistes – c’est le nombre des lieux d’expositions qui comptent : l’artiste doit être « partout à la fois, en même temps ». L’ubiquité est le signe de la valeur, et la vitesse de transmission en est le moteur essentiel.
L’auteur distingue Deux régimes d’économie : l’un, économie de la consommation, correspond à l’Art moderne. L’autre, économie de la communication, correspond à l’Art contemporain.
Pour Le premier, né dans l’ère industrielle des années 1860, il s’agit de « la société du spectacle », liée à la consommation de masse, avec son mécanisme, son rouage de régime, le marché ; la grande machine industrieuse, pour laquelle aucun temps mort n’est accepté, il tourne à vitesse continue. C’est le temps de la réclame, muée en système de publicité ; le système de l’offre et de la demande ne suffit pas ; « il faut exciter la demande, exciter l’événement, le provoquer, l’aiguillonner, le fabriquer ». C’est le temps des intermédiaires de plus en plus nombreux car fabricants de la demande. C’est le temps du système « marchand-critique », où le critique « « fabrique » l’opinion et contribue à la construction d’une image… de l’art, de l’artiste, de l’œuvre en général… ». C’est le temps de l’ouverture d’un marché indépendant, en marge et contre l’Académie, mais cette rupture n’entraine pas pour autant l’abandon des valeurs. C’est le temps de Marcel Duchamp (1887 – 1968), celui des impressionnistes (Leroy, dans le Charivari, avril 1874, à propos de la toile de Monet Impression soleil levant) et des néo-impressionnistes (Félix Fénéon, critique). C’est le temps d’André Breton et des surréalistes. C’est le temps de l’Avant-gardisme, fer de lance, à la pointe de l’Art moderne.
Dans ce régime il faut repérer la multiplication des figures dans un espace intermédiaire entre producteur et consommateur, avec un déplacement de la valeur, laquelle n’appartient déjà plus à la qualité esthétique mais où, époque industrielle oblige, la fabrication du produit est diluée dans un système extérieur au contenu de l’œuvre. Cette multiplication des figures intermédiaires, associée à l’excitation de la demande, augure des déplacements quasi incessants des rôles et une dilution des fonctions. « Cet espace intermédiaire tend à mêler ces figures ». On perçoit déjà dans cette dilution la prégnance d’un espace public à venir, non plus seulement celui du regard du consommateur dans les espaces encore privés, mais celui d’un social où se fabriquent, et dans lequel circulent les « œuvres » à promouvoir, presqu’avant même qu’elles ne soient concrétisées.
Le second régime est celui de la communication. C’est celui de la transmission de l’information grâce à l’évolution des technosciences. Selon l’auteur cela s’inscrit automatiquement dans une compétition internationale, et ces « nouvelles communications » s’inscrivent également dans une « nécessité sociale » qui serait de forger des unités de « groupements sociaux en voie de désagrégation ». Pour ma part sur ce point, nous pouvons nous demander si ce n’est pas également – je dis bien également l’inverse, à savoir si ces moyens de « nouvelles communications » n’amènent pas aussi quelques désagrégations du lien social disons traditionnel.
Ce que nous pouvons ici noter quand à la clinique, c’est ce que nous percevons dans la clinique contemporaine même, cette imprégnation du social, ici de l’information ou de l’informatif, ou de l’informatique. Il ne s’agit plus seulement de la famille, ou alors celle-ci reformulée par cette imprégnation – famille dites recomposées ou, l’inverse ici aussi, décomposées comme on l’entend maintenant – mais il s’agit d’ « ouvertures » à tout va vers un extérieur-espace quasi ouvert, illimité. L’usage voire les nombreux « abus » de ces nouvelles technologies ne viennent pas seulement modifier l’enseignement ou le savoir, comme l’a si bien écrit le philosophe Michel Serres[5]. Mais nous pouvons penser que ces nouveaux espaces modifient aussi la construction psychique. C’est bien ce qu’avait noté Lacan dans cette conférence aux médecins à La Salpêtrière en 1966.
« Pouvons-nous aussi en préjuger (il parle des effets de la science et de la technologie), par exemple, de ce que notre espace, qu’il soit planétaire ou transplanétaire, pullule de quelque chose qu’il faut bien appeler des voix humaines animant le code qu’elles trouvent en des ondes dont l’entrecroisement nous suggère une toute autre image de l’espace que celle où les tourbillons cartésiens faisaient leur ménage ? Pourquoi ne pas parler aussi du regard qui est maintenant omniprésent, sous la forme d’appareils qui voient pour nous aux mêmes lieux : soit quelque chose qui n’est pas un œil, et qui isole le regard comme présent. Etc. » Il est remarquable ici de dire que Lacan verse au baquet du contemporain si l’on peut dire un troisième changement lié à la science, il s’agit des drogues, des psychotropes.
Pour revenir au livre sur l’Art contemporain et aux analyses subtiles d’Anne Cauquelin, celle-ci mentionne l’idée d’égalité De tous devant l’information ; l’égalité, autre terme si prisé aujourd’hui…. Elle parle également du « tout dire… tout rendre public ». La transparence ! « Ici tout se passe à ciel ouvert – aucun secret – « et l’autre notion est celle de la vitesse : partout à la fois, en même temps. Voilà ce que deviennent « œuvres » et artistes en leurs valeurs ! Cette vitesse de transmission, et d’information donc, voisine de l’immédiateté, est aussi contemporaine de « l’avance du signe sur la chose ». « Le signe précède donc ce dont il est le signe ».
Je ferai ici un retour vers Michel Serres[6], lorsqu’il dit que nous perdons le langage après avoir perdu les sens, et qu’il compare l’information à la drogue. Nous perdons le langage en ses subtilités métaphoriques en sa polysémie, car il est essentiellement lié aux données, aux codes. La notion de signe ici est patente.
Anne Cauquelin insiste bien sûr sur la notion de réseau, défini comme système de liaisons multipôles, extensible, labile et à structuration permanente, qui relève de la topologie. Ce qui compte dit-elle ce ne sont plus les œuvres en elles-mêmes mais l’image du réseau lui-même. Elle évoque un « effet de circularité », les maîtres mots sont : « bouclage », « répétition », « redondance », « saturation », et « nomination ».
Répétition et redondance aboutissent évidemment à une impasse. « Tout contenu est ici sur le même plan, dans la même circularité », ceci du fait d’une redistribution immédiate, partout en même temps. Il y a alors usure, lassitude, et il va falloir user des scoops,, des « bons coups médiatiques »,, de changements d’espace artistiques et de changements de rôle. Sur ce dernier point une caractéristique pointée par Anne Cauquelin est « intéressante » : les rôles sont interchangeables, ils « ne sont pas individués : un conservateur de musée.. peut aussi écrire (préface de catalogue)… assurer le rôle de commissaire d’exposition… être gestionnaire… en tant que spéculateur… pour réassurer une place internationale ». Cet échange des rôles ne nous est pas étranger dans nos sociétés, non seulement au sujet de l’Art mais dans l’administration, dans les entreprises voire dans les institutions, et l’on peut penser qu’il n’est pas sans conséquences psychiques.
Mais aussi afin de tenter de rompre cet effet de platitude et d’interchangeabilité, l’auteur mentionne l’importance de la nomination. « Le nom crée une différence, marque un objet sur le réseau indifférencié des communications. » « Une société nominative s’instaure, où le nom tient lieu d’identité ». Mais nous prenons le pari de penser qu’il ne s’agit pas de nom symbolique, mais il ne peut s’agir ici que de nomination imaginaire, l’exemple nous semble frappant. Le nom est « donné » tel quel, celui-là ou un autre, il peut disparaître et ne tient pas longtemps, il n’est pas inclus dans l’histoire si ce n’est celle du réseau, il doit porter une différence particulière. « Noms de code, rites de passage ».
Les deux principes essentiels de cette technologie sont : progrès et identité. Judicieusement Anne Cauquelin mentionne que pour que le réseau se reconnaisse il lui faut un signe d’identité ; « il faut donc qu’il se répète. Qu’il se fasse écho à lui-même ». Elle insiste sur cette circularité dans le réseau, fermé, bouclé sur lui-même. « … pour le système de l’art contemporain, le fabricant producteur de la mise en réseau d’une information (ici, d’une œuvre) la destine à lui-même, et la consomme après l’avoir fabriquée ». Ce n’est pas pour revendre à autrui mais « pour l’acheter lui-même et le revendre à d’autres producteurs, et cela dans une circularité sans fin ». Ainsi le contenu importe beaucoup moins que le contenant. « Ainsi le public consomme-t-il du réseau, tandis que le réseau se consomme lui-même. » S’agit-il de la photo de la bouche qui se baise elle-même ?… Parfait auto érotisme, qui en récolte les fruits au passage ?… Nous pensons au livre d’Hervé Defalvard[7] qui démontrait la circularité de l’économie libérale, selon le modèle de départ de Robinson Crusoë. Produire pour soi-même.
C’est aussi la formidable avancée de Lacan dans son discours à l’Université de Milan, le 12 mai 1972. Lorsqu’il trace ce cinquième discours, en fait pseudo discours, celui du capitalisme, déjà il dit que « ça marche comme sur des roulettes, ça ne peux pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite ; ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume …. Vous êtes embarqués… » Discours « intenable », qui tourne tout seul, « voué à la crevaison »…
Voilà ici « l’art et le numérique, un nouvel espace », « la com. », « la fusion des domaines », « la nécessité d’une exposition permanente »… « l’Art du réseau », « Art sociologique, communicationnel »..
C’est le temps d’Andy Warhol (1928 – 1987), « un faux moderne, un vrai contemporain » dixit Anne Cauquelin. Le temps de l’Art conceptuel, de l’art minimal, du land art, de l’art pluriel.
Ainsi nous avons pu relever dans l’Art contemporain, ou dans la Musique contemporaine, ce qui venait faire rupture avec le classique et de quelles façons. Il y a bien sûr aussi des chevauchements et un certain flou dans les passages d’une dénomination à une autre ; mais il y a des caractéristiques.
L’impact le plus important, à mes yeux, de ces lectures est la rupture entre l’autonomie des œuvres par exemple, des tableaux, dans le classique, et leur étroite dépendance aux réseaux dans le contemporain. La clinique est-elle ainsi, devenue étroitement dépendante et des technologies et des conditions sociales ? Des technologies avec tout ce qu’apportent l’audiovisuel, les écrans, les psychotropes ; le social avec les informations et les facilités d’échanges codifiés.
Ainsi, à coté des charmes des aquarélistes pour reprendre l’expression d’Anne Cauquelin, des standards de la clinique traditionnelle, existerait-il , ne serait-ce que dans sa présentation, une clinique contemporaine, faite des évolutions et des « mises à disposition » des « nouveaux espaces » ? Par exemple la clinique présentée aujourd’hui est beaucoup plus centrée sur les conduites que sur des symptômes liés au refoulement. Ainsi également la saisie conceptuelle est beaucoup moins facile dans un premier temps, les demandes fusant de propos les plus divers et contradictoires. Air du temps avons-nous vu !
Mais qu’est-ce que le contemporain ?
III.
Je dois au docteur Pascale Moins la lecture délicieuse d’un petit livre de Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?[8].
La première occurrence est celle de Nietzsche, rappelée dans un cours de Roland Barthes. Le contemporain se doit d’avoir un certain recul, une certaine distance d’avec son temps, tout en le décryptant. Dans Les considérations inactuelles en 1874, précise Agamben, Friedrich Nietzsche précise qu’inactuelle – « le contemporain est l’inactuel » (raccourci de Barthes) – signifie (qu’une telle considération) cherche à comprendre comme un mal, un dommage et une carence quelque chose dont notre époque tire justement orgueil, à savoir sa culture historique, parce que je pense que nous sommes dévorés par la fièvre de l’histoire et que nous devrions au moins en rendre compte ». Le contemporain appartient à son temps mais par rapport à l’actuel, à ce présent, il s’en distingue en une dyschronie, une non-coïncidence qui lui permettrait en fait un certain jugement. Ainsi selon Agamben la contemporanéité est « la relation au temps qui adhère à lui par le déphasage et l’anachronisme ». L’inactuel donc.
Le second axe de ce petit livre est l’obscurité, non les lumières…! Le contemporain est celui qui sait voir les ténèbres, percevoir l’obscurité, l’obscurité singulière, celui qui n’est pas aveuglé par l’évidence de la lumière. « Contemporain est celui qui reçoit en plein visage le faisceau de ténèbres qui provient de son temps.
Nul pessimisme. C’est « une affaire de courage ». « Percevoir dans l’obscurité du présent cette lumière qui cherche à nous rejoindre et ne le peut pas, c’est cela, être contemporain ». Vous imaginez bien que, freudien, j’adore cette formule…!
La mode est selon Agamben un bon exemple du contemporain, avec son dérythmage singulier : elle perçoit le temps et invente en décalage de ce qui est déjà. Elle perçoit dans le temps ce qui peut advenir. Son kairos, son « maintenant », de « tenir en main » comme le rappelle Michel Serres, ne peut se dire : « être à la mode, en cet instant » et c’est déjà trop tard ! Par ailleurs, la mode peut réactualiser un moment du passé. C’était ça le contemporain ! Le contemporain c’est le temps du maintenant, encore faut-il ne pas se laisser aveugler pas la lumière. C’est aussi de ce point de vu une relation avec le passé, voire avec l’archaïque – proche de l’arkè, l’origine. Du monde antique s’offre à nous ce que nous ne pouvons vivre dans le présent (et pas seulement ce qui se répète car ce qui se répète se répète en ne se répétant pas tout à fait le même). « En ce sens », dit subtilement Agamben, « être contemporain signifie revenir à un présent où nous n’avons jamais été ».
Le contemporain « a perçu la faille ou le point de cassure des vertèbres de son temps ».
IV.
Je ne voudrais pas devenir trop trivial dans un retour à la clinique après ces belles analyses. Ce texte de Giorgio Agamben, je le trouve… contemporain ! je dis je. C’est un texte avec lequel je me sens contemporain. C’est un texte de réflexion, d’analyse poétique et judicieuse, qui pour moi date une époque, et se trouve en accord avec la psychanalyse, ainsi qu’avec ce que je perçois de la clinique aujourd’hui. Qu’il y ait « nouveauté » sans doute, elle est « de son temps », cela n’empêche pas de la percevoir, cette « nouveauté », avec les arcanes de l’antique, ce dont justement, cette clinique « ne veut pas » ! « Moderne », mais pas « à la mode » au sens du contemporain. Basta du passé ! Par contre ne pas percevoir l’ombre et sa lumière dans l’actuel est se priver d’une juste réflexion à son sujet.
[1] J-L Chassaing (sous la dir. de) ; Psychanalyse et psychiatrie. Demandes et réponses contemporaines. Point Hors Ligne ; Eres 2001.
[2] Voir à ce titre l’intéressante interview d’Allen Frances, psychiatre qui a dirigé l’équipe du DSM IV, dans la revue Books du mois d’avril.
[4] Fonds régionaux d’art contemporain
[5] M. Serres, La petite poucette. Editions Le Pommier, 2012.
[6] M. Serres ; Les cinq sens. Philosophie des corps mêlés 1. Editions Grasset et Fasquelle ; 1985
[7] H. Defalvard ; Les non-dits du marché. Dialogue d’un économiste avec la psychanalyse. Erès, coll. Humus. 2008.
[8] G. Agamben ; Qu’est-ce que le contemporain ?; Rivages poche/Petite bibliothèque ; 2008.