De Nora, nous n’avons aucune lettre datant de la période de 1909 dont il est question essentiellement pour la correspondance érotique, mais je vais vous donner un échantillon de l’écriture de Nora dans une lettre du 11 juillet 1912. C’est à l’occasion d’un voyage de Nora à Dublin où elle était partie avec sa fille je crois, laissant Joyce à Trieste, et avec le projet d’obtenir de l’argent de son oncle pour faire venir Joyce en vacances. Joyce était donc censé attendre le signal de Nora pour rejoindre sa famille.
Mon Jim chéri depuis que j’ai quitté Trieste je pense constamment à toi comment vis-tu sans moi et est-ce que je te manque un peu ? Je suis terriblement seule sans toi j’en ai déjà assez de l’Irlande donc je suis arrivée hier soir à Dublin ton père Charles et Eva étaient à la gare tous en bonne santé nous sommes tous allés au Finn’s-Hôtel où j’ai passé deux nuits, mais j’ai été très éloignée de Dublin c’est un endroit horrible c’est tout à fait vrai ce que tu as dit que j’en aurai vite assez. Maintenant je suis à Galway. j’ai trouvé tout le monde ici très bien ma mère est très très grosse et à l’air en très bonne santé ainsi que toutes mes sœurs et mon frère je me sens étrangère ici mais le temps va vite passer jusqu’au jour où je te reviendrai alors Jim je suis sûre que tu voudrais avoir des nouvelles de ton éditeur, etc.
Donc elle explique après, qu’elle a été avec la famille harceler l’éditeur pour obtenir un peu d’argent. Donc j’ai lu cette lettre de façon un peu particulière parce qu’elle n’est pas ponctuée. Elle passe d’une idée à l’autre, presque du coq à l’âne ; et comme vous le savez, on retrouve ce style de l’écriture de Nora dans le monologue de Molly. On peut dire que le monologue de Molly, c’est un peu ce que Charles Melman projette de réaliser sous forme d’un concours, c’est sa demande d’écrire les réponses à Joyce. Je veux dire que le monologue de Molly, c’est une participation de Joyce à ce concours, puisqu’il utilise probablement, non seulement le style de Nora, mais la biographie de Nora et ce qui n’apparait pas dans la correspondance, c’est-à-dire le caractère érotique et jouissif de certains mots et expressions.
Alors la correspondance se noue… en fait pour qu’il y ait correspondance il faut qu’il y ait éloignement …Mais elle se noue, à mon sens, beaucoup plus tôt qu’août 1909, c’est-à-dire la date du voyage de Joyce cette fois-ci, de Trieste à Dublin, puisque cette correspondance, avec son style très particulier, est inaugurée dès la première rencontrede Joyce et de Nora, autour du 16 juin 1904.
Alors il y a une petite lettre que j’aimerai vous citer.On est le 12 juillet 1904, c’est-à-dire quelques semaines après la première rencontre dont Charles Melman nous a rappelé hier le caractère fondamental.
Ma chère petite Sainte-Nitouche aux chaussures brunes J’ai oublié – je ne peux pas te voir demain (mercredi) mais je te verrai jeudi à la même heure.
Donc ils avaient l’habitude de se donner rendez-vous à 20 h 30, tous les jours. En fait, ça ne pouvait se réaliser qu’un jour sur deux, ce qui n’est pas sans importance pour la suite de l’histoire.
Alors on y arrive :
J’espère que tu as mis ma lettre au lit comme il convient. Ton gant est resté près de moi toute la nuit – déboutonné – mais à part ça il s’est conduit très convenablement – comme Nora. Je t’en prie quitte cette cuirasse car je n’aime pas enlacer une boîte aux lettres. Tu m’entends ? (Elle commence à rire). Mon cœur – comme tu dis – oui – tout à fait. Un baiser de vingt-cinq minutes sur ton cou
Et il signe :
AUJEY[1]
Alors on peut dire que tout est là pratiquement : J’espère que tu as mis ma lettre au lit comme il convient. Donc déjà cette fonction d’objet de la lettre est évoquée.
Ton gant est resté près de moi toute la nuit – déboutonné – mais à part ça il s’est conduit très convenablement… Bon on devine quel était l’usage de ce gant fétiche que Nora a confié à Jim.
Il lui demande ensuite quand il la verra d’enlever son corset parce qu’il n’aime pas cette cuirasse, et dit-il : il n’aime pas enlacer une boîte aux lettres. Donc à travers cette dénégation, on peut dire qu’il saisit la fonction de Nora effectivement d’être une boîte aux lettres.
Et cerise sur le gâteau : mon cœur – comme tu dis – oui – tout à fait… Donc on a le oui final de Molly au tout début de l’histoire, et c’est ainsi que cette tresse se noue.
Alors à quelle place vient-elle cette tresse dont on a vu sur le tableau la forme ? C’est-à-dire ce nœud, cette chaîne à deux qui est fabriquée à partir d’un nœud de trèfle où il y a une erreur, cette erreur est réparée par le sinthome. Donc cette tresse, à quelle place vient-elle Nora pour la réparer ?
Je me suis interrogé sur cette distinction que fait Lacan entre réparer au lieu même de l’erreur ou réparer à un autre endroit que l’erreur du nœud. Ici, Lacan nous dit que le nœud de trèfle est réparé à l’endroit même de l’erreur. Qu’est-ce que ça peut signifier réparation à l’endroit même de l’erreur ? Eh bien si cette erreur est liée à la carence paternelle, Verwerfung de fait, dit Lacan, réparer à l’endroit même de l’erreur, c’est se servir du nom de son père pour réparer la forclusion du Nom-du-Père. C’est-à-dire d’illustrer son nom, quitte à se faire origine, non seulement de sa lignée, mais de sa race tout entière. C’est-à-dire forger dans son âme l’esprit incréé de sa race, c’est donc le prix à payer pour réparer ce nœud. Et on peut dire que la rencontre avec Nora fournit l’occasion de confirmer et de réaliser ce projet, donc de forger dans son âme l’esprit incréé de sa race, puisqu’en quelque sorte elle va lui servir de femme, de mère, de putain, elle va être tout pour lui. Il y a des lettres où Joyce l’affirme. Il évoque ce fantasme d’être l’enfant dans son ventre, dans son sein, c’est-à-dire d’être de nouveau accouché par Nora ; et dans les notes préparatoires à la pièce Les Exilés, il y a le fantasme inverse, c’est-à-dire de tenir Nora dans son sein, dans son ventre à lui Joyce. C’est-à-dire la constitution d’une sorte de mythe des origines où c’est La femme qui le fait naître, qui le fait exister, et c’est lui aussi qui fait inversement exister La femme. Ce qui témoigne d’une certaine possibilité chez Joyce, c’est d’être à la fois lui-même l’homme et la femme.
Et c’est inscrit dès la naissance pourrait-on dire ! Vous connaissez le deuxième prénom de Joyce ? James Augustine Joyce. Alors Augustine écrit avec un e c’est en anglais, un prénom masculin. Mais il se trouve que le père, probablement le père de Joyce, devait avoir fêté la naissance convenablement, puisque lorsqu’il s’est agi d’inscrire Joyce sur le registre de l’état civil, ce n’est pas Augustine qui a été inscrit mais Augusta : James Augusta Joyce. C’est un détail que Richard Ellmann relève dans sa très belle biographie, et il fait la remarque intéressante, que Joyce s’est sans doute souvenu de cette erreur d’inscription à l’état civil, et cela se retrouve dans Ulysse, lorsqu’il donne à Léopold Bloom un deuxième prénom qui est Paula. Donc on peut dire que les choses sont inscrites au départ et se retrouvent dans l’écriture de Joyce.
Alors avant de vous faire une dernière remarque sur le gant retourné, je vous parlerai de quelque chose qui inaugure la correspondance proprement érotique et obscène… je n’emploie pas le mot obscène de façon négative …Donc il y a un épisode qui inaugure cet échange de lettres, c’est l’arrivée de Joyce en août 1909 à Dublin et son entretien avec un ami : Cosgrave. Celui-ci lui apprend que les jours donc du déb votre propos ut de la relation entre Joyce et Nora, les jours où elle ne pouvait pas le voir, elle le voyait lui. Donc elle entretenait comme ça, d’après cet ami, une relation double. Alors c’est la catastrophe : Joyce écrit une lettre désespérée à Nora, c’est la souffrance absolue jusqu’à ce qu’un autre ami le convainc très facilement, peut-être trop facilement, qu’il s’agissait d’un coup monté, d’un complot, pour lui faire croire à l’infidélité de Nora. Alors souffrance de la jalousie, et plus loin, après que Joyce ait été rassuré, et la correspondance prenant le tour que l’on sait, il y a une lettre où Joyce réclame de Nora des éclaircissements, des précisions, sur la façon dont se déroulaient les rencontres avec cet ami. C’est-à-dire que cette jalousie devient l’occasion d’une nouvelle jouissance. Donc il y a chez Joyce, il le dit lui-même dans une lettre : cette jalousie du passé, et ce que Lacan a appelé jalouissance. C’est-à-dire que dans ce tressage très serré entre deux ronds que constituent Joyce et Nora (son sinthome), quand ce tressage très serré n’exclut pas l’élément tiers, l’élément tiers a donc une fonction de séparation. Alors cet élément tiers peut être constitué par exemple par les enfants, la naissance de chaque enfant, donc un élément tiers qui vient mettre en question la solidité de cet enlacement, de ce serrage. Et cet élément tiers peut être constitué par un phallus étranger qui vient s’insérer dans ce couple, déclenchant à la fois souffrance et jouissance.
Bon, je termine avec le gant retourné. Alors vous savez donc que Lacan, dans Le Sinthome, nous dit que Joyce et Nora avaient une relation si singulière qu’elle lui allait comme un gant, bien qu’il se gantait avec une certaine répugnance. Et Lacan évoque le gant retourné. Il nous dit qu’il a trouvé ça chez Kant, et dit-il : un gant de la main droite retourné devient un gant de la main gauche. Et quand j’en avais parlé une première fois à ces journées sur la castration féminine, Charles Melman m’a attiré l’attention sur le bouton qui fait obstacle au parfait retournement du gant. Alors il est plus que probable que Lacan ait été plus inspiré par Joyce que par Kant, puisque j’ai été chercher chez Kant cette histoire du gant retourné. Bon je n’ai pas épuisé tous les écrits de Kant ! Je me suis fait aider par des camarades, Christian en particulier. Il n’y a pas d’exemple du gant retourné chez Kant. Par contre, ce que l’on trouve sur le gant c’est dans Prolégomènes à toute métaphysique future : Kant, au contraire, utilise son gant pour montrer que cette symétrie en miroir est quelque chose qui échappe au discours et fait partie de l’intuition pure. Alors il donne comme exemple les triangles sphériques qui ne sont pas substituables tout en ayant les mêmes priorités de longueur de côté et d’angle, et il donne comme exemple le gant : on ne peut pas mettre le gant d’une main à l’autre main. Voilà la seule allusion au gant que j’ai trouvée chez Kant : on ne peut pas mettre le gant d’une main à l’autre main. Alors cette erreur de Lacan est d’autant plus précieuse qu’il s’agit d’une erreur, puisque ce gant donc retourné, c’est une invention de Lacan qui préfigure pourrait-on dire cette écriture de la chaîne du rapport sexuel où il n’y a pas d’équivalence entre les deux ronds. Lorsque l’on retourne la chaîne comme un gant, il y a en quelque sorte un bouton qui fait obstacle.
Alors il y a de nombreuses allusions au bouton dans la correspondance de Joyce et de Nora. A un moment, il lui recommande non pas d’appuyer sur le bouton quand elle écrit, mais de chatouiller le bouton. On peut donc dire que ce gant retourné avec son bouton préfigurela chaîne du rapport sexuel tel que Lacan en propose une écriture dans Le Sinthome, donc un rapport sexuel qui cesse de ne pas s’écrire. Donc c’est parce qu’il y a dissymétrie, c’est parce qu’il n’y a pas d’équivalence, dit Lacan, qu’il y a rapport. Alors cette histoire de non équivalence et du rapport, pour ma part j’y verrais… c’estun écho de Kojève. Je veux dire que dans son commentaire de Hegel, Kojève parle du rapport entre le concept et le temps, et il nous dit que pour Hegel, comme le concept et le temps c’est équivalent, ça n’a pas de rapport.
Alors je terminerai donc là-dessus : est-ce qu’avec cette écriture du rapport sexuel, on a le fin mot de l’histoire ? Est-ce que ça cesse, de s’écrire ? Ou est-ce que ce rapport sexuel, donc singulier entre deux places d’exception, constitue le rapport singulier de Joyce et de Nora ? Ou est-ce que cela constitue une ouverture, donc une possibilité nouvelle d’inscription dont la clinique contemporaine nous met sous les yeux moult exemples ?
Je vous remercie !
Transcription : Solveig Buch
[1] Joyce, James : Lettres à Nora, Éditions Payot & Rivages, 2012, p. 41