La fonction de la nomination imaginaire dans le lien social.
04 février 2014

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CATHELINEAU Pierre-Christophe
Topologie

Transcitpion de l’intervention de Pierre-Christophe Cathelineau aux journées, L’invention en topologie pour la clinique II, 23 et 24 juin 2012 à Paris


 » Dès lors, puisque nous ne savons pas à quoi coupler la nomination, la nomination qui fait ici quatrième terme, est-ce que nous allons le coupler à l’Imaginaire, à savoir que, venant du Symbolique, la nomination est là pour faire dans l’Imaginaire un certain effet ? C’est bien en effet ce dont il semble s’agir chez les logiciens quand ils parlent du référent. Les descriptions russelliennes, celles qui s’interrogent sur l’auteur, celles qui se demandent en quoi il est légitime et fragile logiquement d’interroger sur le fait que Walter Scott est-il ou non l’auteur de Waverley, il semble que cette référence concerne expressément ce qui s’individualise du support pensé des corps. Il n’est en effet certainement rien de semblable. La notion de référent vise le Réel. C’est en tant que Réel que ce que les logiciens imaginent comme Réel donne son support au référent. A cette nomination imaginaire, celle qui s’écrit de ceci par exemple, que la relation entre R et S nous avons une nomination indice i, et puis le I, pour nous en tenir au nœud à 4, comme constituant le lien entre le Réel et le Symbolique. « 

Cette citation de la dernière leçon de RSI n’est pas simple, mais elle présente au moins la nomination imaginaire comme ce quatrième entré en fonction dans le nœud et couplé à l’Imaginaire pour relier le Réel et le Symbolique.

La question est de savoir premièrement ce que recouvre chez Russell la notion de description et en quoi cette description renvoie à une référence dans le Réel. Si cette notion n’apparaît pas au moment où Russell traite des descriptions définies dans son article sur la philosophie de l’atomisme logique[1], elle s’impose dans le recueil de conférence de Kripke intitulé Naming and Necessity, soit littéralement nomination et nécessité, traduit maladroitement en français par la logique des noms propres. Que dit Kripke de la référence à partir d’une critique de Russell ? C’est la seconde question à laquelle nous tenterons de répondre. Nous verrons quelles implications cliniques cela entraîne.

Dans son article Russell souligne tout d’abord qu’il y a deux sortes de descriptions. Quand nous parlons d’un ceci ou cela, nous employons des descriptions dites ambigües, comme dans les descriptions « un homme », « un chien », « un cochon », « un ministre ». Russell écarte les descriptions ambigües de ses développements sur les descriptions et se concentre sur les descriptions définies. Ainsi donne-t-il l’exemple de « l’homme au masque de fer » et il insiste sur le fait que la question de savoir si une expression est ou non une description définie dépend seulement de sa forme, et non pas du fait qu’il y ait ou non un individu déterminé correspondant à cette description. Façon de prendre ses distances par rapport au Réel.

Il souligne en outre que la description n’est pas un nom. C’est là qu’il prend l’exemple de l’auteur de Waverley. C’est, dit-il, une description définie et il est facile de voir que ce n’est pas un nom. Un nom est un symbole simple qui désigne un certain particulier. L’expression « l’auteur de Waverley » est un symbole complexe comportant 4 termes. En cela il est dit complexe.

Ensuite Walter Scott n’est pas identique à l’auteur de Waverley en ce sens que l’auteur de Waverley renvoie au fait qu’un auteur a effectivement écrit ce roman. L’expression Scott est l’auteur de Waverley serait une tautologie, si l’auteur de Waverley n’était qu’un nom et ne signifiait pas plus dans l’expression précédente que Scott est Scott. Bref toute l’argumentation de Russell consiste à montrer que les descriptions définies ont un statut particulier qui ne les identifie pas à des noms, mais font référence soit à des êtres qui existent, soit à des êtres qui peuvent ne pas exister.

Si je dis « L’auteur de Waverley existe », cela exige deux choses. Tout d’abord qu’est-ce que l’auteur de Waverley ? C’est la personne qui a écrit Waverley. En d’autres termes, nous en arrivons maintenant à l’idée qu’une fonction propositionnelle se trouve impliquée, à savoir x a écrit Waverley, et que l’auteur de Waverley est la personne qui a écrit Waverley, et pour que la personne qui a écrit Waverley puisse exister, il est nécessaire que cette fonction propositionnelle ait deux propriétés. Elle doit être vraie pour au moins un x et elle doit être vraie pour au plus un x. Pour au moins un x la fonction propositionnelle est possible. Il faut en outre qu’au plus une personne ait écrit Waverley. Ce qu’il écrit de la façon suivante :

(« x a écrit Waverley » est équivalent à « x est c, quelque soit x, est possible pour c)

Qu’est-ce que cela permet de conclure par rapport à l’articulation entre descriptions définies et existence ?

C’est l’idée que dans certains cas les descriptions définies pointent vers l’existence réelle de quelqu’un : « Vous voyez que cela veut dire qu’il y a une entité que nous pouvons ne pas connaître qui est telle que quand x est c, il est vrai que x a écrit Waverley et que quand x n’est pas c, il n’est pas vrai que x a écrit Waverley, ce qui revient à dire que c est la seule personne qui a écrit Waverley et je dis qu’il y a une valeur de c qui rend cela vrai. De sorte que cette expression totale qui est une fonction propositionnelle de c, est possible pour c. »

Vous avez ici la meilleure façon d’entendre ce que veut dire Lacan de ce support pensé des corps vers lequel pointe la description définie. Il reste que ne figure pas dans le texte de Russell la notion de référence dont Lacan se sert ; c’est qu’il s’agit en fait d’un détour fait par Lacan par l’interprétation que donne Kripke de la notion d’existence chez Russell, lorsque ce dernier dit qu’elle est approchée par une description définie. Kripke reconnaît sous le terme d’existence la notion de référence : ce qui existe est ce à quoi se réfère la description : par exemple l’auteur de Waverley. Mais justement Kripke critique Russell, en déniant à la description définie la possibilité de fonder dans la réalité la moindre référence. Nous allons voir pourquoi.

Il prend en effet position contre Russell en critiquant directement la thèse des descriptions définies et en proposant à cette occasion de dire ce qui est réellement la nomination d’un référent. Il dit que généralement les logiciens dans le sillage de Russell et de Frege donnent une description singularisante qui permet apparemment de déterminer le référent du nom, comme celle-ci par exemple : « Napoléon était empereur des français au début du XIXème siècle ; il a été battu à Waterloo. » Frege et Russell semble, dit-il, donner l’explication naturelle de la façon dont le référent est déterminée : par cette description-même.

Tout le propos de Kripke que je vous épargne est de dire que les descriptions même définies ne suffisent pas à fixer le référent, car il est toujours possible de substituer une description à une autre, et ce à l’infini. Il n’est en effet pas vrai que le référent d’une description soit déterminé par les traits singularisants de propriétés identifiantes. Si je parle d’Aristote, en disant qu’il a été le précepteur d’Alexandre, il apparaît que cette caractéristique passe à côté de ce qu’a été Aristote, que c’est un fait contingent qui ne permet pas de fixer ce référent.

Mais alors quel rapport y-a-t-il entre la démonstration de Lacan et les remarques de Kripke sur Russell et sur ce qui fait dans la nomination la nécessité du référent ?

Pour contrer Russell Kripke pose que seul le nom propre permet de fixer la référence par ce qu’il appelle un désignateur rigide qui dénote cette personne et peut être utilisé pour désigner cette personne en tout temps, tout lieu et toute circonstance, c’est-à-dire même en référence à des situations contrefactuelles dans lesquelles la personne aurait pu ne pas avoir les propriétés en question. Cela veut dire, pour suivre un exemple de Kripke, que le nom Nixon désigne toujours la même personne, qu’il ait été président des Etats-Unis ou non. Il est donc impossible que le désignateur rigide ne désigne pas toujours la même personne, quelles que soient les situations historiques ou sociales contingentes.

Pourquoi cette distinction faite entre les descriptions définies et le désignateur rigide concerne-t-elle précisément la problématique de la nomination imaginaire ?

Lacan a une façon de le dire en parlant de la droite infinie, comme présentation de la nomination imaginaire, dans le nœud à 4.

« La nomination imaginaire, c’est très précisément ce que je viens de supporter aujourd’hui de la droite infinie, dans ce cercle que nous composons d’un cercle et d’une droite, et que cette droite est très précisément non pas ce qui nomme quoi que ce soit de l’Imaginaire, mais ce qui justement fait barre, inhibe le maniement de tout ce qui est démonstratif, de tout ce qui est articulé comme symbolique, fait barre au niveau de l’imagination même. » Il dit plus loin que cette droite infinie complète le faux trou formé avec l’Imaginaire.

En effet il faudrait s’attendre à ce que cette nomination imaginaire nomme l’Imaginaire. Il n’en est rien. Mieux elle inhibe tout exercice du Symbolique par rapport au Réel.

Comment situer les descriptions définies par rapport à la droite infinie ?

Nous avons simplement une illustration manifeste des effets de la droite infinie dans les exemples de descriptions définies donnés par Russell et critiqués par Kripke : le référent que ces descriptions prétendent viser en s’appuyant sur le support pensé des corps, est infiniment contingent, c’est-à-dire potentiellement infini, comme cette droite qui ne se boucle qu’à l’infini. Une description contingente ne procède pas du Symbolique, voire l’empêche d’œuvrer. C’est très précisément ce qui distingue le nom propre qui détermine symboliquement l’inscription d’une personne dans une filiation de ce type d’approche marqué par l’infini potentiel et inachevé. Ainsi le désignateur rigide du fait de son ancrage symbolique est sans doute une forme logicienne de la nomination symbolique.

Ainsi avec la nomination imaginaire la barre est-elle un obstacle à toute opération du Symbolique sur le Réel, pour autant que par cette opération il se trouve disjoint du Réel. D’où cette idée que la nomination imaginaire fait obstacle à toute démonstration, condamnant la description à n’être qu’une approche imaginaire et contingente d’un Réel qui échappe à la prise du Symbolique. Cette barre fait surgir l’inhibition.

Y-a-t-il des exemples de nomination imaginaire dans le lien social et la clinique contemporaine ?

Pour aller dans le sens de ce que dit à propos des Antilles Jeanne Wiltord qui l’a bien repéré pour ce lien social, toute racialisation relève de la nomination imaginaire : en témoigne le nuancier des couleurs qui dans le vocabulaire créole et béké définit tout un système de hiérarchie et d’exclusion du plus blanc au plus noir, en passant par tous les tons intermédiaires. La racialisation emporte avec elle la ségrégation et dans la clinique des sujets issus du lien post-colonial l’inhibition. Il y a de l’infini dans la racialisation.

Il est de même de la racialisation nazie qui, comme en témoigne les livres de Sebald, ouvre un champ infini à la hiérarchisation des races et aux distinctions selon les mélanges avec ses effets de stigmatisation, d’inhibition et de destruction pour les juifs qui ont été pris dans cet infléchissement violent de la nomination symbolique en nomination imaginaire.

A ce niveau de la démonstration je voudrais insister sur cette hypothèse que j’avais faite l’année dernière sur la transformation qu’implique le passage dans le lien social à la nomination imaginaire en supposant que le départ soit pris d’une nomination symbolique ou réelle. Cette transformation est celle du nœud à 4 lui-même. Un exemple contemporain permettra de l’illustrer.

A l’instar de Lacan qui évoque à la fin de RSI la nomination des espèces par le Créateur pour donner un exemple de nomination symbolique (ce qui est peut-être un lapsus de Lacan, car c’est l’homme qui dans la Bible nomme les espèces), je dirais que la clinique psychiatrique classique s’efforce de nommer un certain réel par le truchement de la démonstration, c’est-à-dire à l’aide du Symbolique.

A l’inverse comment qualifier le DSMIII et le DSMIV en vigueur dans nos institutions hospitalières malgré la résistance des psychiatres ?

Comme la tentative de nommer imaginairement la pathologie mentale avec les effets d’inhibition qui en résulte du côté de ceux qui ont à faire usage d’un tel instrument, à savoir les psychiatres.

Il est particulièrement significatif qu’un signifiant y domine littéralement toute l’approche nosographique, celui de trouble appliqué sans distinction à toutes les catégories de la clinique. Est-il nécessaire de citer un inventaire sans ordre apparent des troubles ? Le début peut-être : troubles des apprentissages, troubles des habiletés, troubles de la communication, troubles envahissants du développement où les troubles autistiques côtoient les troubles liés au déficit de l’attention, les troubles de l’adaptation et ceux de la personnalité. En enveloppant la psychopathologie dans la catégorie de trouble et en la faisant varier à l’infini, le DSM IV vise ainsi à faire disparaître les grandes distinctions cliniques – névroses, psychoses et perversions – et à l’intérieur de ces distinctions les nominations symboliques liées aux créations de leur inventeur en psychiatrie et en psychanalyse, pour ne retenir qu’une nomenclature dont la phénoménologie n’obéit qu’à la logique de l’infini potentiel.

Ainsi parmi les troubles anxieux nous sommes surpris de constater que ce qui reste de la névrose obsessionnelle se trouve classé, si le terme classé est ici approprié, entre la phobie sociale et l’état de stress post-traumatique, sans que rien ne semble justifier ce « classement », sinon justement cette troublante référence à un état anxieux, où l’affect d’anxiété tient lieu de point commun nosographique, abrasant à chaque fois la spécificité des phénomènes en jeu.

Il y a donc bien renonciation implicite à quelque souci de démonstration et la mise en place pour ceux qui sont contraints de faire usage de cette classification dans les institutions hospitalières d’un véritable effet d’inhibition par rapport au traitement de la pathologie mentale, dès lors qu’il est abordé sous cet angle. Certes ces catégories reprises par la CIM10 se prêtent à une utilisation statistique, mais elles contribuent surtout à proposer de la pathologie mentale une approche proprement imaginaire dont il n’est pas rare que les médias s’emparent, comme en témoigne le succès d’estime dans la communication contemporaine de l’hyperactivité, les troubles bipolaires, les TOC, etc… Autant de nominations dont le ressort ne vise qu’à simplifier la psychopathologie, en stigmatisant les individus qui en relèvent, sans que jamais lesdits troubles ne soient resitués par rapport à une clinique rigoureuse.

Ainsi à cette nomination imaginaire est-il possible d’associer d’autres effets, d’ordre politique ceux-là, déjà présents par exemple dans la racialisation, qui sont des stigmatisations sur le fond d’un usage débridé de signifiants qui isolent des groupes d’individus, interdisant toute approche symbolique étayée. Il y a donc un versant politique de la nomination imaginaire dont le monde contemporain serait le théâtre, comme si cette nomination venait à présent se substituer à la nomination symbolique, c’est-à-dire au Nom-du-Père.

Bien entendu, la nomination imaginaire ne se réduit pas seulement à cet effet et il y a certainement des formes de nomination imaginaire qui y échappent, et notamment par l’usage des prénoms dans le contexte de liens sociaux post-coloniaux (Brésil) ou dans des traditions où le nom de famille n’est apparu que tardivement dans l’histoire contemporaine comme le désignateur rigide d’une filiation (Turquie), mais c’est un aspect de la nomination imaginaire qui mérite à lui seul une étude spécifique.

Notes Ecrits de logique philosophique, Epiméthée, 1989.