Le 02 juillet 2016, la sortie du livre de Christian Fierens : L’âme du narcissisme a été l’occasion d’une rencontre autour d’une table ronde dans les locaux de l’ALI, à Paris. En voici quelques extraits.
Intervention de – Pierre-Christophe Cathelineau
L’âme du narcissisme est un livre précieux
C’est celui d’un lecteur particulièrement attentif de Freud, et au-delà de Freud de Lacan. Nous avions apprécié la justesse du commentaire de L’Etourdit, le tour de force dans la pédagogie auquel nous invitait Christian Fierens. C’est toujours la même justesse dans la lecture et le souci toujours palpable de redonner à l’écrit de Freud, Pour introduire le narcissisme, l’éclat de son inventivité native qui guide l’auteur, comme cela avait été le cas avec l’Etourdit de Lacan.
Que dire du texte foisonnant par ses questions et ses amorces de réponse de l’âme du narcissisme ? Sinon que cet écrit vient restituer sa place au texte, juste avant l’autre invention majeure de la pulsion de mort, comme un moment fécond où Freud remanie à partir du narcissisme l’ensemble de sa théorie de la psychê.
On l’a dit, les deux questions qui parcourent cet ouvrage se formulent ainsi : si le narcissisme est absolument général, en quoi apporte-t-il quelque chose de nouveau par rapport à l’autoérotisme de la libido ? Si la libido investit primairement le moi, ne faut-il pas considérer les pulsions du moi, c’est-à-dire les pulsions qui veillent à la conservation du moi, comme profondément identiques aux pulsions libidinales et même encore d’avantage comme l’essence même des pulsions sexuelles ? Dans ces deux questions si justes il y a déjà les réponses.
A la première question il est répondu dans l’ouvrage de façon ambigüe et non dogmatique : le narcissisme apporte bien quelque chose de nouveau par rapport à l’autoérotisme de la pulsion, mais la question est laissée sans réponse définitive : le narcissisme primaire n’est en effet pas perceptible comme tel. Il n’y a pas de clinique du narcissisme, ni dans la névrose de transfert, ni dans la psychose, ni dans la perversion. Le report de l’investissement des objets extérieurs sur des objets fantasmatiques dans la névrose, son report sur des objets délirants dans la psychose, voir sur l’objet du désir dans la perversion ne permet en aucun cas d’étude directe du narcissisme. Il ne nous reste, dit Christian Fierens, que la voie spéculative. Le narcissisme est une hypothèse.
Mais Christian Fierens nous en avertit, il n’y a pas de symétrie entre le choix d’objet anaclitique par étayage sur le besoin et le choix d’objet narcissique, parce que le narcissisme primaire est une présupposition reconstruite par rapport au narcissisme secondaire. On voit que l’enfant aime sa mère, on voit qu’il est intéressé et donc qu’il est égoïste, on voit qu’il est autoérotique. Mais on ne voit pas le narcissisme en tant que tel. Il s’agit donc bien pour Freud d’un concept fondamental que la clinique permet d’entrevoir comme primaire, mais que la clinique ne permet pas d’observer sinon dans ses effets.
En quoi peut-on opposer par exemple l’état amoureux au choix d’objet narcissique chez une femme ? C’est que d’un côté il y a un appauvrissement du moi en libido au profit de l’objet aimé et de l’autre un état où par sa beauté la femme peut se suffire à elle-même. L’intensité avec laquelle ces femmes n’aiment qu’elle-même est à comparer avec l’intensité avec laquelle l’homme les aime. Mais s’il y a bien dans les deux cas surestimation de l’objet, le narcissisme primaire demeure inaccessible.
Notons alors que Christian Fierens passe progressivement d’une réflexion sur le Moi à une véritable spéculation sur le sujet du narcissisme et c’est ce terme qu’il emploie plusieurs fois à la fin de son livre. C’est pourquoi une première question vient à l’esprit dans le fil de sa lecture : est-ce qu’il ne pense pas qu’en réalité avec le narcissisme Freud énonce en clair non pas une théorie du Moi et de son destin pulsionnel, mais d’une façon plus radicale une théorie du sujet, où la question du Moi devient peu à peu secondaire, par rapport à ce que Freud désigne comme un processus primaire dont le Moi ne fait que résulter ?
Il faut reconnaître à ce commentaire de Freud le mérite de nous défaire des présuppositions qui réduisent le narcissisme à sa seule dimension imaginaire, c’est-à-dire à ce lieu commun à partir du stade du miroir chez Lacan à sa seule réflexion dans l’image, formatrice du Moi. Ne peut-on pas dire qu’avec le narcissisme primaire ce sont les trois dimensions du réel, du symbolique et de l’imaginaire qui se trouve revisitées ? Précisément Christian Fierens le dit. Précisément parce que le narcissisme primaire semble être celui du sujet, coinçage des trois dimensions, et mise en œuvre de la libido, c’est-à-dire du sexuel pour le sujet et seulement du sexuel. Christian Fierens a donc beau jeu d’insister sur le caractère révolutionnaire de Freud par rapport à Jung, sur l’enracinement dans le sexuel du narcissisme originaire et de dérouler à partir du narcissisme le lien structural du sujet au Moi, du Moi au Moi Idéal et du Moi Idéal à l’Idéal du Moi. C’est l’un des aspects les plus riches et les plus persuasifs de cette étude que de montrer comment c’est parce qu’il s’aime lui-même que le sujet érige en une relance phallique, soulignée par Christian Fierens, un Moi Idéal supposé réglé sur un Idéal du Moi venu d’un environnement culturel fait d’interdits et d’obligations morales et toute la clique des instances surmoïques. Le refoulement du sexuel en l’occurrence trouve son origine dans les méandres d’un narcissisme détourné au profit d’une norme qui en dernière instance s’origine dans le narcissisme lui-même. Ce n’est jamais que pour s’aimer lui-même au regard de l’Idéal que le sujet fait l’expérience du refoulement et il est dès lors nécessaire de débusquer le narcissisme jusque dans le choix d’objet par étayage ou dans l’amour des enfants. Le choix d’objet par étayage qui suppose l’abandon du Moi est un détour pour mieux se retrouver dans l’amour d’un objet sur lequel vient s’investir la pulsion qui vient y célébrer de façon secrète l’amour que le sujet se porte à lui-même. C’est encore plus vrai de l’amour pour un enfant, His Majesty the Baby. Sa majesté est cet objet narcissique où le parent épris s’aime innocemment lui-même à travers la dimension de complétude heureuse que peut venir incarner un enfant pour ses parents. Freud le dit clairement.
Ne peut-on pas dire que l’ouvrage de Freud remet le narcissisme au fondement de toute théorie honnête du sujet ? Loin de constituer la pierre d’achoppement d’une cure, c’est littéralement la pierre d’angle d’une théorie du sujet qui fait de l’amour qu’il se porte le vecteur du refoulement auquel il peut advenir, mais aussi la matrice de ses choix d’objet par étayage. Est-ce que Christian Fierens dirait cela de l’intention de Freud dans cet ouvrage, méditation sur l’amour ?
Si tel était le cas, nous aurions affaire à un ouvrage qui révolutionne notre approche du sujet et du désir et qui de façon étroite le sujet, le sexuel et l’amour de soi, et ce au détriment des théories qui ont réduit le narcissisme primaire à un artefact imaginaire ou symptomatique, pratiquement dépassable avec un peu d’effort, et que Freud aurait oublié en route. Il y en a bien qui dissimulent leur narcissisme dans une façon toute spectaculaire de venir incarner le Grand Autre, comme le note Christian Fierens.
J’aimerais poser deux questions à Christian Fierens : pourrait-il nous en dire un peu plus sur cette notion et sur sa façon de l’inscrire dans le nœud borroméen ? Le narcissisme authentiquement freudien ne recouvre-t-il pas une théorie du sujet ? Ne faut-il pas dès lors soigneusement distinguer le narcissisme primaire dont parle Freud par hypothèse des phénomènes narcissiques liés au triomphe de la dimension imaginaire du Moi-en particulier dans le monde contemporain avec le primat accordé à l’image- qui ne concerne qu’un aspect très réduit du narcissisme ? Christian Fierens commence son ouvrage avec ce qu’on pourrait appeler la vulgate de narcissisme et le termine avec une théorie du sujet.
Intervention de Patricia Le Coat-Kreissig
« Zur Einführung des Narzissmus » : un véritable cadeau.
Ce thème constitue un précieux fil au travail, dans toute démarche psychanalytique, un fil sur le métier du psychanalyste.
D’emblée, nous sommes confrontés à l’étude du stade du miroir, telle que Lacan l’a proposée. Contraints à tourner en rond, nous démarrons un premier tour, comme on peut le faire dans une analyse, en s’appuyant d’abord sur Freud et ses travaux. Mais nous ne tardons pas à être surpris. Car, comme nous l’enseigne Lacan, la fin de l’analyse, c’est quand on a deux fois tourné en rond, puis retrouvé ce dont nous sommes prisonniers.
Par son thème omniprésent, ce texte de Freud constitue « une pierre d’angle », affirme Christian Fierens dans son livre. Un « point de capiton », ajouterions-nous, un retour de l’aiguille de matelassier, dont la visée traduit ce que Lacan enseigne comme étant l’élément constitutif de toute expérience humaine : « …le point où viennent se nouer le signifiant et le signifié entre la masse toujours flottante des significations qui circulent réellement entre (…) personnages, et le texte ». Une sorte de lien qui permet la réflexion mutuelle de l’Un et de l’Autre.
Dans le travail de Christian Fierens, la question de la réflexion entre forme et contenu semble surgir de façon naturelle : « Est-ce le contenu significatif qui est déterminant dans l’histoire du sujet ? Ou est-ce la mise en forme ? ». En effet, Fierens arrive à cette interrogation de façon presque nécessaire, étant donné que le signifiant dans la conception de Lacan, « en tant qu’il est barré de toute signification fixée une fois pour toutes, implique la pratique de cette réflexion. »
Parlons de ce retour de fil sur le métier de Freud. Parlons de ce retour qui ne nous emmène pas directement à la deuxième topique, mais d’abord à la Métapsychologie. Freud, accède avec ce texte à une autre aire de travail, un terrain plus proprement clinique. Il ne s’agit ici pas d’un simple glissement de la structure « conscient préconscient et inconscient » vers celle de « moi, ça et surmoi », mais d’un retour du fil qui revient étant passé par le lieu de l’Autre.
Nous trouvons ici un texte concernant le narcissisme, réflexif sur ce qui serait non seulement à l’origine du moi, ce que Freud nomme, das Ich, mais également d’un au-delà du moi : ein anderes Ich. Egaré dans ses successives réflexions, ce moi serait-il enfin un autre ?
Quand Freud mentionne dans ce texte la conscience (« das Gewissen »), bien qu’il semble la comprendre comme une instance qui fonctionnerait en quelque sorte comme un précurseur du surmoi, la question suivante se pose : de quelle nature est cette instance autoritaire, dans la clinique du narcissisme abordée notamment avec l’homosexualité et la paranoïa ? D’où vient-elle ? Que veut elle du Ich ? Et que fait-elle du Ich ?
Christian Fierens nous propose une lecture du texte freudien à l’aide de la métaphore du miroir, « du stade du miroir comme formateur de la fonction du je » en arrière plan, de façon à ce qu’elle mette de la lumière sur nos observations quotidiennes et particulières des manifestations narcissiques. Il en extrait trois moments, trois temps :
– le moment pratique, l’instant du regard
– le moment réflexif, le temps pour comprendre
– le moment théorique, le moment pour conclure
Fidèle à la lecture du mouvement du sophisme dans «le temps logique et l’assertion de certitude anticipée», nous voilà prisonniers de « L’âme du narcissisme » ?
Le temps logique : Notre premier regard se pose sur la couverture du livre.
C’est de l’oeuvre de Jacopo del Zucca, dit Zucchi (1589) que Christian Fierens a choisi revêtir son travail. : «Psyché surprend l’Amour»
Rappelons-nous : Psyché vivant en exil dans le recèle de son amant dont elle ignore l’identité, convaincue par ses soeurs jalouses que son époux est un monstre, décide de le poignarder.
«Aussitôt que la lumière a éclairé le secret du lit, Psyché voit le plus aimable te le plus doux de tous les monstres. Cupidon en personne, le dieu charmant endormi dans la plus charmante attitude. Même la flamme de la lampe se dilate (comme une pupille, le regard) d’aise à ce spectacle, le couteau maudit sa pointe sacrilège ….
Au pied du lit gisaient l’arc, le carquois et les flèches, insignes du plus puissant des dieux.
Psyché ne se lasse pas de voir, de toucher d’admirer, les redoutables armes de son époux. Elle tire une flèche du carquois et pour en essayer la pointe, elle l’appuie sur son pouce ; mais sa main tremble et Psyché se pique. Quelques gouttelettes d’un sang rose perlent sur sa peau. Ainsi, sans s’en douter Psyché se rend elle-même amoureuse de l’Amour…. » Apulée, Métamorphoses, livre V, chapitres 22-25.
Dans le tableau de Zucchi, Psyché est armée d’une lame tranchante et son regard vise ce qui est caché derrière ce magnifique bouquet de fleurs. L’énigme loge dans le champ qui couvre le bouquet de fleurs et le regard. Qu’est-ce qu’y est à voir ? Qu’est-ce que se cacherait derrière ce bouquet, si ce n’est que le pur reflet du désir ?
Un désir qui est Autre, celui de l’Autre. Eros, Cupidon un homme pour une femme, Psyché.
Si le désir et l’amour ne font pas toujours bon ménage mais si, avec Lacan, nous concédons que « Aimer c’est donner ce qu’on a pas à quelqu’un qui n’en veut pas », si nous nouons le réel et l’imaginaire par le symbolique, qu’en restera-t-il de nos interrogations sur le narcissisme ?
Ceci fait écho à la leçon du 19 avril 1961. Lacan y conclut : « C’est autour de cette assomption subjective entre l’être et l’avoir que joue la réalité de la castration », il nous semble que c’est dans la dualité de l’objet du désir et de l’objet de l’amour que se résume la question que pose le narcissisme à la clinique psychanalytique.
Freud, en écrivant « Zur Einführung des Narzissmus », qui est une réflexion sur la réflexion, un au-delà du regard dans le simple miroir concave, en s’interrogeant et en se retournant sans cesse sur « ce qui se joue dans la pratique analytique» comme le disait Lacan, ouvrait un espace d’une troisième possibilité de réflexion (une réflexion de la réflexion). De ce fait, il nous tendait un fil nouveau que nous devons mettre à nos métiers.
« N’acceptez pas les qualificatifs simplifiants clôturant toute discussion de narcissiques… en y situant le concept, la doctrine … » Voici un cri sorti de « L’âme du narcissisme » qui pousse au travail deux grandes descriptions cliniques de Freud. Il s’agit d’« Un souvenir d’enfance de Léonard Da Vinci » et du cas Schreber exposé dans « Les mémoires d’un névropathe » : «Denkwürdigkeiten eines Nervenkranken ».
Pour Léonard nous rappelle Christian Fierens, c’est le manque qui porte sur la question de son origine suivi de l’échec nécessaire de réponse, qui entraîne un retour sur la question, une représentation de ce manque. Etre ou avoir le phallus de la mère ?
Les pulsions d’autoconservation, qui s’expriment dans l’amour, privent sur les pulsions sexuelles ou érotiques, c’est-à-dire le désir, chez Léonard. Cliniquement c’est l’homosexualité qui l’oriente dans un mouvement qui tourne sur lui-même, fermé à tout autre espace.
C’est dans un au-delà, dans la métaphore du miroir plan et dans sa fonction d’altérité Autre, que souffle le courant érotique, que siège l’ouverture.
Si Léonard aime sa mère, Schreber aimait d’abord son père puis son frère.
Si pour Léonard, c’est la réussite de la sublimation, c’est à dire le versement de la pulsion sexuelle dans celle non sexuelle, pour Schreber ceci est un échec. Les deux pulsions s’opposent et Schreber délire.
En dehors de ce qui se lit plus particulièrement dans des deux cas cliniques repris des écritures de Freud dans « L’âme du narcissisme », Christian Fierens aborde le rôle des pulsions et des conflits ou accords entre elles, le rôle de l’objet d’amour, l’amour de soi et amour d’autrui, le moi idéal et de l’idéal du moi dans le narcissisme en suivant fidèlement le texte « Zur Einführung des Narzissmus ».
„Diesem Idealich gilt nun die Selbstliebe, welche in der Kindheit das wirkliche Ich genoß. Der Narzißmus erscheint auf dieses neue ideale Ich verschoben, welches sich wie das infantile im Besitz aller wertvollen Vollkommenheiten befindet. Der Mensch hat sich hier, wie jedesmal auf dem Gebiete der Libido, unfähig erwiesen, auf die einmal genossene Befriedigung zu verzichten. Er will die narzißtische Vollkommenheit seiner Kindheit nicht entbehren, und wenn er diese nicht festhalten konnte, durch die Mahnungen während seiner Entwicklungszeit gestört und in seinem Urteil geweckt, sucht er sie in der neuen Form des Ichideals wiederzugewinnen. »
« C’est à ce moi idéal que s’adresse maintenant l’amour de soi dont jouissait dans l’enfance le moi réel. Il apparaît que le narcissisme est déplacé sur ce nouveau moi idéal qui se trouve, comme le moi infantile, en possession de toutes les perfections. Comme c’est chaque fois le cas dans le domaine de la libido, l’homme s’est ici montré incapable de renoncer à la satisfaction dont il a joui une fois. Il ne veut pas se passer de la perfection narcissique de son enfance ; s’il n’a pas pu la maintenir, car, pendant son développement, les réprimandes des autres l’ont troublé et son propre jugement s’est éveillé, il cherche à la regagner sous la nouvelle forme de l’idéal du moi. »
Freud évoque ici le Idealich, cette instance première, infantile, à laquelle s’attache la toute puissance du petit et la perversion polymorphe de l’enfant. C’est cette perfection narcissique de l’enfance que le Ichideal tente de rejoindre, l’amour de soi.
Pouvons-nous dire, en appui sur la bande de Moëbius, que le passage du Idealich au Ichideal, du moi idéal au idéal du moi, pourrait être aperçu comme une articulation entre l’intérieur et l’extérieur de la bande ? N’est-ce pas un reflet de notre clinique moderne, la revendication d’une jouissance infantile revendiquant l’égalité pour toutes les jouissances ?
« Cette introduction ( du narcissisme) est l’introduction d’un questionnement généralisé, quantitatif, relationnel, modal dans ce qui paraissait si bien balisé par les découvertes de la psychanalyse…c’est l’introduction du loup dans la bergerie … » écrit Christian Fierens.
Ce loup n’attrape pourtant pas la chèvre, tel Achille n’attrapera pas la tortue. Le paradoxe d’Achille et de la tortue sur la bande de Moebius, où le dehors et le dedans se succèdent sans qu’aucun bord ne soit franchi …
Le passage du Idealich au Ichideal que Freud décrit avec beaucoup de finesse dans son article, introduit un espace, une faille, peut-être infranchissable, dans laquelle le narcissisme pourrait s’écrire.
Une autre écriture topologique s’y impose La clinique en témoigne.
La distinction entre le moi idéal et l’idéal du moi chez Freud restera un point intéressant et délicat. Pour Lacan le sujet se produit dans la mise en place d’une identification qui suit le fil du symbolique à partir d’un premier repérage à celui relevant de l’imaginaire disons le « narcissique » : autrement dit, dans un premier temps en référence à un père aimé afin d’atteindre par la voie du symbolique un au-delà, au nom du père.
« L’équivoque entre d’une part la réflexion des images et d’autre part la réflexion du symbolique autour de la question du réel est inhérente au narcissisme tel qu’il a été introduit par Freud. » en conclut Christian Fierens.
Le noeud boroméen s’y désigne.
Ouvrons le texte de Freud et interrogeons avec Ch. Fierens la « Normalité du narcissisme ».
Les premières phrases nous apprennent que « Havelock Ellis et P. Näcke employent « narcissisme » pour décrire le comportement de l’individu qui traite son propre corps comme un objet sexuel ».
Dans le texte allemand nous lisons : « Der Terminus Narzissmus entstammt der klinischen Deskription und ist von P. Näcke 1899 zur Bezeichnung jenes Verhaltens gewählt worden, bei welchem ein Individuum den eigenen Leib in ähnlicher Weise behandelt wie sonst den eines Sexualobjekts…« .
«In ähnlicher Weise », l’expression d’une approche, similitude, comparaison qui introduit l’idée de la normalité avec le « wie sonst », qui veut dire habituellement. La présence de l’expression « wie sonst« , évoque l’existence d’un espace de séparation entre le corps du sujet et l’objet corps.
C’est sur auto-érotisme qui s’ouvre le texte.
Freud, nous rappelle Ch. Fierens, examine ce que nous repérons aujourd’hui dans la structure psychotique à la lumière de l’investissement libidinal du moi. Mais si toute libido est narcissique, tous les hommes relèvent du narcissisme. Freud situe la libido à la fois du côté d’une « Uridentität », d’une identité primaire irréductible et de l’« Ichinteresse », de l’intérêt du moi pour soi et insiste sur l’inséparabilité des deux.
Et pourtant, c’est bien la spécificité de ce que nous nommons le narcissisme par rapport à l’auto-érotisme qui attire l’attention de Christian Fierens en suivant le texte de Freud de près.
« Nous verrons que le moi ne se développe que dans le mouvement du narcissisme et même que le mouvement du narcissisme n’est autre que le développement du moi et qu’il implique le retour ». (Christian Fierens) Il nous proposeun retour au stade du miroir et à ses étapes successives l’une constitutive de l’autre. En découle la question suivante :
Le narcissisme est-il donc : un passage nécessaire à la formation du sujet ?
La lecture du second chapitre du texte de Freud sur la dichotomie libidinale, sur la libido d’objet et la libido du moi nous emmène à la rencontre de l’hypochondrie et au phénomène amoureux, les deux côte à côte. Freud emploi le mot d’égoïsme à la place du narcissisme en évoquant le comportement égoïste du malade organique, du dormeur…Il y situe un tout autre versant de la libido. L’hypochondrie, cette clinique si riche et quotidienne, relèverait de l’auto-érotisme et non du narcissisme !
Ce passage, qui n’est pas facile à comprendre, illustre néanmoins la complexité de la question du narcissisme et de la part insaisissable de sa nature. « L’auto-érotisme et le narcissisme ne peuvent pas se situer l’un par rapport à l’autre sur la ligne du temps mais sur un cercle où tout reste présent dans l’actualité de la question », en conclut Christian Fierens.
Il n’y aurait donc pas de clinique propre du narcissisme, ni dans la névrose, ni dans la psychose ni dans la perversion. (Névrose de transfert, névrose narcissique, perversion).
Le narcissisme semblerait être partout : un ingrédient invisible de toute clinique.
La réflexion, qui démarre avec le stade du miroir et nous sert de guide, c’est la topologie.
C’est le script des espaces, du vide, une écriture.
L’objet du narcissisme, par rapport auquel nous situons le narcissisme, est à la fois objet interne et externe du sujet. Il ne saura guère se dévoiler qu’en tant que représentant, de l’a-chose et de la chose qui n’est pas, qui est, partout, pas tout et nulle part.
Le narcissisme peut-il être entendu en tant qu’hypothèse, un supposé « nécessaire » dans la formation du « je » ? Fera-t-il écho à la singularité du sujet et à la façon dont chacun traite la question du Un et de son rapport à l’objet a « sous l’édifice apparente de la libido »?
Ce Un, le moi, dans son rapport à l’objet qui fait de lui un sujet divisé, trouve-t-il son expression dans le narcissisme et son versant mythologique ?
Si il y a une brillance dans le moi, il y a une béance qui s’annonce dans le passage du Moi au Je. Le passage fait traumatisme. « Troumatisme », comme le soulignait Lacan.
Le narcissisme y est pour rien ?
« Le grand charme de la femme narcissique ne manque pas d’avoir son revers (Freud)» ; l’insatisfaction de l’homme amoureux, ses doutes d’être aimé, son incompréhension de la femme « …ont pour une bonne part leur racine dans cette incongruence des types de choix d’objet (Freud)» ;on ne saurait affirmer plus clairement : « il n’y a pas de rapport sexuel », le choix anaclitique et le choix narcissique ne sont pas congruents, puisque le premier est la face visible de ce qu’il cache, tandis que le deuxième est la face authentique de ce qu’il frustre. » (Christian Fierens)
Finalement, alors que Narcisse reste sourd à la voix d’Echo, écoutons ce qu’elle nous dit. Entendons le narcissisme comme le reflet du regard, tel que l’écho est reflet de la voix. Narcisse, comme Echo, répètent toujours la même (m’aime) question : Celle du rapport entre le Un et l’objet a, entre le S1 et le S2, l’homme et la femme, le phallus et l’objet a. C’est ce que nous trouvons en filigrane dans l’ensemble de l’enseignement de Lacan : cette question … entre le plein et le vide, le trop et le rien, la bascule d’un côté vers l’autre. Mais aussi la façon dont le discours se cristallise autour de cette question, se fige et aboutit soit au fantasme (libido d’objet), soit à la sublimation voire au délire.
C’est dans le discours dans la manière dont se ficelle un signifiant à un autre que nous trouvons apaisement. Par quel point de suture cela passe-t-il ?
Ce point de suture que Christian Fierens a nommé « pierre d’angle », ce niveau de retournement du fil situe l’impact de ce que Freud examine sous le terme « narcissisme ». Un point où se construit du discours dans une référence Une à une « Bedeutung » tel que Lacan l’a travaillée en appui sur les travaux de Frege.
L’objet a en place de premier référent, première réalité. C’est cette réalité qui porte l’intérêt pour tous les autres objets quelconques du monde, en place de semblant. Cet intérêt nous rappelle Fierens « est toujours déterminé par la sexualité ». S1… S2, S3, ….Sn, l’objet phallique l’objet a … objet anaclitique objet narcissique et … ?
« La Bedeutung …reste parce qu’elle est, après tout, tout ce qui reste de la pensée à la fin de tous les discours » (Jacques Lacan le 16/11/66).
La question qui se pose presque naturellement, suite à ces réflexions est la suivante :
Finalement, est-ce possible d’écrire l’émergence du narcissisme sous ses différentes apparences et visages, avec l’écriture des 4 voire 5 discours tel que Lacan les a écrits :
Une écriture du lien social entendu comme relation fondée par le langage. Quatre positions mutuelles y définissent quatre modes d’énonciation, à l’aide de quatre places permutantes : nommés place de l’agent, de l’autre, du produit et de la vérité. Une écriture mathématique reliant deux fonctions situées de part et d’autre d’une barre.
Sous la barre, ce qui est insu, mais est indispensable à l’opération. Il y a alors toujours quelque chose de caché. « La réalité sexuelle cachée … est elle-même soutenue par un insondable narcissisme, pilier de toute l’édifice » interprète Christian Fierens dans son livre « L’âme du narcissisme ».
Intervention de Jean-Louis Chassaing
Pas de quiproquos : s’il reprend le terme aujourd’hui galvaudé de narcissisme, le livre de Christian Fierens « L’âme du narcissisme » s’inscrit dans un original et fidèle retour à Freud ! Il était temps de redonner la place et son élaboration au narcissisme, de reprendre son introduction par Freud dans la théorie psychanalytique. En effet ce mot est devenu péjoratif, souvent synonyme d’une insulte dans le langage populaire, voire éventuellement également dans la bouche de collègues analystes (voir plus loin, le pervers….)(1).
Freud l’introduit dit-il à partir d’une description clinique de P. Näcke ; il s’intéresse peu au mythe en lui-même, passant de la perversion à la place de ce narcissisme « dans le développement sexuel régulier de l’être humain » , ceci dès les premières lignes. Pour l’Histoire, Paul Näcke est un psychiatre allemand un peu particulier, né le 23 janvier 1851 à Saint-Pétersbourg et mort le 18 août 1913 à Colditz. Il serait connu en effet notamment pour avoir introduit le concept de narcissisme en psychologie en 1899. Criminologue il prônait l’usage de la castration et de la stérilisation pour les « dégénérés », criminels ou pas.
Freud dans les Trois essais sur la sexualité revient dans une note en bas de page sur l’emploi du terme, note datée de 1915 soit un an après la publication de « Pour introduire le narcissisme » auquel il renvoie. Dans un ajout de 1920 Freud précise que « le terme de « narcissisme » n’a pas été créé, comme je l’ai indiqué par erreur dans ce texte par Näcke, mais par H. Ellis. (La question de la paternité du terme fut abordée par la suite par H. Ellis lui-même (« The conception of narcissisme », 1927) qui reconnut que les mérites de sa création devaient être partagés ». Freud ici, en 1920, se réfère à la libido d’objet et à ses transformations, étudiées par la psychanalyse, alors que celle-ci « est incapable de différencier sans problème la libido des autres énergies qui agissent dans le moi ». Il renvoie là à son texte de 1914 et critique la position de Jung qui « dilue le concept (de libido) en le confondant avec la force pulsionnelle psychique en général ». La question de la distinction du sexuel – auquel se limite la libido – et des autres motions pulsionnelles (du moi) est à l’œuvre une nouvelle fois.
Le livre de Christian Fierens suit pas à pas le texte freudien, avec une lecture originale, contemporaine et inactuelle sauf à rester (redevenir ?) rigoureux dans la théorie psychanalytique à ce sujet.
En reprendre le contenu, avec son développement pas à pas, ses retours, ses « réflexions », mot maintes fois employé, n’est pas simple tant l’étude freudienne de ce narcissisme est un « tourbillon » comme le dit lui-même C. Fierens : le narcissisme cet « insondable ». J’avancerai le mot de « désordre » en me souvenant de mes premières lectures du texte de Freud, avant la relecture par Lacan. Et avant l’explicitation, laborieuse, pleine de finesse et utile de C. Fierens.
Certes le mot introduit en son emploi psychanalytique, et qui « provient de la description clinique » (c’est Freud qui l’introduit ainsi…) n’est pas au plus près du mythe et C. Fierens le dégage de cela – si ce n’est succinctement au début du Ch. 8 – afin d’en préciser sa place pour nous. Mais tout de même Freud reprend ce terme, nous le comprenons, afin d’interroger « l’autre » de la sexualité d’objet. A savoir, « … pour désigner le comportement par lequel un individu traite de son corps de façon semblable à celle dont on traite d’ordinaire le corps d’un objet sexuel… ». Cet aspect pervers de la satisfaction est alors élargit, ou déplacé par Freud pour « revendiquer une place dans le développement sexuel régulier de l’être humain » (première page du texte freudien de 1914).
Mais que fait donc Narcisse ?
Ce mot de « désordre » que j’ai avancé précédemment, je l’emprunte à Pierre Hadot. L’article qu’il dispense dans la Nouvelle Revue de Psychanalyse, Numéro 13 Printemps 1976, article intitulé « Le mythe de Narcisse et son interprétation par Plotin », interprète le texte de Plotin « comme l’expression du désordre qui s’introduit dans les âmes lorsqu’elles se laissent fasciner par leurs reflets. » Pierre Hadot rappelle que la fleur narcisse est une fleur d’eau, nécessitant un milieu froid et humide. C’est une fleur funèbre, celle avec laquelle on tissait des couronnes, la fleur également des grandes divinités d’Eleusis, Déméter et Perséphone. Son nom s’associe à celui de narcose, nark-issos, de narké qui signifie engourdissement. L’engourdissement, narkan ; nom donné à un médicament aujourd’hui, Narcan*, naloxone, antagoniste des récepteurs opiacés, utilisé en cas d’overdose d’héroïne. Pierre Hadot répertorie le mythe chez Ovide bien sûr, ou chez Pausanias (pour lequel le reflet est celui de la propre sœur de Narcisse, donnant ainsi au mythe la figure de l’autre comme le même, le semblable, le « double vivant »), mais il s’appuie plus volontiers sur la version de Plotin, qui lui semble faire mieux entendre ce que le mythe dégage. Selon lui « l’interprétation philosophique que Plotin nous donne de ce mythe touche plus directement aux problèmes du narcissisme ». En effet on y perçoit ce reflet du double, la notion du regard comme objet, la question de l’adresse, avec la voix d’Echo, malheureuse qui ne peut que répéter ses mots à l’endroit d’un Narcisse fasciné par l’image dans le miroir de l’eau. Par sa voix soutenant exclusivement la reproduction entendue de l’autre (mais Narcisse parle-t-il, tout à l’image qui le fascine ?), la nymphe Echo s’adresse à lui qui ne veut pas d’elle. Oui Narcisse parle, il parle à Echo : « Plutôt mourir que d’être possédé par toi ». Question de possession, son corps, son image n’appartient à personne d’autre. « Retire ces mains qui m’enlacent ». Pierre Hadot citant le texte d’Ovide le note : « Ni jeunes gens ni jeunes filles ne purent le toucher ». Une question semble essentielle, y compris pour notre propre analyse, question dont et parce que la réponse varie selon les auteurs : Narcisse se reconnaît-il en son image ? Ovide le fait se reconnaître « Iste ego sum » « Mais c’est moi ! » « Je brûle d’amour pour moi-même », ce qui n’amène aucune conséquence si ce n’est la mort. Pausanias fait reconnaître la sœur dans le reflet, c’est à dire l’autre comme semblable, autre mais du même reflet. Hadot dit qu’il est important que Narcisse ne se reconnaisse pas, il ne reconnaît pas l’objet de sa passion. Chez Ovide, Narcisse meurt de langueur, selon Hadot sa mort n’est pas punition mais délivrance. Cette question de la non reconnaissance de l’objet de sa fascination, de sa passion rejoindrait celle de la méconnaissance du narcissisme, de l’intensité de l’amour de soi-même, de son image. Un autre point important est que cet objet, reflet, n’est pas saisissable. Nous avons avec Hadot et Ovide parlé de la possession, selon ce dernier Narcisse s’écrie, en son adresse à Echo : « Inopem me copia fecit » « Ma possession de moi fait que je ne puis me posséder ». N’est-ce pas intéressant… ?! Quel drame ! « Plutôt mourir que de me donner à toi » dit Narcisse à Echo, laquelle lui « répond » en reflet « Me donner à toi »… ! Méprisée Echo se dessèchera jusqu’à devenir rocher et seule persistera sa voix, qui ne sera qu’écho. Destin déjà de Narcisse pris dans les reflets. Sa voix, son regard. Mais le destin avait été prédit par Tirésias : « Il vivra longtemps s’il ne se connaît pas ». Traduit par Hadot non pas comme s’il « ne se reconnaît pas », il y a des pièges d’interprétation, mais comme « s’il ne se voit pas », si son regard ne rencontre pas son image, déclenchant alors la fascination. Ne s’adonner qu’à soi-même. Ce qui n’est pas donner à voir sa propre image !
Mais reprenant Plotin, Pierre Hadot resitue le mythe dans son contexte d’époque. Il n’en reste cependant pas à une simplification qui reprendrait la doctrine platonicienne : « la réalité visible n’est que le reflet du monde des Idées ». L’important pour Hadot est que Narcisse ne comprend pas quelle est la cause de ce reflet, à savoir lui-même. C’est la raison pour laquelle « il tient pour réalité substantielle ce qui n’est qu’un reflet ». L’âme « narcissique », terme que Christian Fierens pose dans son titre et dans son ouvrage, « ignore que son corps n’est qu’un reflet de son âme, parce qu’elle ignore ou a oublié le processus de la genèse du monde sensible », laquelle s’effectue par mode de reflet. « Toute la réalité des corps vient donc de l’âme, dont ils reflètent la lumière ». Pierre Hadot raconte que pour Plotin l’âme devait rester indifférente au reflet, cet auteur était paraît-il dans l’évitement du reflet de son corps.
Ainsi l’âme « narcissique » a oublié le processus de production du monde sensible et comme Narcisse elle prend le reflet pour la réalité en soi.
Je reviens brièvement sur « le désordre ». En effet lorsque les âmes se laissent fasciner par leurs propres reflets cela a des conséquences, un désordre s’installe. Le regard se laisse emporter et figer sur ces reflets, l’œil n’est plus porté aux autres, aux horizons. L’âme, les Idées, par le regard, par la voix, s’enlise dans le corps, image, elle oublie l’établissement du monde, « le monde sensible est déjà constitué, les reflets sont là, vivants, animés, mais les âmes s’y précipitent… », alors que « le corps n’est que le reflet d’une lumière antérieure qui est la vraie réalité »… Le texte de Pierre Hadot est superbe, les récits du mythe également mais complexes. La mé-connaissance est une idée essentielle à mon avis selon les lectures.
Revenons au livre de Christian Fierens et à Freud. La préoccupation du maitre n’est pas de reprendre le mythe. Nous dirons qu’elle tourne autour de l’amour, la libido, de l’objet et du moi. Elle est théorique plus que clinique. Christian Fierens l’écrit au début du chapitre 6 : « il n’y a pas de clinique du narcissisme ». Celui-ci n’est jamais perçu comme tel, de « tourbillon » il est ici « problématique ». « Insondable ». C’est vrai, d’ailleurs Freud fait la leçon à Jung sur le plan théorique, il s’attaque aux psychoses – parle de schizophrénie et de paraphrénie – et il maintient sa théorie des pulsions sexuelles versus pulsions de conservation, maintient le sexuel même s’il y a cette problématique du sexuel et de l’objet… et du moi.
Cependant c’est bien de clinique avec les psychoses qu’il s’agit, mais elles ne sont qu’un support de réflexion. De même il est courant de parler de « narcissisme » à propos de telle ou telle personne. Mais cela a t’il à voir avec l’introduction de ce mot dans l’œuvre de Freud ?
Christian Fierens s’appuie sur deux cas analysés par Freud. Nous ferons remarquer qu’il s’agit de deux cas écrits mais non analysés directement : Leonard de Vinci et le Président Schreiber.
Pour le premier le narcissisme s’appuie sur la relation à la mère, il est contingent. Pour le second il serait plus premier, fondamental, appuyé sur l’amour du père (et du frère) ; il serait nécessaire. Sur le premier cas la question de la sublimation se pose, comme « non-sexuel », changement de but, avec un aspect « commun », « socialisé » de l’objet. Ce qui ne peut être satisfaisant, Fierens répondant à notre question à cet égard.
Nous ne pouvons, avec cette reprise de l’introduction du mot dans la théorie, éviter la référence inflationniste au narcissisme de certains psychanalystes nord-américains – Otto Kernberg ; Hans Kohut notamment – cette fonction du narcissisme sous tendrait leurs cas dit border line. N’y a t’il pas là également –également c’est-à-dire selon l’acception populaire – une dérive sémantique du terme ? Cependant les études de ces psychanalystes sont étoffées, mais selon une psychopathologie plus psychologique que psychanalytique.
Cette introduction, que concerne-t-elle ? S’agit-il d’un concept ? Nous savons Christian Fierens exigeant et précis sur ce mot. Non, il ne s’agit pas d’un concept. Il ne s’agit pas non plus d’une vague intuition. Il s’agirait plutôt d’un outil, un moyen, une fonction, un questionnement, un moteur de réflexion pour Freud en tout cas. A maintenir comme tel pour nous-mêmes. C’est un mouvement qui s’est imposé à trouver sa place dans la théorie. Là serait son qualificatif.
Cependant dans le livre de Fierens nous trouvons aussi parfois l’aspect quantitatif.
A propos des questions fort judicieuses : pourquoi Leonard est-il parvenu à une sublimation, pourquoi Schreber est-il parvenu quant à lui à son délire, Christian Fierens rappelle le « système hydraulique » de Freud, la quantité de la libido – le sexuel – se déversant sur le moi et sur l’objet, en vases communicants (CH. 4). Cependant la difficulté de maintenir cette bipolarité du pulsionnel se fait évidente dans la logique de la théorie. Ici Fierens pose de réelles questions quant à l’évolution de la théorie de Freud et on lira avec grand intérêt la fin de ce chapitre Pourquoi introduire le narcissisme. Le sens d’un retour de réflexion. « Cette introduction est l’introduction d’un questionnement généralisé, quantitatif, qualitatif, relationnel, modal… ». Le narcissisme interroge chaque concept construit et développé antérieurement.
Le facteur quantitatif se retrouve lorsqu’il est question justement de l’hypochondrie, de la libido d’organe et de sa prise, et à plusieurs reprises nous étudions avec Fierens au fil du livre cette passionnante et inévitable discussion, « ignorée » de longue date, celle qui concerne la distinction entre narcissisme et auto érotisme.
Pour terminer je noterai deux points importants selon moi à la suite de mon exposé.
- « La réflexion introduite par le narcissisme met en acte un passage : celui de la réflexion du fonctionnement d’organe à l’amour » écrit Fierens. Passage de l’investissement d’organe (hypochondrie) à l’investissement du corps (narcissisme). Ainsi l’amour est bien un investissement de la libido d’objet mais il renvoie au s’aimer soi-même en l’autre, ou à aimer ce qui manque à soi-même en l’autre. « On aime selon le type narcissique », ce qui n’est pas la même chose que d’« aimer selon le type par étayage ». Choix anaclitique et choix narcissique ne sont pas congruents, Christian Fierens appliquant ces formulations à la relation homme/femme, il énonce le « il n’y a pas de rapport sexuel » de Lacan, homme et femme se situant différemment selon ces modalités. Cela aurait sans doute demandé un développement plus ample, notamment le rapport au phallus de l’une et de l’autre, ou de l’un et de l’Autre, mais ce livre est centré sur l’introduction freudienne du narcissisme dans sa théorie.
- Nous rappellerons comment Lacan parle de l’auto érotisme dans son séminaire. Il le définit par le fait que les pulsions portent sur des objets diffractés, éparses ; comme étant « un manque de soi », du tout au tout dit-il. C’est un manque d’image, un manque de i ( ). C’est donc l’inverse du narcissisme, lequel lui est i (a).
Et bien voici ce qu’écrit Freud, repris par Fierens : « Ce stade (auquel sont fixés le personnalités dans leur développement de la libido. Nd JL C) consiste en ceci que l’individu en cours de développement, qui pour acquérir un objet d’amour rassemble en une unité ses pulsions sexuelles travaillant autoérotiquement, prend d’abord soi-même, son propre corps, comme objet d’amour, avant de passer de celui-ci au choix d’objet d’une personne étrangère ». Ce que Fierens remarque bien puisque plus loin il mentionne « L’articulation du narcissisme par rapport à l’autoérotisme est certes la question du moi, indiquée par Freud comme le développement du moi ».
Beaucoup de questions sont abordées – le refoulement, l’idéal du moi (comme détachement du moi du narcissisme) – évidemment puisque l’introduction du narcissisme est un questionnement, une réflexion propre à revisiter les concepts freudiens. Ce qui n’est pas un luxe si l’on veut conserver à la psychanalyse sa spécificité et ses enjeux. Remercions Christian Fierens de nous faire effectuer ce voyage.
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Cf. également ma critique antérieure de ce livre sur le site de l’ALI. Il s’agit ici du topo à partir de la table ronde qui eu lieu le 2 juillet à l’ALI.