En préparant ce travail, j’ai à la fois des remarques éparses
qui me sont venues et quelque chose de très structuré, peut-être
trop, je ne sais pas. Mais comme je ne savais pas à quel point chacun
était dans son travail sur ces questions, je me suis dit qu’il n’était
peut être pas mal de les reprendre d’une manière élémentaire
et fondamentale, basique.
L’identification spéculaire pose des questions de clinique et de doctrine
pas seulement individuelles mais également sociales et vous verrez que
je vais vous proposer là-dessus quelques remarques qui ne cherchent pas
à faire le tour de la question de l’image spéculaire puisque justement
faire le tour, comprendre, avoir une idée, tout cela est déjà
précisément dans la problématique de l’image spéculaire,
c’en est l’expression. Et si je prétendais formuler cette problématique
d’une manière claire, cohérente et qui la maîtrise, je serais
pris très précisément dans cela même qu’elle induit,
c’est cela la difficulté.
C’est pourquoi je vous proposerai d’en déplier quelques tenants et aboutissants
parmi ceux qui me paraissent les plus importants.
Tout d’abord, cette remarque qu’il y a un texte : « le stade du miroir » de Lacan,
texte classique et dont il est étonnant qu’il n’ait pas eu
plus de conséquences car c’est un texte véritablement déflagrateur
dans la mesure où, 25 ou 30 siècles après ces mythes grecs
qui viennent d’être évoqués, il vient bouleverser de fond
en comble l’idée que l’homme occidental se faisait de sa représentation
et de ce qu’on appelle la conscience. Ce texte lorsque vous le lisez avec attention,
fait véritablement exploser 25 siècles d’une philosophie pourtant
pas si bête que cela En effet, si vous lisez le Parménide, de Platon,
vous voyez que le début, c’est la problématique spéculaire.
C’est-à-dire quand je dis » cette table est belle « ,
par exemple, pour qu’entre cette table et la beauté il y ait un rapport,
il faut qu’il y ait un 3e terme, il faut que la table et la beauté participent
d’un élément commun, lequel élément commun doit,
pour être rapporté aux deux autres, participer d’un 4e terme qui
est commun aux précédents, etc, etc…
Platon avait très bien vu comment, dans cette procédure attributive,
chaque fois qu’on énonce une qualité, qu’on prononce un mot, on
est pris dans cette espèce d’emboîtement spéculaire qui
est le propre de la connaissance. Il y a un autre texte qui est aussi déflagrateur,
c’est le texte de Freud » Psychologie des Masses et analyse du moi « ,
qui est également un texte sur l’identification, notamment, et qui n’a
pas la moindre conséquence. Quand vous le lisez, vous vous apercevez
de ceci, que ce qu’il y a dedans c’est une charge littéralement explosive
pour notre représentation en tant qu’elle est organisée, je dirais
politiquement : c’est-à-dire qu’en tant que nous sommes des
groupes, nous sommes obligés d’en passer par une structure folle. A partir
du moment où il y a un groupe, il y a identification à un UN,
et dans la mesure où cette identification tient le coup, eh bien chacun
d’entre nous devra mettre à la place de son idéal du moi cet objet
identificatoire.
Autrement dit, nous ne fonctionnons politiquement que sur un mode qui est très
affine de celui de la folie et ce n’est pas rien de dire cela ! mais ce texte
laisse tout le monde tranquille exactement comme celui du stade du miroir. Ce
sont des textes déflagrateurs parce qu’ils posent la question de l’identification
et c’est la complexité de cette fonction que je vais essayer de faire
ressortir.
Une des difficultés de l’identification c’est que cette idée
nous est familière puisque chacun comprend, perçoit ce qui est
l’identification, en a une compréhension spontanée. Et quand Lacan
fait un séminaire sur l’identification, dès la fin de la 1ère
leçon , il l’explique au début de la 2°, quelqu’un vient
le voir et lui demande pourquoi traiter une question aussi bête, aussi
évidente.
Si l’on essaie de résumer quel est notre mode habituel d’appréhender
l’identification, nous la prenons grosso modo en un sens à la fois réfléchi
et intransitif, c’est-à-dire ce qu’on appelle « s’identifier à « ,
et si nous demandons qui s’identifie, on répondra que c’est le sujet
qui s’identifie – mais est-ce le sujet ou le moi qui s’identifie ?
Dans la clinique ordinaire, nous pouvons dire facilement : c’est quelqu’un
qui s’identifie à son frère, à son père, à
sa soeur…On ne sait absolument pas ce qu’on met sous ces termes. Qu’est-ce
qui s’identifie?
Autre exemple de cette espèce d’habitude mentale dans laquelle nous
sommes pris quand nous évoquons l’identification : quand on dit identifier
quelque chose, pour nous cela signifie reconnaître quelque chose en tant
que cela ne fait pas problème, ça c’est un stylo bille, ça
c’est une montre, ça c’est une femme… Cela veut dire reconnaître.
Evidemment pas dans le même sens où l’érotomane, par exemple,
va identifier l’objet qui le ou la poursuit de ses assiduités. Là,
l’identification n’est pas la même. Alors, quelle est la différence
? Identifier quelque chose, cela ne veut pas dire la même chose pour un
névrosé ou pour un psychotique, et le psychotique nous enseigne
là-dessus beaucoup, mais pas dans le même registre que celui auquel
nous sommes habitués. D’ailleurs, je m’appuierai en partie dans mon exposé
sur des exemples pris dans la psychose.. et je crois que le séminaire
de Lacan sur l’identification repose implicitement sur une connaissance précise
de l’identification dans les psychoses. En tout cas, ce séminaire pose
l’identification comme étant objective c’est-à-dire identification
de quelque chose avant d’être identification à quelque chose. Et
pour Lacan, c’est une identification de signifiant, je le dis, mais je vais
prendre les choses en deçà. Je vais les prendre au niveau où
elles sont articulées dans le stade du miroir et dans son article sur
la famille, et cela nous amènera à des élaborations plus
récentes de Lacan.
Vous savez que dès le début de l’article sur le stade du miroir,
Lacan souligne que la reconnaissance par l’enfant de son image dans le miroir
doit être entendue comme une identification. Il dit : « identification
au sens plein que l’analyse donne à ce terme à savoir la transformation
produite chez le sujet quand il assume une image ». Alors en quoi consiste cette
transformation et cette assomption ?
Identifier, c’est assumer une image, le terme est fort. Cette identification,
cette transformation, cette assomption que met en place le stade du miroir,
c’est un temps qui n’est absolument pas univoque. Je veux dire par là
qu’ aussi bien la nature de ce moment que le temps que ce moment représente
n’est pas quelque chose d’homogène, cela vient lier des registres et
des plans complètement différents. Vous savez que Lacan insiste
sur ceci que le moment où précipite la reconnaissance de l’image
spéculaire par l’enfant est attesté par une mimique jubilatoire.
Lacan évoque comment il y a là la venue au jour soudaine d’une
Gestalt, d’une forme configurante dans une extériorité, c’est-à-dire
absolument extérieure au sujet. Et Lacan martèle les choses en
disant : l’extériorité, cette Gestalt, est plus constituante
que constituée. Cela veut dire qu’elle sera toujours vécue par
le sujet comme le constituant sans qu’il en soit lui-même jamais constitué.
Et Lacan cite un certain nombre d’exemples dans la vie animale qui témoignent
de la puissance formatrice et formative d’une forme. Je ne m’y arrête
pas, j’insiste plutôt sur ce qu’il isole du sens spécifique chez
l’homme de l’assomption de cette image qui tient au moment où elle intervient,
à savoir cet état de dépendance chez l’enfant à
cet âge-là, entre 6 et 18 mois, son impuissance motrice et posturale,
l’incoordination des fonctions, la discordance des pulsions. C’est sur ce fond
réel que l’image va être assumée comme totalité sur
un mode anticipatoire. Ce caractère anticipatoire est un point essentiel :
c’est ce décalage à la fois temporel et spatial entre l’impuissance
réelle du corps comme corps morcelé et son anticipation comme
totalité virtuelle dans l’image qui va fonder pour toujours le caractère
de leurre de ce que le sujet y identifie. Cette forme, Lacan la fait correspondre
exactement à ce que Freud avait appelé l’idéal Ich, c’est-à-dire
le moi idéal.
Vous savez comment Lacan a réarticulé de façon systématique
toute la problématique freudienne du narcissisme à partir justement
de cette élaboration de l’identification spéculaire dont il dit
que l’investissement libidinal de l’image constitue une normalisation en tant
qu’elle polarise le narcissisme. Elle le polarise dans une forme contraignante
de la représentation et elle constitue, dit-il, cette identification
de l’image, la souche des identifications secondaires. Lacan souligne que cette
identification est salutaire puisque c’est à travers elle, et seulement
à travers elle, que nous avons la représentation de l’unité
ou de la permanence de quoi que ce soit. Mais en même temps, elle est
radicalement aliénante parce que cette unité et cette permanence
sont toujours posées dans une ligne de fiction anticipatrice et qui est
par le sujet lui-même méconnue. Lacan précise alors que,
comme forme, cette image et l’assomption de cette image marqueront de leur structure
rigide, dit-il, tout le développement mental du sujet. Il en donne plusieurs
exemples, je vous renvoie au texte mais j’insiste sur le fait que dans ces exemples
où il parle de la névrose obsessionnelle, de l’hystérie
et de la paranoïa, il y a quelque chose qui mérite d’être
souligné, qui est ceci : c’est un des seuls passages où
Lacan indique une sorte de superposition chronologique, un ordre chronologique
de constitution du moi à partir de ce morcellement initial. C’est je
crois le seul texte où il fait de l’hystérie une structure renvoyant
à la décomposition la plus archaïque du moi, où il
met ensuite au-dessus la névrose obsessionnelle et où il met la
paranoïa comme la plus récente des formations. C’est-à-dire
que c’est un des seuls endroits où il vise la structure hystérique
comme rendant compte de la décomposition la plus originelle du moi, bien
plus originelle que celle de la psychose. La psychose, dit-il, date du virage
du « je » spéculaire au « je » social, un moment relativement tardif dans
cette constitution structurale. C’est intéressant parce que Lacan a très
rarement abordé les choses sous cet angle non pas génétique
mais au moins chronologique.
L’identification à l’image spéculaire a donc une fonction d’information :
elle met en forme, elle arrête une forme à certains égards
définitive dans ce qui se fige dans cette forme et qui est à la
racine du moi idéal.
J’insiste sur le fait que cette mise en forme n’a aucune valeur de plénitude
ou de résolution. C’est-à-dire qu’elle reste tributaire de la
tension initiale qu’elle traduit entre une insuffisance réelle -l’état
réel de l’enfant au moment où il se reconnaît dans le miroir,-
et l’anticipation d’une totalité virtuelle, et ce décalage ne
sera jamais résolu. Cette tension, ce décalage, reçoivent
leur valeur logique de l’inadéquation à soi-même qu’ils
représentent, ou le je, en tant qu’il se trouve à la fois assumer
l’un et l’autre des deux termes, va trouver le ressort concret de sa propre
symbolisation. Une des difficultés de ce texte du stade du miroir, c’est
qu’on se demande d’où sort le symbole. Et Lacan dira bien après,
au début du séminaire sur l’angoisse : vous savez, le symbolique,
il ne faut pas croire que j’en ai parlé seulement en 54 ou en 56 dans
le rapport de Rome, j’en parle dès le stade du miroir. Et c’est vrai,
le symbole est introduit par la fonction du je, dans la mesure où le
je, dans le stade du miroir, représente l’un et l’autre terme de cette
crise irréductible entre état réel et anticipation virtuelle.
Je vais le marquer au tableau
(langage)
Réel Forme (image)
Je
Le réel, c’est-à-dire, l’état réel de l’enfant
La forme, c’est-à-dire l’image de ce réel dans sa forme anticipatoire
de totalité.
Les deux ne sont absolument pas symétriques, puisque ce réel
ne sera jamais aussi total que cette forme ne le représente : entre
les deux, il y a le Je qui tient sa fonction proprement symbolique du fait qu’il
représente et l’un et l’autre et c’est cette tension en tant qu’elle
est irréductible qui va faire le support symbolique du Je, et c’est pour
cela qu’on peut écrire ici, entre parenthèses, langage
Le Je ne peut désigner à la fois l’un et l’autre qu’en tant qu’il
prend son support dans la fonction métaphorique qui est celle du langage.
Le Je est le support même de tout progrès de la connaissance humaine
et de l’éducation du sujet. Le Je se trouve représenté
et une impossibilité logique et cette impossibilité logique c’est
précisément celle de faire coïncider ce qui est à
gauche et ce qui est à droite sur le croquis. Cette impossibilité
logique n’existe que parce qu’elle peut être représentée
dans un ordre qui est celui du symbolique, qui est celui de la métaphore
puisque la métaphore c’est ça. La valeur logique de ce moment
est celle d’une inadéquation à soi-même où le Je
trouve le ressort concret de sa symbolisation, parce que sa symbolisation ne
peut pas se produire dans le seul registre de l’image. C’est quelque chose sur
quoi Lacan insiste. Dans un autre texte, : »De nos antécédents »,
il écrit ceci : « Nul pas dans l’imaginaire peut-il franchir ses limites
s’il ne procède d’un autre ordre ? « . Autrement dit, quand vous
êtes dans le registre de l’imaginaire, vous ne pouvez pas en sortir sauf
si vous changez de registre. Or, l’image spéculaire, si l’on s’en
tient seulement au registre dans lequel elle se forme, elle ne peut rendre compte
du réel qu’elle met en forme. C’est-à-dire, il y a quelque chose
qu’elle n’intègre pas. C’est en cela qu’elle n’est pas une totalité.
C’est en cela qu’elle est un leurre. Il demeure toujours un reste qui détermine
l’image : l’image est faite pour habiller. Un reste qui détermine l’image
mais qu’elle échoue à intégrer, précisément,
en tant qu’elle représente une totalité. La totalité que
représente l’image correspond exactement à la méconnaissance
de l’échec que constitue l’image de représenter ce reste qu’elle
n’intègre pas.
Dans les formes de désintégration de l’image du corps que présentent
les psychoses -Lacan dit à plusieurs reprises que la question pour
le psychotique, c’est l’image du corps, c’est le corps propre, de même
que la question pour le pervers c’est le phallus et pour le névrosé,
c’est l’Autre – eh bien, dans les formes de désintégration
de l’image du corps que présentent les psychoses et en particulier certains
syndromes psychotiques qui mettent au premier plan une désintégration
du champ scopique et qui s’appelle le syndrome de fausse reconnaissance, où
le sujet confond les individus, j’ai eu l’occasion de travailler ces syndromes
et de voir quelques patients qui les présentaient, notamment grâce
à Nicole Anquetil ; dans ces formes de désintégration
de l’image du corps, c’est ce reste, que l’image n’intègre pas, qui vient
au premier plan et d’une manière telle qu’il n’est plus mis en forme
par l’image. Et là, je vous donne deux exemples très concrets :
quand le reste, qu’on appelle l’objet, n’est plus intégré par
l’image.
Quand l’objet est intégré par l’image, c’est ce que Lacan appelle
i(a), (écriture au tableau) l’objet est entre parenthèses et l’image
n’a de consistance que parce que l’objet est entre parenthèses.
Alors, si l’objet n’est plus entre parenthèses, il y a deux syndromes,
l’un qui s’appelle le syndrome des sosies, dans lequel le sujet dit en quelque
sorte : untel n’est pas untel, c’est un autre, et à chaque fois que je
vois untel, je vois en fait un autre. Pourquoi est-ce que c’est un autre ? parce
que je peux identifier sur son visage, à sa démarche, etc…
un certain nombre de traits qui sont différents.
Donc le syndrome des sosies se caractérise par le fait que le sujet
dit : « le même est toujours autre ». Le sujet qui présente ce syndrome
ne cesse de décrire pour essayer d’identifier justement et cette identification
est en perpétuel délitement, c’est-à-dire qu’au lieu d’avoir
une image en permanence, nous avons des traits qui ne cessent de changer. A
la place de l’image, il y a une prolifération de traits.
Et puis la clinique nous montre, d’une manière tout à fait étonnante,
un syndrome absolument inverse de celui-ci qu’on appelle le syndrome de Frégoli
Là ce n’est plus le même qui est toujours autre mais c’est l’autre
qui est toujours le même ! C’est-à-dire que le sujet dit : j’ai
beau avoir affaire à untel, à untel et à untel, en réalité
c’est toujours le même qui se cache derrière ces différentes
images. Et là, on n’a pas une multiplication de traits, mais au contraire,
la réduction de tous les traits différents à un trait et
à un seulement. Réduction à l’un. Vous voyez la parfaite
symétrie inverse de ces deux syndromes qui montrent très clairement
comment ces deux formes de psychose sont en réalité une forme,
chacune à sa manière, une forme de lucidité parfaite sur
le décalage entre ça et ça.,( le coté droit et le
coté gauche du schéma) C’est-à-dire aussi bien le syndrome
des sosies que le syndrome de Fregoli, ce sont des gens qui vous disent que
i(a) est un leurre car ça et ça, ça ne peut absolument
pas coïncider. Alors dans l’un des cas, il y a prolifération de
traits qui n’arrêtent pas de changer, dans l’autre cas c’est la réduction
à l’un mais cet un comme cette prolifération renvoient à
la même impossibilité, celle de faire correspondre le réel
à l’image.
Alors, la fonction du Je est donc féconde dans la mesure où le
Je, celui que nous portons , a à se débrouiller avec cette difficulté
et avec cette inadéquation de ces deux registres du réel et de
l’image. C’est dans cette inadéquation entre le réel et l’image
que Lacan relève ce qu’il appelle la matrice symbolique de la fonction
du Je, matrice qui est donnée par la tension et l’irréductibilité
de ces deux registres. Cette matrice symbolique, dit-il, est appelée
à se développer dans une identification à l’autre et à
se symboliser dans l’élément du langage. C’est ce que résume
Lacan dans une phrase qui n’est pas très facile et que je vous cite :
« c’est en cela que l’assomption de l’image spéculaire par l’enfant à
ce stade peut manifester, en une situation exemplaire, la matrice symbolique
où le Je se précipite, c’est-à-dire s’anticipe en une forme
primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification
à l’autre et que le langage ne lui restitue dans l’universel sa fonction
de sujet ». Ce n’est pas une phrase simple. Lacan sera ensuite un peu moins optimiste
dans ses termes. C’est-à-dire que lorsqu’il dit ici la dialectique de
l’identification à l’autre, le mot dialectique suppose toujours un peu
qu’à la fin les choses se résolvent, alors que l’identification
à l’autre ne se résout jamais dans une véritable dialectique.
D’autre part quand Lacan dit que le langage va restituer au Je dans l’universel
sa fonction de sujet, c’est très optimiste et il reviendra là-dessus
après. C’est-à-dire que la fonction du sujet ne se restitue pas
dans l’universel, la dimension du sujet se donne plutôt comme ce qui est
forclos de l’universel, comme ce qui est exclu de l’universel. C’est plutôt
de l’ordre de l’existence, ce qui n’est pas universel, mais cette phrase là
est intéressante quand même parce qu’elle montre comment Lacan,
à cette époque, formulait le problème.
Dans un article que vous connaissez aussi et qui s’appelle : « La famille »,
qui ne figure pas dans les Ecrits parce qu’il était, paraît-il,
trop long, Lacan va ajouter plusieurs développements à ces thèses
et il va inscrire le stade du miroir en référence au complexe
et à l’image qui déterminent ce moment du miroir. Je ne vais pas
tout développer mais je vais insister sur un point qui me paraît
important et qui est la structure de réduplication qui détermine
primordialement l’identification imaginaire, c’est-à-dire l’identification
à l’image spéculaire. En effet, quand Lacan écrit ce texte
sur la famille en 1938, il ne parle pas encore d’identification imaginaire en
distinguant identification imaginaire et identification symbolique. Il parle
à ce moment là d’une « identification affective ». C’est celle qui
correspond à la constitution chez le sujet du moi idéal et cette
identification, Lacan ne la distinguera qu’après de l’identification
symbolique et il montrera comment l’identification imaginaire, c’est-à-dire
l’identification à la forme ne peut tenir que dans la mesure où
le sujet est déjà identifié dans ce qu’il appellera le
Grand Autre… ce que Freud appelait l’idéal du moi. Ce que j’ai rappelé
i(a), ne peut tenir que si le sujet est lui-même identifié du côté
du Grand I par l’Autre initial. J’y reviendrai tout à l’heure pour montrer
que ce que l’on entend en général par « s’identifier à »
ne veut pas dire grand-chose, et en fait est une sorte d’interprétation
imaginaire de quelque chose qui est en général bien moins connu
et donc difficilement repérable par le sujet et qui est une identification
objective. C’est-à-dire que le sujet est identifié et identifie
lui-même bien avant de s’identifier à quoi que ce soit. Et cela
en général, il le méconnaît. Ca, c’est un point qui
est très difficile. Alors, importance de la structure de réduplication,
cette structure fondamentale dans la constitution de l’image spéculaire
qui éclaire tout particulièrement les modalités de décomposition
de l’image du corps qu’on observe dans les psychoses. C’est très électivement
dans les dimensions scopique et de la voix que cette dimension réduplicative
se fait connaître. Elle montre comment les troubles psychotiques, au lieu
d’être compris comme des aberrations ou des déviances par rapport
aux normes d’une perception vraie, ce qui est l’approche majoritairement contemporaine,
peuvent être rapportés aux tous premiers éléments
qui déterminent la forme même de cette réalité. Et
puis, cette structure réduplicative permet également de situer
la puissance de captation narcissique inhérente à l’image spéculaire,
en étroite corrélation avec ce que Lacan appelle le défaut
d’être, le manque d’être spécifique que cette captation narcissique
traduit. Comme vous le savez, Lacan dit que ce manque d’être est propre
à l’espèce humaine à cause de la prématuration de
sa naissance et à cause de ce décalage entre ce Réel non
coordonné de l’impuissance motrice et de la détresse du nourrisson
face à l’idéalité de l’image.
D’ailleurs, pourquoi est-ce que l’image polarise le narcissisme ? On peut le
saisir si on l’entend comme le fait que cette image est en quelle que sorte
une compensation pour le sujet humain de l’impossibilité pour lui de
saisir son être dans aucune présence.
L’espèce de frénésie avec laquelle l’homme, en particulier
contemporain, non seulement se multiplie, mais multiple les tentatives de voir
et d’interroger qu’il s’agisse de l’infiniment grand ou de l’infiniment petit,
la frénésie avec laquelle on voudrait toucher le moment où
le Réel se rejoint lui-même notamment, le point de départ,
sont parfaitement corrélables à ce manque d’être et à
cette impossibilité de traduire l’être dans aucune présence.
Et ces deux syndromes dont je vous ai parlé tout à l’heure traduisent
cette impossibilité sur le plan logique de manière tout à
fait remarquable . La relation imaginaire entre le moi et l’image spéculaire
-Lacan a une formule tout à fait saisissante, il parle du » divorce
existentiel où le corps s’évanouit dans la spatialité « .
Ce qui veut dire qu’il est impossible au corps humain en tant que corps propre,
que forme du corps, de fournir le support d’un être dans l’espace. C’est
quand même étonnant ! Le corps humain est ficelé de telle
façon dans sa présentation qu’il lui est logiquement impossible,
à cause de la structure du miroir, de représenter un être
quelconque. Et c’est pour cela que ce corps, Lacan dit que l’homme l’adore.
Il l’adore à la mesure de cette impossibilité pour ce corps de
représenter aucun être. Et le syndrome de Capgras comme le syndrome
de Frégoli déploient quasiment mathématiquement cette impossibilité.
Ce que je voudrais souligner, c’est ce fait que dans sa forme première,
l’identification spéculaire est donc essentiellement un dédoublement,
une structure réduplicative. Elle est première, elle est primordiale
dans la configuration du moi et elle établit d’emblée les modalités
de la relation au semblable dans la forme de l’agressivité jalouse et
de la destruction. Et Lacan montre d’une façon là encore étonnamment
déflagratrice -c’est étonnant que ces textes soient si peu
commentés, c’est parce qu’ils ne sont pas plaisants- Lacan montre que
cette jalousie liée structuralement à la nature réduplicative
de notre moi et à cette puissance de destruction tournée vers
l’autre, ne fait que différencier la pulsion de mort : :ce
ne sont que des prolongements et des complexifications de la pulsion de mort.
C’est en quoi le rapport à l’autre spéculaire, la structure même
du moi, est le pseudopode de la pulsion de mort dans le Réel. Ce que
le mythe de Narcisse présentifiait déjà parfaitement bien.
Je voudrais maintenant insister sur la fonction de l’image spéculaire
dans le champ de la reconnaissance. Quelle est la fonction de l’image dans le
fait que nous reconnaissons les choses ?
Lacan signifiait bien que la structure réduplicative de l’image n’est
pas du tout le moment où s’achève la constitution de l’identification
spéculaire . Si c’était le moment où ça s’achevait,
nous serions tous fous. L’unité même de la forme de l’image spéculaire
est vécue par le sujet comme une intrusion agressive. C’est-à-dire
qu’elle le menace. Il y a là une discordance par rapport à la
satisfaction narcissique que le sujet tire de l’image.
Discordance qui va être une sorte de moteur pour la symbolisation. Il
appartient à la fonction de l’image, telle qu’elle prend forme en polarisant
la libido narcissique, qu’elle représente l’intrusion de son unité
comme discordance même, appelant ainsi à la résolution de
cette discordance. C’est comme cela que Lacan peut expliquer logiquement que
la satisfaction narcissique même, pour ne pas être empêchée
complètement par la structure de réduplication est obligée,
au nom-même du narcissisme et de la jouissance narcissique, d’introduire
un tiers objet qui va substituer à la rivalité meurtrière
et spéculaire de l’image, qui va lui substituer autre chose. Et ce moment,
dit Lacan, est absolument crucial pour ce qu’il en est du rapport du sujet à
l’image et pour ce qu’il en est de la manière dont le sujet va assumer
cette image Lacan dit en effet : « c’est ici que va se jouer le sort de la réalité
pour le sujet selon que, soit cette réalité va rester figée
dans la structure intrusive de réduplication, soit cette réalité
va pouvoir être remaniée dans l’ordre d’une représentation
symbolique qui spécifie d’une manière générale la
culture. Et ce qui commande l’issue de cette alternative, ou bien…ou bien…,
c’est ce que la psychanalyse a pu déterminer comme étant l’incidence
d’un manque, d’un négatif là-dedans. Car tout ce que je suis en
train de vous évoquer est exceptionnellement plein, c’est plein de tous
les côtés aussi bien du côté du Réel que du
côté de l’image. C’est plein, c’est total, c’est extraordinairement
intrusif. Le devenir psychotique ou non du sujet va dépendre de la manière
dont va pouvoir être mise en place l’incidence d’un manque, manque d’abord
manifesté réellement à l’enfant dans la dépendance
du nourrissage et dans ce que Freud appelle Hilflosigkeit, la détresse
du premier âge, comment ce manque va pouvoir ou non être remanié
dans l’ordre de la castration et dans la structure du complexe d’Œdipe.
Dans l’ordre de la castration, cela veut dire simplement articulé à
une loi, à quelque chose qui vienne tempérer le caractère
autrement sans mesure de l’agressivité jalouse.
Lacan, dans le texte sur la famille, distingue ces deux côtés
de l’alternative. Ce qui les distingue, c’est le statut de l’objet. Il le dit
dès le texte sur la famille : soit le sujet va retrouver l’objet maternel
et figer la dialectique identificatoire dans la forme de l’intrusion, c’est-à-dire
dans la forme du double. Il va rester figé dans le rapport à l’autre
comme exclusivement réduplicatoire, le syndrome des sosies et le syndrome
de Fregoli en sont des formes typiques. Soit, dit Lacan, le sujet va être
conduit à quelque autre objet, au singulier, que nous pouvons entendre
comme un objet médié par l’échange, un objet autre, mais
autre au sens fort du terme, essentiellement autre, c’est-à-dire un objet
déterminé comme essentiellement variable et équivalent,
c’est-à-dire un objet culturel, un objet échangeable, un objet
de ce que Lacan appelle, à cette époque là, la culture.
Ensuite, il changera sur la culture…
Alors l’importance de la fonction spéculaire par rapport à la
reconnaissance c’est que, comme vous le savez, Lacan montre que l’image spéculaire
donne le modèle selon lequel le sujet va identifier dans la réalité
tous ses objets. L’unité, la permanence des objets, trouve dans l’identification
de la forme spéculaire leur forme princeps, première, typique.
Donc tout le registre de la reconnaissance, tout ce que nous pouvons connaître,
est fondamentalement articulé à cette image.
On peut donc dire que l’assomption de l’image spéculaire fait intervenir
des coordonnées qui sont extrêmement différentes et qui
ne peuvent être liées dans une unité que fictivement, ça
c’est très précis.
La reconnaissance de l’image s’effectue à la faveur d’une captation
narcissique qui n’est saisissable qu’à partir de l’impossibilité
où est l’homme de trouver dans la spatialité une représentation
de lui-même.
L’identification du sujet à cette image, c’est-à-dire l’identification
imaginaire, doit faire intervenir un élément qui est d’un registre
différent de celui de l’image, ce que je résumerai en disant que
pour que l’identification à l’image puisse se faire, il faut que le sujet
soit identifié dans l’Autre, et il est identifié dans l’Autre
qu’il le veuille ou non. Il est identifié dans l’Autre de deux façons,
le sujet. D’abord il est identifié sous des traits symboliques et notamment
sous un nom propre, et il est aussi identifié dans l’Autre en tant qu’objet
a . Il est aussi identifié dans l’Autre en tant qu’objet a, parce que
ce que le sujet est d’abord pour l’Autre et dans l’Autre. Je parle de l’Autre
maternel, c’est un objet a, c’est-à-dire que c’est un corps qui est morcelé
par des pulsions, mais ces pulsions sont étroitement articulées
à la demande et au désir de l’Autre.
Donc, on ne s’identifie à une image que dans la mesure où on
est déjà soi-même identifié par l’Autre. Enfin, la
consistance de cette image dans sa valeur narcissique est subordonnée
à une neutralisation de l’investissement libidinal attaché à
l’objet phallique, c’est la castration comme condition de l’assomption de l’image.
L’objet phallique, c’est quoi, c’est le point d’incidence sur l’image, sur l’image
du corps, de ce que la psychanalyse a été amenée à
repérer comme la loi, l’interdit. La tenue de l’image et sa consistance
formelle sont donc tributaires d’un manque qui vise électivement la représentation
de l’objet phallique, mais qui porte également sur les éléments
qui ont été sériés sous le concept d’objet en psychanalyse,
c’est-à-dire le sein, les fécès, la voix et le regard,
et c’est dans la mesure où l’image se rapporte à l’objet manquant
et en habille le manque qu’elle se constitue dans sa dimension spécifique
d’image. Autrement dit, elle ne se constitue que dans la mesure où le
sujet n’identifie pas ce qu’elle recèle. Alors, en ce sens, on peut dire,
et je reviens au problème que je posais au début, quand nous disons
identifié à, le sujet s’identifie à, etc… nous sommes
souvent dans la plus complète méconnaissance du fait qu’il est
plus important de savoir qu’est-ce qui identifie le sujet quand il s’identifie
à, ou bien qu’identifie le sujet quand il s’identifie à, c’est-à-dire
que si nous essayons de creuser un peu les choses, en psychanalyse la notion
d’identification est une notion plutôt objective : c’est l’identification
de quelque chose, de, qui commande l’identification à. Et l’identification
à, outre qu’elle est d’un emploi extrêmement peu clair en clinique,
est en fait la traduction dans le registre imaginaire de la méconnaissance
de l’identification de quelque chose. Et je voudrais insister sur ce point qui
me paraît important c’est que nous ne supportons, au contraire du psychotique,
nous ne supportons le rapport à notre image que dans la mesure où
nous n’identifions pas, non seulement l’objet que cette image recèle
mais également les signifiants qui nous ont d’abord identifiés
dans l’Autre, c’est-à-dire I. Grand I, on en parle souvent dans les réunions
analytiques, Grand I, on dit c’est le trait unaire etc…, mais je crois
qu’on peut aller un peu plus loin, Grand I ce sont les signifiants qui nous
ont d’abord identifiés dans l’Autre et ces signifiants nous sont à
nous-même refoulés, et nous ne les identifions pas sauf si éventuellement
nous sommes dans une cure analytique. Ces identifications fondamentales qui
sont des identifications objectives- ce n’est pas s’identifier à, c’est
être identifié dans l’Autre- sont ce qui reste au sujet le plus
profondément voilé et de façon exactement corrélative
au fait que lui reste voilée la dimension de l’objet. C’est à
cette condition là qu’il peut supporter l’image.
Bon, quelques remarques conclusives, sur le fait que, il me semble que c’est
en rapport avec l’identification spéculaire, nous assistons aujourd’hui,
ce n’est pas un scoop, à une inflation scopique depuis environ un siècle,
depuis l’invention du cinéma, qui fait que les images dont nous sommes
environnés, la télévision par exemple, ce n’est pas
le miroir, mais chacun perçoit quand même qu’il y a un rapport
entre la télévision et le miroir, elle nous renvoie quand même
une image. Le problème c’est que nous avons à faire actuellement
à une accélération considérable du rythme du circuit,
en quelque sorte, entre ce qui vient de l’Autre comme question d’une part, il
vient toujours des questions de l’Autre, quand nous parlons, c’est que nous
sommes habités par des questions qui viennent de l’Autre -il y a
aujourd’hui une accélération du rythme du circuit entre ce qui
vient de l’Autre comme questions et ce qui est imposé au sujet au titre
d’une aliénation spéculaire pour y répondre. Le sujet est
amené aujourd’hui à consommer un nombre d’images de plus en plus
grand et de plus en plus vite, on fabrique pour lui, on manipule pour lui des
réponses à des demandes de l’Autre de plus en plus pressantes
que ces images sont faites pour anticiper. Il y a un court-circuitage qui s’effectue,
et qui est tel -c’est une question de temps essentiellement, de temps et
de rapidité- que le sujet a de moins en moins de temps pour élaborer
une énonciation, ce qui serait une tentative de répondre à
la question qui lui vient de l’Autre. Il a de moins en moins de temps pour élaborer
ce qui serait un travail sur le refoulement, sur son refoulement à lui.
Il faut répondre de plus en plus vite à un montage où
l’autre se présente comme de plus en plus injonctif à travers
précisément ces images qui ont une valeur de plus en plus injonctives
ne serait-ce qu’en tant qu’image tout simplement. Et ce qui est escamoté,
c’est ce qui vient pour le sujet, pour tel sujet particulier, en place d’objet
a, c’est-à-dire ce qui vient pour lui en place de désir et d’interprétation
possible de ce désir . Ce qui est escamoté c’est la manière
dont le sujet pourrait éventuellement travailler le refoulement de ce
désir- et là, vous voyez que ça a un rapport étroit
avec la manière dont la dimension de la lettre, la dimension de l’écrit
dans nos sociétés sont menacées. C’est-à-dire simplement
que par exemple, les enfants à l’école n’ont plus spontanément
un rapport articulé à la dimension de l’écrit et de la
lettre qui est une des dimensions les plus privilégiées dans lesquelle
se travaille le refoulement, c’est-à-dire le rapport de chacun au réel
et à l’objet qui le constitue -Ces questions, vous le voyez, ne
sont pas seulement individuelles mais éminemment sociales.