Pawòl an bouch pa chaj
03 janvier 2014

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CONVERTY Franciane
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REMERCIEMENTS

Bonjour à vous tous.

Je tiens à adresser mes remerciements à

– L’ALI pour avoir organisé ce colloque en Guadeloupe, en ce mois d’octobre consacré à la célébration du 30e anniversaire de la journée internationale du Créole.

– L’Ecole Régionale de l’ALI-Antilles, tout particulièrement, Roberte COPOL-DOBAT, qui par son incitation forte, m’a convaincue de l’intérêt de proposer cette communication.

– Jeanne WILTORD et à tous les membres de l’ALI qui m’ont encouragé à poursuivre cette réflexion, suite à l’exposé de ce travail lors des journées préparatoires d’octobre 2012.

Enfin, je remercie l’assemblée de l’attention qu’elle va m’accorder.

L’exposé qui va suivre me fournit l’occasion de remettre au travail, la question des rapports entretenus entre ces deux langues : le créole et le français, telle que j’ai pu l’appréhender dans l’exercice de ma pratique clinique, notamment en milieu carcéral en Guadeloupe.

INTRODUCTION

« Pawol an bouch pa chaj», « Pawol sé van », « Twop pawol, gaté zanmi » , « fò pa ou mò, pawol plen kè » , « 0n mange tout, on ne dit pas tout », « Qui raconte ses peines raconte ses mépris. Pawol an kè pouwi trip »[1]

Ces maximes fréquemment véhiculées en Guadeloupe à l’égard de la parole m’ont conduit à m’interroger sur le statut de la parole au sein de notre société de tradition orale.

Dans le cadre de ma pratique clinique en milieu carcéral, au sein du colloque singulier avec ces patients, j’ai été amenée à repérer les positions particulières occupées selon que le sujet s’exprime en français ou en créole.

La parole, effet du langage, constitue, entre autres, un vecteur de transmission qui inscrit l’individu dans les rapports de filiation et d’alliance. Si tant est que :

« Parler une langue, c’est assumer un monde, une culture [2]» nous dit F. Fanon.

Ainsi donc, parler créole ou parler français positionne le sujet parlant dans une chaîne de signifiants qui le renvoie à son histoire personnelle et collective. Comment ce rapport Créole / Français se révèle-t-il à nous dans le colloque singulier de notre pratique clinique ? Comment le psychologue se positionne-t-il ?

La parole, lieu de la subjectivité, outil principal dans la pratique professionnelle du psychologue nous convoque à la complexité du sujet dans son rapport à la langue créole et à la langue française.

Comme le dit Monique Schneider :

« Parler ce n’est pas seulement transmettre un message, mais faire advenir un rapport spécifique avec celui qui fait fonction de dépositaire. »[3]

Jacques Lacan nous convoque dans « Les écrits » à cette puissance de la parole et de l’écoute :

« Quelle se veuille agent de guérison, De formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un medium : la parole du patient. L’évidence du fait n’excuse pas qu’on le néglige. Or toute parole appelle réponse. »[4]

Le créole a été longtemps frappé du sceau de l’interdit à l’école, depuis, il a été reconnu comme « Langue et culture régionale » ; il ne se heurte pas moins à des îlots de résistance, ainsi donc le rapport créole / français ne semble pas aller de soi.

Qu’est-ce qui est en jeu dans ce rapport créole/ français ? que nous révèle ce Réel des deux langues dans l’économie subjective des sujets parlant ?

LA PAROLE, EFFET DE LANGAGE

«Je voudrais comprendre pourquoi les Guadeloupéens aiment parler tant le français.

Pourquoi les Nègres méprisent le créole, une langue qu’ils savent parler.

Que c’est laid ! Tu ne sais pas parler le français et tu veux parler le français.

Il faut être cinglé pour rester dans une situation pareille. » – Dany Bébel-Gisler, LEONORA, L’histoire enfouie de la Guadeloupe, Mémoire vive, Seghers, Paris, 1985, p 240

La réflexion que nous proposons concernant le rapport du créole et du français en Guadeloupe prend appui, entre autres, sur les études sociologiques et linguistiques menées par différents auteurs, tels Pierre Bourdieu, Austin et Dany Bébel-Gisler.

Nous ferons tout particulièrement référence à l’ouvrage de D. Bébel-Gisler : « Langue créole, force jugulée » où elle s’est attachée à montrer en quoi les rapports de force et de sens entre le créole et le français renvoient aux données historico-culturelles, économiques et politiques des sociétés afro-américaines. Elle montre comment ces données viennent façonner l’univers, les représentations du monde antillais, en l’occurrence, ceux de la Guadeloupe. La réflexion menée par Dany Bebel-Gisler met en exergue l’interdiction qui frappait le créole. Ainsi donc, « Le créole est interdit en classe, refoulé et censuré dans l’administration, à l’Eglise, interdit dans les Maisons des Jeunes et de la culture crées en Guadeloupe en 1965, dans tous les lieux que le pouvoir tient pour sociologiquement digne de son autorité, de son prestige, de sa gloire, et où s’exercent et se légitiment la violence symbolique du français et le refoulement du créole par les Antillais eux-mêmes. » [5]

Si l’on se réfère au statut de langue régionale, récemment acquis, par la langue créole, à priori le rapport créole/ français devrait faire parti d’un passé révolu, il n’en est rien, si l’on en juge par les attitudes et comportements des locuteurs créolophones.

En effet, si le créole n’est plus en butte au français hégémonique, il n’en demeure pas vrai, que le rapport du créole/français ne semble pas aller de soi.

Dans le cadre de notre pratique clinique, ce rapport créole / français nous est apparu, à certains égards, empreint de complexité. Ainsi donc, nous avons été amenée à repérer que cette reconnaissance du créole se heurte encore à des poches de résistance individuelle, que nous allons tenter d’appréhender à travers les vignettes cliniques qui vont être présentées.

LA PAROLE, EXPRESSION DE LA COMPLEXITE DU SUJET

Ce recueil d’observations concerne quatre vignettes cliniques qui se sont révélées de notre point de vue, représentatives des positions subjectives avec lesquelles nous avons été confrontée dans le cadre de notre pratique clinique.

Pour traiter du rapport du créole et du français, quatre situations issues de notre pratique clinique vont être brièvement présentées :

1°) Persistance de l’usage de la langue française, en l’absence de sa maîtrise.

2°) La langue créole déclarée : « langue agressive ».

3°) « Parler créole à une femme, c’est le dé- respecter »

4°) « Map ja asi do »

Ces situations cliniques ont un point commun : le rapport à la langue créole. Les trois premières sont issues de notre expérience clinique en milieu pénitentiaire à l’exception de la dernière. Nous l’évoquons car elle nous fournit l’occasion d’illustrer, « la surdité » dont nous pouvons, parfois, faire preuve dans la situation d’écoute, en notre qualité de psychologue. Cette quatrième vignette constitue un des éléments princeps de notre réflexion concernant le rapport créole/français.

PRESENTATION DES VIGNETTES CLINIQUES

Quelques mots sur l’organisation sanitaire des personnes détenues avant d’aller plus loin :

Jusqu’à la réforme actuelle, instaurée par la loi du 18 janvier 1994, l’Administration Pénitentiaire avait la responsabilité de l’organisation des soins aux détenus. La nouvelle politique de soins aux détenus repose sur le transfert de leur prise en charge sanitaire au Service Public Hospitalier. En Guadeloupe, l’Unité de consultation et de Soins Ambulatoires (U.C.S .A) est rattaché au Centre Hospitalier Universitaire, il assure les prestations relevant de la médecine générale et le Service Médico Psychologique Régional (S.M.P.R.) est rattaché au Centre Hospitalier de Monteran, il assure l’ensemble des prestations relevant des actions de santé mentale en milieu pénitentiaire.

Vignette clinique N°1

1°) Persistance de l’usage de la langue française, en l’absence de sa maîtrise,

Le patient persiste à parler français au risque d’être difficilement compréhensible, voire d’exprimer le contraire de sa pensée. Cette situation, nous l’avons souvent rencontrée avec des détenus-patients âgés entre 60 ans et plus.

Cette persistance à vouloir à tout prix parler français, nous renvoie à cette citation de D. Bebel-Gisler : « Le créole est déclaré inefficace « handicap sérieux qu’il importe de supprimer dès l’âge de 5ans » car ne correspondant pas aux besoins linguistiques des antillais (…) « s’ils ne parlent pas la langue imposée par l’école, ils ne parlent pas du tout, n’ont aucun langage. »[6]

Cette position subjective à l’égard du créole est rarement rencontrée chez certains « mineurs incarcérés » qui adoptent souvent la position inverse, de s’exprimer exclusivement en créole alors qu’ils maîtrisent le français. Le créole est, à cet effet, utilisé comme un acte de protestation, de rébellion.

Cependant, nous avons été interpellée par un « mineur incarcéré » qui apparemment s’exprimait correctement en français. Ce qu’il disait était intelligible, toutefois, son discours s’est révélé en contradiction avec ce qu’il souhaitait réellement exprimer. Nous avons été amenée à repérer cette méprise en reformulant son propos. Suite à cette reformulation en français, nous avons été surprise d’entendre le jeune nous dire : « Ce n’est pas ça que je voulais dire ». A ce moment-là, nous lui proposons de lui redire en créole, ce qu’il nous a dit en français. Il nous confirme alors, que la traduction est correcte, par contre, elle ne correspond pas à ce qu’il voulait réellement dire.

« Sa ou fè ou bien fèy ou pé pa rouvin asi sa » traduit comme suit :

Ce que tu as fait, tu l’as bien fait, tu ne peux revenir dessus – en l’occurrence, l’agression dont il s’agit.

Nous l’avons donc mis en garde contre l’utilisation du français lors de sa rencontre avec le juge. Il a bien repéré sa difficulté dans la mesure où, il a demandé à l’enseignement en charge de sa scolarité de le servir d’interprète quand il aura une audience avec le juge. L’enseignement nous a alors interpellée à cet effet.

Si l’expression langagière de ce jeune était correcte sur le plan de la signification et de la syntaxe, elle ne correspondait pas à ce qu’il voulait transmettre à son interlocuteur. Ainsi donc, son expression a été pour lui, à la fois familière et étrangère. Cela nous a amené à faire un parallèle avec « l’inquiétante étrangeté » de Freud.

Nous sommes amenée à faire le constat que l’expression en français déborde la question des apprentissages, de la maîtrise / non maîtrise ; elle vient signifier quelque chose du rapport du sujet à la langue, à son rapport au monde et à lui-même.

Vignette clinique N°2

2°) La langue créole déclarée : « langue agressive ».

Un patient âgé environ de 25 ans nous déclare lors d’un entretien que :

« le créole est une langue agressive, il n’existe pas de mots pour exprimer les sentiments, l’amour, la tendresse »

Nous lui faisons part des mots de tendresse utilisés dans les berceuses créole et des paroles susceptibles d’être proférées en créole entre partenaires. Ce patient se montre surpris, il déclare faire une découverte car jusqu’ici, il a toujours utilisé le créole pour exprimer la colère, les injures, en résumé, les sentiments négatifs et dépréciatifs.

La position adoptée par ce patient permet de faire référence à la question du rapport langue dominante/ langue dominée en ce sens que la langue renvoie à l’aspect social, aux rapports socio-économiques et culturels.

Vignette clinique N°3

3°) « Parler créole à une femme, c’est le dé- respecter »

Ne pas s’autoriser à parler créole à une femme renvoie à la dualité des langues dont parle Jacques André dans « L’inceste focal dans la famille noire antillaise[7] ». En effet, il note que cette dualité des langues va de pair avec la différence des sexes.

L’expression en langue française est l’apanage des femmes alors que le créole est réservé aux hommes. « Ce partage masculin-créole/féminin n’est certes pas rigide mais il est nettement opérant » nous dit J. André. Selon lui, Cette dualité amène deux objections:

– « Selon le clivage ville/campagne d’abord, la femme de la campagne parle le créole, rarement le français. Le partage linguistique n’existera pas moins en pareil cas, en passant cette fois à l’intérieur du créole – entre ce qu’une femme peut dire et ne doit pas dire- et non plus entre créole et français. Partage d’autant plus mutilant peut-être que la femme ne disposera plus alors d’aucun mot dans sa propre langue pour dire non seulement son sexe, mais toute la sexualité.

– Les choses ont bien changé, jamais on a autant parlé créole et la langue est plus accessible y compris aux femmes de la ville. (…). Que les femmes aujourd’hui parlent davantage créole qu’autrefois ne signifie nullement que leur position par rapport à la sexualité ait changé, mais seulement que le statut de la langue s’est modifié7 ».

Vignette clinique N°4

4°) « Map ja asi do »

La rencontre avec ce patient haïtien s’est effectuée lors de notre stage de maitrise de psychologie. Cette vignette nous apparaît pertinente pour évoquer « la surdité » dont on peut faire preuve dans l’écoute et parfois c’est dans l’après-coup que l’on peut se rendre compte, qu’on a été sourd parce que le patient a exprimé explicitement quelque chose qui nous a échappé.

Lors d’un échange effectué au lit de ce patient avec mon maître de stage, il nous a déclaré à au cours de l’échange : « Map ja asi do ». Suite à la visite de l’ensemble des patients, notre maître de stage nous fait part de son sentiment relatif au découragement, voire au renoncement à la vie de ce patient, qui d’ordinaire se montrait très volontaire et combattif. Nous lui rappelons alors « Map a si do » verbalisé par le patient, qui résume l’observation clinique qu’elle mentionne. Il s’en suit un échange entre nous quant à cet énoncé, qu’elle a entendu et dont la signification lui a échappé. Nous lui disons que cet énoncé correspond en créole guadeloupéen à : « Men ja exposé » traduit littéralement : « je suis exposé ». Cela fait référence à la position d’une personne morte, d’une personne en position d’exposition pour ses funérailles.

Il convient de noter que tout comme moi, mon maître de stage est guadeloupéenne. Elle ignorait la signification des expressions créoles : « Map ja asi do » (créole haïtien) « Mwen ja exposé (créole guadeloupéen) »

Cette expérience nous a beaucoup interpellée sur la question de notre rapport au créole dans la situation d’écoute des patients. Pour notre part, il nous est arrivé de douter de notre compréhension concernant certaines expressions créoles. Cela nous conduit à repérer des niveaux de rapports divers entre nous locuteurs créolophones suivant la conception à priori que nous avons à l’égard du créole et suivant « notre niveau de parler créole »

LA PAROLE, LIEU DE LA SUBJECTIVITE

Le sujet nous fait dépositaire des éléments de son histoire personnelle et familiale dans son rapport à la langue, notre travail consiste, entre autres, à tenter de repérer ce qui peut « faire nœud » dans ce rapport créole / français qui est sous-jacent qui souvent affleure. Il y est question de la subjectivité de la personne que nous écoutons mais aussi de la nôtre, en l’occurrence, dans ce rapport créole / français.

EN GUISE DE CONCLUSION

Le créole a été longtemps frappé du sceau de l’interdit, ne pas parler français a été considéré pour certains comme un handicap. Ces vignettes cliniques ont mis en exergue que ce rapport créole / français ne semble pas aller de soi. Il y a parfois un certain embarras.

Qu’est-ce qui est en jeu dans ce rapport créole/ français ?

Bilinguisme ?

Diglossie ?

Langue dominante / langue dominée qui donne des configurations suivant les situations dans lesquelles le sujet se trouve confronté : homme/ femme, ville/ campagne…Etc.

Continuité entre les deux langues plutôt qu’une rupture ou l’inverse ?

BIBLIOGRAPHIE

Jacques André, « L’inceste focal dans la famille noire antillaise, Crimes, conflits, structure », PUF, 1987

J.L Austin., « Quand dire, c’est faire », Editions du Seuil, pour la version française, 1970

Dany Bebel-Gisler, « La langue créole. Force jugulée », Edition de l’Harmattan, 1976

Dany Bebel-Gisler, “Le défi culturel guadeloupéen. Devenir ce que nous sommes. », Editions

Caribéennes, 1989

Pierre Bourdieu, « Ce que parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques », chap1 : La production et la reproduction de la langue légitime. Editions Fayard, 1982

Frantz Fanon, « Peau noire et masques blancs » Editions du Seuil, 1952

Jacques Lacan, « Les écrits 1 », chap. : « Fonction et champ de la parole et du langage », Editions du Seuil, 1996

TRADUCTIONS DES EXPRESSIONS EN CREOLE

« Pawol an bouch pa chaj» : La parole n’est pas engagement

« Pawol sé van » : La parole n’est pas engagement.

« Twop pawol, gaté zanmi » : Trop de paroles nuit à l’amitié

« fò pa ou mò, pawol plen kè » : Il ne faut pas mourir avec des paroles plein le cœur.

Pawol an kè pouwi trip »[8] : Les paroles dans le cœur pourrissent les tripes



[1] NB : Le locuteur peut parfois faire référence aux maximes en créole et/ou en français

[2] Frantz Fanon, « Peau noire et masques blancs » Editions du Seuil, 1952, P. 30

[3] Monique Schneider, « La parole et le langage en psychanalyse », L’entretien en clinique, sous la direction de Catherine Cyssau, In Press Editions, 1998, p. 23

[4] Jacques Lacan, « Les écrits 1 », chap. « Fonction et champ de la parole et du langage », editions du seuil, 1996, p. 123

[5] Dany Bebel-Gislher, 0p. cit. p122

[6] Dany Bebel-Gislher, « La langue créole. Force jugulée », Edition de l’Harmattan, 1976, p. 24

[7] Jacques André, « L’inceste focal dans la famille noire antillaise, PUF, 1987, p. 65

[8] NB : Le locuteur peut parfois faire référence aux maximes en créole et/ou en français


[1] NB : Le locuteur peut parfois faire référence aux maximes en créole et/ou en français