Cette antinomie inhérente à l’amour de transfert en même temps que l’expérience analytique impliquent l’introduction de la fonction de l’imaginaire (on pourrait déjà penser – à tort – que les antinomies et les paradoxes reposent toujours sur quelque chose d’imaginaire qui demande à être travaillé symboliquement) ; comme la fonction symbolique, elle est présente dans l’oeuvre de Freud, même si elle n’est jamais nommée comme telle. On pourrait dire que l’introduction de la fonction imaginaire par Lacan (1954) n’est que la reprise de l’introduction du narcissisme par Freud (1914). Donc que le narcissisme c’est l’essence de l’imaginaire.
Pourtant la citation de Freud par Lacan qui suit immédiatement explique que le narcissisme s’oppose à quelque chose qui est proprement imaginaire : le névrosé comme le psychotique retirent tous deux leur investissement libidinal de la réalité ; mais le destin de la libido est différent : le névrosé l’investit directement sur des « objets imaginaires » et c’est le terme d’introversion qui convient, introversion de la libido sur des objets fantasmatiques ou imaginaires ; le psychotique ne remplace pas les objets réels désinvestis par des objets fantasmatiques, mais il investit directement sa libido sur le « moi » et on parlera de narcissisme ; si le psychotique recrée un nouveau monde (délire), ce n’est que secondairement. Le fonctionnement de l’imaginaire est complètement différent dans la névrose et dans la psychose (176c). Et c’est en effet ce qui intéresse Lacan ici : comment fonctionne l’imaginaire ? D’une part entre amour et résistance, d’autre part entre psychose et névrose.
Comme le petit Dick de Mélanie Klein avait introduit la topique de l’imaginaire (contenant contenu schématisé par l’illusion du bouquet renversé) ; ici le cas de Rosine Lefort introduit la fonction du transfert dans l’imaginaire, c’est-à-dire dans la topique de l’imaginaire. L’enfant est surnommé par Rosine Lefort « l’enfant-loup » (178b). Je ne reprends pas l’histoire de cette psychothérapie d’allure très kleinienne avec les tripes de l’enfant et de la thérapeute pour en venir tout de suite à ce que Lacan y entend ; il s’agit bien de comprendre pourquoi, comment et avec quels résultats, Lacan introduit le narcissisme dans son séminaire technique.
Rosine Lefort résume sa perception des choses : « j’ai eu l’impression que cet enfant avait sombré sous le réel, qu’il n’y avait chez lui au début du traitement, aucune fonction symbolique, et encore moins de fonction imaginaire » (188b). Autrement dit, au début du traitement, le Réel est seul sans I et sans S. Puis avec le traitement et avec l’injection du S et de I, à la manière de Mélanie Klein (« le grand train c’est papa-train », « le petit train c’est Dick train » et « la gare c’est maman, Dick va dans Maman ») ou à la manière d’une greffe de transfert de Gisela Pankow, on obtient une structure relativement normalisée R-S-I.
Lacan objecte à cette vision assez simpliste : « il avait quand même deux mots » (188c) : « madame » et « le loup » représentant à première vue les deux pôles du transfert (auxquels deux mots va se rajouter « maman » 179c). La remarque de Lacan indique qu’il y avait déjà au moins un embryon de symbolique avant le traitement. Après une remarque sur le loup comme animal totémique qui implique sans doute R, S et I de façon confuse (« nous ne pouvons pas faire ces distinctions de plans à propos d’un phénomène aussi élémentaire »), Lacan introduit brusquement le surmoi 1° dans son déterminisme du refoulement et 2° dans son opposition avec l’idéal du moi (189d). Cette opposition est fondamentale pour l’antinomie de notre expérience de la cure : « quand on cherchera ce qu’on appelle le fondement de l’action thérapeutique, on dira que le sujet identifie l’analyste à son Idéal du Moi ou au contraire à son Surmoi, et on substituera l’un à l’autre dans le même texte, au gré des points successifs de la démonstration, sans expliquer très bien la différence » (190a), car l’un et l’autre peuvent fonctionner tout à la fois comme moteur et comme résistance à la cure.
« Le Surmoi, à la différence de l’Idéal du Moi, se situe essentiellement et radicalement sur le plan symbolique de la parole » (190c). L’enfant-loup est ainsi radicalement sur le plan symbolique. Mais le Surmoi n’est pas une notion simple : d’une part comme impératif, il a un « rapport certain à la loi » et avec « l’ensemble du système du langage », mais d’autre part, il « a un rapport exactement contraire : c’est une loi insensée, une loi réduite à quelque chose qui va jusqu’à en être la méconnaissance » (190d). « Le Surmoi est à la fois la loi et sa destruction, sa négation » (190e). C’est en tant qu’il contient cette antinomie fondamentale – loi/destruction de la loi – qu’il apparaît comme « figure féroce » ; il n’est pas sûr que la loi soit du côté du moteur et la destruction du côté de la résistance. Nous avons ainsi une série d’oppositions/antinomies qui ne s’équivalent pas : résistance/moteur de la cure ; névrose/psychose ou introversion/narcissisme ; surmoi-Idéal du moi ; loi/destruction de la loi.
L’admirable dans cette observation, selon Lacan, n’est pas l’apparition du symbolique, mais « le moment où disparaît cet usage du moi le loup » (191bc) qui est pour l’enfant « en quelque sorte le résumé d’une loi » donc disparition d’un certain symbolique et d’une loi. Disparition suivie d’une autre phase du traitement, « élaboration extraordinaire » d’un « autobaptême » se terminant « par la prononciation de son propre prénom », Robert. Lacan conclut : « nous ne pouvons pas ne pas toucher là du doigt quelque d’extraordinairement émouvant, le rapport fondamental, sous sa forme la plus réduite, de l’homme au langage » (191c). Mais ce n’est pas le passage du Réel au Symbolico-Imaginaire comme le pense Rosine Lefort (qui nomme l’enfant par son symptôme et non par son prénom), mais un passage symbolico-symbolique, de « enfant-loup » à « Robert », S1-S2 pourrait-on dire.
Pour la question des antinomies, on ne se trouve pas d’un côté ou de l’autre ; mais dans leur entre-deux.
Avez-vous encore des questions à poser ? Rosine Lefort pose la question du diagnostic – c’est-à-dire de pouvoir situer d’un côté à l’exclusion de l’autre. Et Lacan donne tout de suite la parole à Jean-Louis Lang, pédopsychiatre qui avait déjà expliqué sa position la veille du séminaire. Le diagnostic qu’il avait posé est un « diagnostic analogique » transposé de l’adulte à l’enfant : c’est un délire hallucinatoire ou une psychose hallucinatoire chronique. Ce terme ne correspond pas du tout au narcissisme proprement dit, mais à la création d’une néoréalité, à un délire, à une tentative de guérison.
Mais ce diagnostic analogique porte-t-il sur « l’enfant-loup » avant le traitement ou sur « Robert » après le traitement ? Ou s’agit-il encore du même diagnostic avant et après ?
Lacan reprend maintenant positivement la position de Rosine Lefort : « cet enfant ne vit que le réel » (192b). La psychose hallucinatoire chronique de l’adulte est « une synthèse de l’imaginaire et du réel » et c’est cette synthèse qui se joue dans le traitement de Rosine Lefort à la manière de Melanie Klein et schématisé par le bouquet renversé : « les fleurs sont imaginaires virtuelles et illusoires, et le vase réel – ou inversement », c’est le système « contenant-contenu » qui joue à plein, à nu (192d). Autrement dit, le diagnostic est ici celui du processus qui passe d’un avant à un après, d’un stade à un autre (on pourrait déjà dire de l’auto-érotisme au narcissisme).
Peut-on alors spécifier le début comme un réel ou une réalité. Lang demande : « c’est la réalité ? » Lacan répond : « Non, je crois que c’est essentiellement la parole réduite à son trognon, si je puis dire. Ce n’est ni lui ni quelqu’un d’autre. Il est évidemment “le loup” pour autant qu’il dit cette parole-là. Mais quiconque est “le loup”, c’est n’importe quoi en tant que ça peut être nommé. Vous avez là la parole à l’état nodal. Là nous avons un Moi complètement chaotique, la parole est arrêtée. Mais c’est pourtant à partir de là qu’il pourra prendre sa place et se construire » (193bc).
Autrement dit, le diagnostic ce n’est ni avant, ni après, mais dans le passage de l’un à l’autre (on pourra dire de R à I) et ce passage c’est déjà le symbolique (remarquons déjà que l’on n’est pas obligé de penser ce passage en termes de stades). Lacan reprendra un propos semblable dans la question préliminaire à tout traitement de la psychose, la question n’est pas celle d’un diagnostic différentiel, mais bien plutôt du diagnostic du différentiel, à savoir de la question du sujet où se différencient l’imaginaire et le symbolique dans le schéma L et dans le schéma de la réalité. Diagnostic non pas d’une structure spécifique, mais de la structure absolument générale du fonctionnement de la parole.
Le Moi ne consiste dès lors pas simplement en diverses instances homogènes ; ces instances ont des places hétérogènes que Lacan rapporte à de la réalité et à de l’imaginaire (193de). Avant de terminer, il insiste sur le comportement moteur et la mouvance inhérente à ce cas. Semblablement, le Moi n’est pas la création d’un Moi, mais il dépend d’un développement (continuel) du Moi. Le cas est ainsi « un cas de démonstration » (195de), non pas démonstration d’un diagnostic spécifique, mais d’un mouvement d’interrogation. Car « nous n’avons aucune raison de penser que les cadres nosologiques soient là depuis toute éternité et nous attendaient »… « les petites vis » peuvent aussi ne pas entrer dans les petits trous.
Quant à la psychose : « qu’il s’agisse de quelque chose de l’ordre psychotique (…) ceci ne me paraît pas douteux » (195e)… « ce quelque chose de psychotique » veut dire que ce sont « des phénomènes qui puissent se terminer en psychose ». La psychose n’est pas un diagnostic, mais un pronostic.
L’annonce de la lecture du texte de Freud indique une antinomie de plus : psychose et amour, « ces deux points qui ont l’air aussi opposés que possible l’un de l’autre » (196ab) – psychose comme renfermement sur soi et amour comme ouverture à l’autre -. Et c’est la fonction imaginaire qui les unit. Est-ce aussi la fonction imaginaire qui unit les termes des autres antinomies ?
Leçon X du 17 mars 1954
Serge Leclaire qui devait présenter pour introduire le narcissisme n’est pas tout à fait prêt, ce qui donne à Lacan l’opportunité de situer ce texte comme aux « fondements de la technique » (197c).
Avant l’intervention de Leclaire
Lacan a déjà insisté sur la notion de symbolique pour toute « la partie positive » (197e) de l’intervention de l’analyste, c’est-à-dire pour l’interprétation » (198a).
Et dans ce séminaire I, nous sommes arrivés à insister sur la face résistance qui apparaît « au niveau même de l’émission de la parole ». La parole – le symbolique – devrait nous amener à « exprimer l’être du sujet » – Lacan dira plus tard « le parlêtre » – ; « elle n’y parviendra jamais ». Avec l’introduction du symbolique, « beaucoup de choses s’orientent et s’éclairent » (198e), notamment « la parole pleine » définie par le reconnaissance d’un sujet par l’autre où « un des sujets se trouve, après, autre qu’il n’était avant » (198c) – nous pouvons y reconnaître le transfert comme moteur, comme efficace dans la cure. Mais par opposition, « comment se situer par rapport à tous ces affects, ces références (…) imaginaires » (198b).
Avec l’introduction du symbolique « beaucoup de choses s’orientent et s’éclairent » (198e). Contrepartie, attention également flottante requise : « beaucoup de paradoxes, de contradictions apparaissent » (c’est déjà le réel qui ne se touche que dans la rencontre de l’impossible).
Première antinomie, « contradiction », inhérente à la méthode analytique : comment penser atteindre la parole pleine (qui doit déterminer l’être du sujet) pas « une parole aussi dénouée que possible de toute supposition de responsabilité (…) de toute exigence d’authenticité » (199b) ? La réponse est donnée dans le schéma L introduit dans le séminaire II ; mais elle est déjà mentionnée ici, esquissée dans la distinction de deux « plans » : – le plan de la reconnaissance de la parole entre sujets communicants (le sujet de l’énonciation, le dire, le symbolique) et – le plan de ce qui est communiqué, l’information (le sujet de l’énoncé, le dit, l’imaginaire).
Cette esquisse de réponse n’empêche pas Lacan d’accentuer le paradoxe : la méthode des associations libres semble bien « mal choisie » (200b), sinon comme terrain préparatoire pour une intervention « éducatrice, c’est-à-dire supérieure, enseignante » et c’est ce savoir éducatif que l’on vise quand on parle d’une « phase intellectualiste de l’analyse » (200c) : l’endoctrinement. À ne pas confondre avec le côté intellectuel impliqué dans la découverte des paradoxes et contradictions qui exigent de distinguer ce qui doit être distingué (par exemple le symbolique, l’imaginaire et le réel). Il doit y avoir autre chose que l’endoctrination, autre chose qui explique « l’efficacité des interventions de l’analyse », à savoir le transfert.
Deuxième antinomie : celle du transfert. L’efficacité ou la résistance. « Le transfert efficace dont il s’agit, c’est tout simplement l’acte de parole. Chaque fois qu’un homme parle à un autre d’une façon authentique et pleine, c’est un transfert au sens où il se passe quelque chose qui change littéralement la nature des deux êtres en présence » (201b) et c’est le symbolique. Mais en même temps, avec la répétition inconsciente des situations anciennes, la ré-intégration de l’histoire va dans le sens contraire, à savoir sur le plan imaginaire, la situation passée vécue dans le présent est méconnue par le sujet, et rien ne change ; c’est l’imaginaire.
C’est à partir de ce genre d’antinomie – vécue très concrètement dans la cure – que l’on doit se poser la question des raisons, c’est-à-dire faire une métapsychologie, « comme Monsieur Jourdain qui était bien forcé de faire de la prose, qu’il le voulût ou non, à partir du moment où il s’exprimait » (202a). Le texte « pour introduire le narcissisme » apparaît ainsi comme un texte métapsychologique nécessaire à partir de l’antinomie inhérente au transfert (efficacité/résistance).
La question du ressort de l’efficacité thérapeutique de l’analyse est à l’ordre du jour depuis à peu près les années 1920 (on est en 1954). Et la diversité des opinions s’étale sur le sujet (cf. le compte-rendu de Fenichel). Mais la théorie reste hésitante : comme si l’achèvement de la théorie, voire son simple progrès, pouvait être ressenti comme un danger (204a). Lacan cite ici la conception de Strachey – La nature de l’action thérapeutique de la psychanalyse – en terme de Surmoi et de Surmoi parasite où il s’agit d’une série d’échanges entre le sujet analysé et le sujet analyste, « d’introjections et de projections, qui nous porte très spécialement au niveau des mécanismes de constitution des bons et mauvais objets, qui a été abordée dans la pratique de l’école anglaise de Mélanie Klein et qui n’est pas lui-même (le Surmoi ?) sans présenter le danger d’en faire renaître sans repos » (204-205). Lacan note bien ici le danger de réduire le sujet à une mécanique de construction de lego, un assemblage de briques. C’était ce qui se jouait apparemment dans les deux cas analysés dans les séances précédentes (Dick et Robert).
Décalage radical introduit ici par Lacan : « C’est, sur un tout autre plan, toute la question des rapports entre l’analysé et l’analyste : c’est-à-dire non pas sur le plan du Surmoi, mais sur le plan du Moi et du non-Moi, c’est-à-dire très concrètement sur le plan de l’économie narcissique du sujet » (205a). Ici, il ne faut pas faire l’erreur d’égaler le Surmoi au symbolique et le Moi à l’imaginaire.
Du côté du Moi, l’amour – et plus précisément l’amour-passion – « est, dans son fondement, également lié à la relation analytique » (205c). Ce caractère narcissique de la relation d’amour touche l’objet aimé qui se confond avec l’Idéal du Moi.
Lacan note ici la « répugnance », la « phobie véritable » (205 e), « l’horreur » (206a) que Fenichel éprouve par rapport à « cet amour en tant qu’il survient en tant que ressort imaginaire dans l’analyse ». En caractérisant tout simplement l’amour, le Moi, le narcissisme comme imaginaire, le lacanien peut répéter exactement le même mécanisme devant l’horreur de la passion amoureuse inhérente au transfert.
Il s’agit au contraire de repérer les « lignes de force » entre la relation narcissique y compris l’amour et le transfert dans son efficacité pratique (206ab), de repérer des carrefours (on pense déjà au graphe) où les ambiguïtés se renouvellent, c’est-à-dire où les oppositions, les paradoxes, des contradictions font travailler la pensée. Il n’y a aucun intérêt à rajouter les concepts aux concepts, les objets aux objets. Pour introduire un progrès en compréhension « il n’y a pas intérêt à décomposer indéfiniment », mais à comprendre comment la notion de transfert jouent avec plusieurs faces que Lacan précise comme le symbolique, l’imaginaire et le réel.
Le petit commentaire de Serge Leclaire
Serge Leclaire présente assez fidèlement le texte de Freud. Le narcissisme ne se réduit pas à une perversion, qui serait définie comme « amour de son propre corps, aimé de la même manière que le corps d’un autre ». « Le narcissisme existe comme forme de la libido dans bien d’autres comportements » (207d) – Freud cite en effet l’homosexualité et la névrose. Freud accentue que le narcissisme a « une place dans le développement sexuel régulier de l’être humain » (OC XII 217), qu’il y a un « narcissisme primaire et normal » (ibid. 218) et ce caractère structural est quelque peu passé sous silence par Leclaire.
Leclaire donne comme définition du narcissisme « la libido retirée du monde extérieur et reportée sur le moi » (207d), présentée comme la définition de base de cet article. Lacan l’arrête : « pourquoi dites-vous “monde extérieur” ? » – sous entendu et pas « monde » tout court, « monde imaginaire » y compris puisqu’il faut différencier très nettement introversion et narcissisme.
Il s’agirait dans cet article selon Leclaire d’intégrer l’étude de la schizophrénie (Bleuler !) dans la théorie de la libido. On aurait une théorie psychanalytique toute faite : comment y intégrer ces nouveaux venus du côté de la Suisse ? Tel n’est pas le propos de Freud : « je ne veux ni élucider ni approfondir le problème de la schizophrénie » (OC XII 219), Freud ne fait qu’introduire le narcissisme, et la schizophrénie n’est que l’occasion pour remettre en question la théorie des pulsions et le narcissisme est bien loin de pouvoir bénéficier d’une définition catégorique. Freud propose en fait une définition hypothétique : le narcissisme serait « le complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion d’autoconservation dont ne portion est, à juste titre, attribuée à tout être vivant » (OC 218). Mais on va voir que cette définition est fausse et qu’il n’est pas un complément à ce support plus fondamental que serait l’autoconservation (et les besoins).
Et c’est alors qu’intervient la question posée par la schizophrénie et ces deux traits fondamentaux : délire de grandeur et retrait de l’intérêt pour le monde extérieur. Et c’est dans ce cadre que Freud est amené à distinguer introversion et narcissisme : la question de Lacan était pleinement justifiée : le névrosé retire sa libido du monde extérieur (introversion) et la reporte sur le monde intérieur.
Avec les deux traits fondamentaux de la schizophrénie sont en fait introduits trois temps dont le deuxième est ce qui caractérise la schizophrénie : 1) retrait, 2) narcissisme, 3) délire des grandeurs ou narcissisme secondaire, création d’un nouveau monde qui n’est que l’agrandissement d’un narcissisme primaire.
Le retrait – introversion et narcissisme – est précisément ce qui limite (introversion) l’action de la psychanalyse ou ce qui la rend tout simplement impossible (narcissisme), dit Freud. Pour examiner la résistance, la question du narcissisme est donc fondamentale (mais aussi pour l’amour comme on va le voir).
Leclaire passe encore le paragraphe consacré au narcissisme dans la vie psychique des enfants et des peuples primitifs (troisième source pour introduire le narcissisme, après les névroses et les psychoses). Il ne s’agit donc pas d’inscrire tel ou tel dans la théorie de la libido, mais d’une « extension, légitime à mon avis, de la théorie de la libido »… et c’est une extension de questions.
Deux questions sont posées par Freud, relevées justement par Leclaire : 1) quelle est la différence entre le narcissisme et l’autoérotisme ? 2) s’il y a une libido du moi, ne doit-on pas revenir à un monisme pulsionnel, à la manière de Jung ?
L’intervention – l’interruption de Lacan.
L’introduction du narcissisme – plus précisément le « désinvestissement du monde extérieur qui est caractéristique des formes de démence précoce » (209ab)… engendre des difficultés extrêmes par rapport à la théorie analytique préexistante.
Dans les Trois Essais, avec la théorie de l’auto-érotisme, la libido émet des pseudopodes et elle est par là « constitutive comme telle d’objets d’intérêt » (209b). Et Freud laissait en dehors de ce mécanisme de la libido tout ce qui n’est pas de l’ordre du désir. Tout est bipolaire dans cette conception (et c’est ce qui est nécessaire pour expliquer les conflits évidents dans la clinique). Mais « Freud a fort bien senti que cette conception “n’allait pas” si l’on généralisait à l’excès cette notion » (210a), à savoir la libido.
Pour Janet et pour Jung, c’est à l’intérieur de la fonction du réel que peuvent se distinguer, comme une partie, un registre ou un chapitre du tout du réel, la libido et les rapports libidinaux. Mais – il faut ajouter ici « pour Freud » – « si la libido n’est pas isolée de l’ensemble des fonctions de conservation de l’individu, elle perd toute espèce de sens » (210c) ; il nous faut comprendre comment cette isolation – la libido ne rentre pas dans le tout de ce qui plait en général, malgré l’étymologie relevée par Jung, libet, il plait – est constituée effectivement (et pas seulement comme une distinction entre les objets sur lesquels portent l’intérêt). Mais la théorie de Freud selon laquelle la libido serait comme « la propriété de l’âme en tant qu’elle est créatrice de son propre entourage et de son monde » (211c) ou la théorie de l’autoérotisme et de ses pseudopodes est pratiquement équivalente à la théorie de Jung (et de Janet).
La différenciation radicale entre deux types de pulsions est introduite par Lacan – à la suite de la controverse avec Jung – par la différence entre deux types de processus où la libido se retire des objets extérieurs : l’introversion dans la névrose, le narcissisme dans la psychose. « Il se passe quelque chose, dans la schizophrénie, qui perturbe complètement les relations du sujet au réel et qui noie (…) le fond avec la forme » (211d). À la suite de cela, Lacan pose « la question de savoir si la théorie du retrait de la libido (à savoir le narcissisme) ne va pas beaucoup plus loin que ce qui a été à proprement parler défini à partir de ce noyau organisateur » que serait l’autoérotisme et ses pseudopodes.
Mais fait remarquable, Lacan ne saisit pas – du moins ici – la réponse freudienne pourtant claire et évidente à cette question en même temps qu’aux objections de Jung à la théorie freudienne de l’origine sexuelle de toutes les psychonévroses (y compris la schizophrénie). Première objection de Jung (et la réponse de Freud se fait en termes d’opposition du narcissisme et de l’introversion) : le retrait de la libido des objets extérieurs est complet chez l’anachorète (à partir des objets qu’il se refuse) et chez le castrat (à partir de la libido qui est niée) ; pourtant ni l’un ni l’autre ne produit une schizophrénie. La réponse de Freud est claire : la libido ne s’est pas retirée de tous les objets, mais seulement des objets extérieurs et la libido n’est pas limitée à la génitalité ; lors d’un apparent retrait de la libido des objets extérieurs, il reste encore la possibilité d’un investissement sur des objets fantasmatiques (introversion) et d’une sublimation où la libido est transformée et touche des buts non orientés vers le génital. Deuxième objection de Jung (et la réponse de Freud se fera en terme de condition de possibilité de la réalité) : si la schizophrénie n’était qu’un retrait libidinal, la perte de la réalité devrait être limitée à la sphère libidinale. La réponse de Freud est claire : toute la réalité dépend et n’existe qu’en fonction de l’attention que je lui porte et cette attention est toujours sexuelle. Si l’on coupe le courant (l’investissement libidinal), la réalité disparaît (et cela dans sa correspondance avec Freud, Jung déclare tout simplement ne pas pouvoir le comprendre).
Le narcissisme est vu, par Lacan, comme un « processus secondaire » (212a), « le Moi doit se développer », tandis que les pulsions autoérotiques sont là depuis le début ; autrement dit, Lacan place ici le narcissisme dans une histoire de stades, de stades de développement (explicités notamment par Laplanche dans Sexual : stade des besoins, stade autoérotique où le sexuel s’appuie sur le besoin, stade narcissique, stade objectal). Le Moi est alors présenté comme formé dans le stade du miroir ou encore avec le schéma du bouquet renversé. Et cette unification des pulsions en une unité contenante (le vase) se joue dans une « fonction imaginaire » (212d). Cependant, chez Freud, le développement du Moi n’est pas pris comme un stade, mais comme le double mouvement de sortir de soi vers les objets et de retourner vers soi satisfait(1). C’est un mouvement réflexif qui se joue à tout instant et ce n’est pas une question de stade, mais une question structurelle.
Si l’on considère qu’il s’agit de stades, alors on voit apparaître une série de paradoxes : le symbolique précède l’imaginaire (comme c’est déjà évident avec le petit Robert) ; le névrosé relève de l’imaginaire (fantasmes) alors que le psychotique relève du symbolique, même si c’est un « symbolique marqué d’irréel » (215b) ; l’autoérotisme relèverait du symbolique alors que le narcissisme qui vient après relèverait de l’imaginaire.
Lacan pense à ce moment de son séminaire qu’il faut aborder la question – de la libido, mais aussi du transfert comme amour et résistance – par le cadre théorique de la première objection jungienne, cadre diagnostic, cadre théorique où Freud oppose l’introversion névrotique (où la libido se porte sur des objets imaginaires) et le narcissisme psychique (où la libido se porte sur le moi… mais où Lacan ajoute des considérations très claires dans le sens de l’irréel qui fait rêver et du symbolique). Cette conception domine les trois premiers séminaires de Lacan jusques et y compris la nécessité de bien différencier névrose et psychose.
Pourtant le schéma théorique implique aussi que la psychose reporte sa libido dans la création de nouveaux objets, d’un néomonde, le monde du délire, que Freud ne néglige par ailleurs nullement (cf. la psychose hallucinatoire chronique ou amentia de Meynert), c’est ce que Lacan nomme « la fonction de l’irréel » (214e) tout en la rapportant au rêve et au symbolique. La seule différence structurelle entre psychose et névrose serait donc celle d’un moment intermédiaire entre le retrait de la libido et le réinvestissement sur de nouveaux objets imaginaires.
Moment intermédiaire nommé « narcissisme ». Ce narcissisme serait alors selon Freud la réserve de tout investissement objectal. Mais que veut dire « réserve » ? Vases communicants ?
Ou au contraire, n’est-ce pas plutôt la pâte de l’investissement qui fait que l’on porte attention à la réalité et qu’ainsi on la fait exister. Cela Jung et Janet ne pouvaient pas le comprendre en raison même du primat qu’il accordait à « la fonction du réel », c’est-à-dire à la réalité comme toujours déjà donnée. Cette réserve sous-jacente à toute réalité, qu’est pour Freud la sexualité porteuse d’attention, Lacan la reprendra plus tard dans les schémas L et R qui sous-tendent toute réalité et c’est dans ce cadre que s’explique précisément la psychose, c’est sa question préliminaire. À cet endroit-ci du séminaire, Lacan ne l’aperçoit pas encore pris qu’il est dans l’idée que ce serait une idée moniste jungienne : « la propriété de l’âme en tant qu’elle est créatice de son propre entourage et de son monde » (211c).
Oui, mais cette propriété de l’âme est justement la sexualité à différencier radicalement de tout le reste, puisqu’elle porte tout le reste. On comprend que c’est à ce niveau que doit se jouer la fonction du transfert… le moteur archisymbolique à l’intérieur de l’imaginaire, de toute la réalité et il ne faut pas confondre l’une avec l’autre, sous peine de résistance.
Tout ceci n’est encore que la place de l’introduction du narcissisme dans le séminaire I, mais elle détermine, je pense, l’ensemble du séminaire, y compris le maniement du schéma optique, par la place de l’Autre qui doit rester centrale dans l’interrogation sur le narcissisme.
(1) « Le développement du moi consiste à s’éloigner du narcissisme primaire, et engendre une aspiration intense à recouvrer ce narcissisme. Cet éloignement se produit par le moyen du déplacement de la libido sur un idéal du moi imposé de l’extérieur, la satisfaction par l’accomplissement de cet idéal » (OC XII p. 243).