Et puis je vous livre toute de suite la dernière phrase du texte : « Envoi : aime-moi, aime mon parapluie »
Ensuite quelques courts extraits des Lettres à Nora : « A certains moments je te vois comme une vierge ou une madone et le moment suivant je te vois impudique, insolente, demi-nue et obscène ! … J’ai donné à d’autres mon orgueil et ma joie. A toi je donne mon péché, ma folie, ma faiblesse et ma tristesse » Lettre du 2 septembre 1909.
« Guide-moi ma sainte, mon ange. Conduit- moi sur ma route. Tout ce qui est noble et exalté et profond et vrai et émouvant dans ce que j’écris vient, je le crois, de toi. Ô accueille moi au plus profond de ton âme et alors je deviendrai vraiment le poète de ma race. Je ressens cela, Nora, en l’écrivant » Lettre du 5 septembre 1909.
« Maintenant, Nora ma chérie, je veux que tu lises et relises sans cesse tout ce que je t’ai écrit. Certaines pages sont laides, obscènes et bestiales, certaines sont pures et sacrées et spirituelles : je suis tout cela » Lettre du 7 septembre 1909.
Et pour finir quelques morceaux choisis de la lettre du 2 décembre 1909 :
« Pendant que je l’écrivais ta lettre était posée en face de moi et mes yeux étaient fixés, comme ils le sont maintenant même, sur un certain mot de cette lettre. Il y a quelque chose d’obscène et de lubrique dans l’apparence même des lettres de ce mot. Le son lui aussi ressemble à l’acte lui-même, bref, brutal, irrésistible et diabolique »
« Mais à côté et à l’intérieur de cet amour spirituel que j’ai pour toi il y a aussi un désir sauvage et animal pour chaque centimètre de ton corps, pour chaque secret et chaque partie honteuse de ton corps, pour chacun de ses odeurs et chacun de ses actes »
«Nora, ma chérie fidèle, ma petite écolière polissonne aux doux yeux, sois ma putain, ma maitresse, autant qu’il te plaît (ma petite maitresse branleuse ! ma petite pute salope !) tu es toujours ma belle fleur sauvage des haies, ma fleur bleu sombre trempée de pluie. signé :JIM
Je ne sais pas quel effet cela vous fait d’entendre ces deux textes, mais il me semble que nous ne sommes pas saisis de la même façon par la lecture des Lettres à Nora, que par ce récit d’une grande beauté, d’un grand érotisme, qui a été publié sous le titre de Giacomo Joyce.
La différence d’effet produit par la lecture, laisse supposer l’hypothèse que je souhaite soutenir ici concernant ces deux textes : il ne s’agit pas de la même écriture. Cette différence d’écriture va bien au-delà de la différence de formes littéraires : correspondance d’ordre privée d’un côté, et poème en prose de l’autre. Essayer de mettre l’accent sur cette différence c’est aussi une façon de soutenir que ce qui est en jeu dans ces deux textes n’est pas du même ordre.
C’est une hypothèse qui peut avoir son intérêt si nous savons que toute une partie de la correspondance publiée avec Nora n’est pas chronologiquement très éloignée de l’écriture de Giacomo Joyce. Pouvons-nous éclairer un texte par un autre ? En quoi leur différences, si nous arrivons à les préciser, pourraient-elles nous permettre de mieux lire le Sinthome de Joyce dans sa complexité et de quitter certains stéréotypes ?
Partons du propos de Jacques Aubert qui, dans sa préface à Ulysse, présente Giacomo Joyce comme étant « en un sens » la contrepartie des Lettres à Nora. Soutenons un instant cette proposition en nous interrogeant un peu sérieusement : en quoi justement Giacomo Joyce peut être la contrepartie des Lettres à Nora ?
Nous pouvons définir Giacomo Joyce comme étant une « comédie de la séduction douloureuse » et nous faire aider par Richard Ellmann, biographe de Joyce, pour décrire le contexte de l’écriture de cette œuvre courte : « Avec une jeune étudiante, Joyce rêva d’une intimité plus étroite. C’était Amalia Popper, la fille d’un homme d’affaires juif … Elle devait servir de modèle pour le personnage et les traits sud-européens de Molly Bloom. Mais Joyce fit de l’affaire une relation de sa meilleure encre sous le titre ironique de Giacomo Joyce (Giacomo, prénom de Casanova, étant en Italie la désignation familière d’un grand amoureux) Bien qu’il reflétât une longue méditation, et se rapportent à des événements qui se produisirent entre 1911 et 1914, Joyce semble ne l’avoir écrit qu’en juillet ou août 1914. Il y note son désir irrésistible et son amusement d’ironiste devant cette aventure hétéroclite où il envisage la jeune fille comme une Juive venue du sombre Orient pour asservir son sang occidental.
Dans la postface qu’il a écrit pour la récente réédition de Giacomo Joyce, Yannick Haenel propose une autre version concernant le titre : « Le titre lui-même est à entendre ironiquement : Giacomo est le prénom de Casanova et Joyce se campe en piètre séducteur (d’ailleurs en Italie, un Giacomo est un amoureux qui en fait trop) » Cela nous permet de rentrer dans le vif du sujet, dans le vif de ce que pourrait être la contrepartie.
Je suis tenté d’être d’accord avec la version d’Haenel. Joyce est ici plutôt du côté de l’amoureux qui en fait trop. Il en fait trop, pour quoi faire ? Pour mettre en scène quelque chose de l’ordre du désir, de ce qui rate inévitablement. Joyce se met dans la peau du prétendant éconduit, dans une « idylle d’yeux plus que de corps » pour faire valoir par l’écriture une parodie de la structure même du désir.
D’autre part, que Joyce soit un grand amoureux ou un amoureux qui en fait trop, ce dont il est question derrière Giacomo, derrière Casanova, c’est la question de son rapport aux femmes. Et ici, force est de constater que la place accordée à la figure féminine n’est pas la même. La relation de Joyce avec ce personnage féminin jamais nommé dans ce texte, n’est pas le rapport de Joyce avec Nora. En tout cas, cela ne s’écrit pas pareil. Et c’est bien cela qui nous intéresse. La question à poser pourrait être dès lors celle-ci : quelle femme est produite par l’écriture des Lettres à Nora et l’écriture de Giacomo Joyce?
Avec Giacomo Joyce nous sommes dans le registre des remparts de la beauté, d’un érotisme raffiné même si parfois cruel, de l’objet qui se dérobe, de ce qui reste inaccessible et impossible à atteindre, nous sommes dans le registre du parapluie.
Ici l’écriture vient creuser, dessiner, produire, une femme, objet de désir anonyme : « Le corps de la jeune fille coïncide avec le texte lui-même : il est devenu une surface érogène » En effet, le parapluie court partout !
Mais Nora n’est jamais trop loin. Elle arrive, c’est le cas de le dire, à point nommé dans Giacomo Joyce. Je vous lis le passage où le prénom de Nora fait irruption :
« Elle ondule vers moi dans le séjour froissé. Je ne peux ni parler, ni bouger. Approche sinueuse de la chair née des étoiles. Adultère de la sagesse. Non. Je vais partir. Je vais.
-Jim chéri !
Des lèvres douces et suçoteuses baisent mon aisselle gauche : un baiser serpentin sur une myriade de veines. Je brûle ! Je me consume comme une feuille en feu. De mon aisselle droite surgit un bouquet de flemmes. Un serpent étoilé m’a embrassé : un froid serpent-de-nuit. Je suis perdu !
-Nora ! »
Brenda Maddox, biographe de Nora, nous invite à croire qu’il s’agit là d’un appel au secours. Pas sûr. Gardons en mémoire le caractère pour le moins ironique du texte. Nora est ici avant tout la contrepartie, pour reprendre ce terme, à cette femme « serpent-étoilé ». Nora, Béatrice ou Hedda Gabler sont les seuls prénoms de femme présents dans ce texte qui tait par ailleurs celui à qui il rend hommage. Gageons que ce n’est pas le fruit du hasard ni d’un souci de confidentialité comme il est aussi suggéré par les biographes. Disons plutôt que le vers est déjà dans le fruit. Ces prénoms viennent trouer le texte qui est aussi par ailleurs truffée d’épiphanies et de ce qu’elles produisent comme éblouissement et du coup comme opacité, comme suspension du sens, du sens du parapluie.
Juste après, curieusement, c’est la fin de l’aventure :
« Suspens. Un appartement vide. Lumière torpide. Un long piano noir : cercueil de musique. Posé sur son bord, un chapeau de femme, aux fleurs rouges, et un parapluie replié. Ses armoiries : un casque, des gueules, et une lance émoussée sur un champ, du sable.
Envoi : aime-moi, aime mon parapluie »
Revoilà la phrase final : « Envoi : aime-moi, aime mon parapluie » Cette phrase dans sa forme impersonnelle laisse planer le doute : Qui parle ? A qui ? A qui appartient le parapluie? Peu importe, nous savons que le parapluie en question n’appartient à personne. Mais in fine on peut se demander si Joyce le prend au sérieux ou s’il le tourne en dérision.
Giacomo Joyce avec sa musique sexuelle, sa luxure verbale,sa beauté et son érotismeà fleur de lettre vientnous montrer, par le bord de ce qui serait une « odyssée » du désir, ce que l’écriture peut venir faire miroiter : une femme serpent-étoilé, une femme avec une lance émoussée.
Le lecteur peut, lui, se laisser prendre au jeu de cette parodie, mais Joyce n’est pas dupe.
Il n’est pas dupe comme l’enfant de cette petite note clinique : après avoir passé une nuit chez un copain, il rentre à la maison et dit à sa mère : « maman, la mère de Paul est belle comme un serpent noir ! » Cet enfant évidemment ne s’appelait pas Giacomo Joyce.
Lacan, dans le séminaire Le sinthome, séance du 18 novembre 1975, nous dit ceci à propos de Joyce : « c’est l’art qui a supplée à sa tenue phallique … sont art est le vrai répondant de son phallus ». Peut-être que ce que l’écriture de Giacomo Joyce nous apprend est que James Joyce est capable d’en jouer, ce qui nous permet d’interroger autrement, il me semble, « le nœud de Joyce » et ses conséquences théoriques et cliniques.
En ce qui concerne la correspondance avec Nora le paysage est tout autre.
La lecture du texte d’abord agace, rebute, exaspère, dégoute. Ici pas de beauté et d’érotisme raffiné. Si beauté il y a, ce n’est pas du tout du même registre que celui de la beauté du texte de Giacomo. On est ici dans le registre de la lettre et du réel. Côté érotisme, ce n’est pas ça non plus. Il y en a qui vont plutôt classer ce texte du côté de la pornographie et de l’obscène. Est-ce justifié ? Ce n’est pas certain. L’entreprise ici encore une fois est d’un autre ordre. En tout cas, cette obscénité, cette mise en avant de l’objet dans sa crudité, est nécessaire pour produire ce que Giacomo n’a pas fait : la femme toute.
Ici pas de parodie, pas de place pour le semblant, pas de parapluie. Il s’agit de produire par l’écriture ce qui va le faire tenir, ce qui va le faire jouir : « Pendant que je l’écrivais ta lettre était posée en face de moi et mes yeux étaient fixés, comme ils le sont maintenant même, sur un certain mot de cette lettre. Il y a quelque chose d’obscène et de lubrique dans l’apparence même des lettres de ce mot. Le son lui aussi ressemble à l’acte lui-même, bref, brutal, irrésistible et diabolique »
Mais n’allons pas trop vite.
Au début de la correspondance, Nora et Joyce viennent de se rencontrer. Cette rencontre est déterminante : « Joyce entre dans sa liaison amoureuse avec Nora en même temps qu’il entre en littérature » comme nous l’indique André Topier, dans sa préface aux Lettres à Nora.
Nous savons que la rencontre avec Nora vient irriguer toutes les figures de femmes encore incréés et toute son œuvre.
Mais ce qui s’écrit et donc se noue entre Nora et Joyce ne se donne pas tout de suite. Le moment de la rencontre témoigne plutôt de ce qui est dénoué chez Joyce. Je cite un extrait de la lettre du 15 août 1904 : « Comment dois-je signer ? Je ne signerai pas du tout car je ne sais pas comment signer mon nom »
Ce nouage qui sera produit par la rencontre avec Nora reste néanmoins fragile et peut se défaire dans des moments précis comme témoigne la lettre du 18 novembre 1909 : « Je ne signerai pas mon nom parce que c’est le nom par lequel tu m’appelais lorsque tu m’aimais et m’honorais et me donnais ta tendre jeune âme pour que je la blesse et je la trahisse » Il s’agit là de la lettre d’un repenti. Et ce qui suit est une lettre nom signé daté du 19 novembre.
Après les lettres qui signent la rencontre viennent les lettres produites par une période de séparation : Joyce est à Dublin et Nora à Trieste. Les lettres les plus brûlantes datent, comme vous le savez, de cette période qui va d’août à décembre 1909.
A la lecture des biographies de Joyce et de Nora nous pouvons constater que leur vie de couple était très banale. Abandonnons donc ici toute biographie et toute velléité de savoir ce qui se passait dans leur lit. Si invention il y a, c’est une invention d’écriture. Joyce invente Nora, invente l’écriture. Les corps en questions ce sont des corps de lettres, et la jouissance en question est ici avant tout une jouissance de l’écrit.
Joyce n’écrit pas sa vie dans cette correspondance, ce sont plutôt les lettres, les lettres à Nora qui écrivent la vie de Joyce. Elles écrivent la mise en place de la jouissance de l’écriture, la mise en place de La femme, la mise en place d’un « drôle de rapport sexuel » pour paraphraser Lacan. Mais qu’est-ce que ça veut dire? Jean Brini nous a indiqué lors des récentes journées de Bruxelles sur l’invention féminine, « qu’il était possible d’illustrer ce drôle de rapport sexuel, en donnant une représentation de la façon dont Nora s’insère dans la tresse qu’elle constitue avec Jim » Je suis incapable de reproduire ici la démonstration qu’il en a faite. Mais son travail m’a permis d’entendre deux choses :
-d’abord que ce « drôle de rapport sexuel » ne peut être que de l’ordre de l’écriture, de l’écriture d’un nœud produit par le fait que « la tresse de Nora est venue s’insérer dans ce qui sans cela partirait en floche pour Joyce, qui est un nœud de trèfle dans lequel un lapsus a été commis, suite, nous dit Lacan, à la carence paternelle »
– ensuite par rapport à la question posée par Brini : « Comment ce rond correcteur peut-il rendre compte à la fois de la manière dont Nora s’insère dans la tresse de Joyce, mettant ainsi en place quelque chose qui tient et qui, dit Lacan, fait rapport sexuel, et rendre compte d’autre part comme le suggère aussi Lacan du fait que c’est aussi son travail littéraire qui l’a fait tenir, qui l’a empêché de partir en floche. Mais ceci est une autre histoire » j’ai eu envie de proposer la remarque suivante qui paraitra sans doute simpliste: Nora et l’écriture c’est la même chose !
La question de l’écriture est donc centrale dans le rapport de Joyce avec Nora. Et si obscénité il y a dans leur correspondance, elle vient de ceci : l’objet, la lettre et Nora, sont, dans une espèce d’équivalence, mis au devant de la scène.
Peut-être que ce que Les lettres à Nora peuvent nous apprendre est que l’écriture dans son invention, est la seule façon de nouer ce réel là.
Ces lettres dites pornographiques, obscènes, sont moins de lettres d’amour pour autant ? Ce n’est pas ce qui écrit Joyce:
« Ne sois pas en colère, ma chérie, ma chérie, Nora, ma petite fleur sauvage des haies. J’aime ton corps, j’en meurs d’envie, j’en rêve.
Parlez-moi chers lèvres que j’ai embrassées en larmes. Si ces obscénités que j’ai écrites t’outragent ramène-moi à la raison en me flagellant comme tu l’as fait auparavant. Dieu me vienne en aide !
Je t’aime Nora, et il semble que cela aussi fait partie de mon amour ! Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! »
Comme nous savons, Joyce confie à plusieurs reprises qu’il n’a pas d’imagination. Lacan a tiré ses conclusions de cette affaire en ce qui concerne la consistance de l’imaginaire chez Joyce. Mais nous pourrions nous poser un autre type de question : comment aime un homme qui n’a pas d’imagination ? De quel amour ? Pour essayer d’y répondre je vous invite à lire et relire Les lettres à Nora.
Après ce parcours plutôt introductif nous pouvons nous demander : qu’est-ce qui peut s’écrire chez Joyce ? Ou cesser de ne pas s’écrire ?
Pouvons-nous soutenir que Les lettres à Nora produisant La femme, tente d’écrire un drôle de rapport sexuel alors que Giacomo Joyce produisant une femme-serpent essaye d’écrire l’odyssée du désir? Dans quelle mesure ce sont les Lettres qui permettent l’écriture de Giacomo ? Dans quelle mesure c’est le nouage permis par le Sinthome, permis par la rencontre avec Nora, avec la tresse de Nora, qui rend possible cet autre bord de l’écriture de Joyce qui est Giacomo ?
Autre question importante : en quoi l’écriture de ces deux textes prépare la rupture produite par Finnegans Wake ? En quoi ils préparent l’inclusion de la lettre dans la chaine signifiante ? En quoi ils font le lit de cette littéralité jouissive présente dans l’œuvre de Joyce ?
Pour essayer d’y répondre et de conclure, en donnant le mot de la fin à Joyce lui-même, je voulais reprendre à ma façon le dialogue entre Ulysse, Finnegans wake et Giacomo Joyce, esquissé par Yannik Haenel :
Stephen dans Ulysse, semble commenter la conduite de Giacomo :
« Un donjuanisme feint ne le sauvera pas »
Qu’est-ce qui sauve alors ?La réponse vient dans Finnegans Wake :
« Parole, sauve nous ! »
Mais c’est déjà dans Giacomo que Joyce tranche :
« Quoi alors ? Ecris-le, abrouti, écris-le ! Que sais-tu faire d’autre ? »
Bibliographie :
Richard Ellmann, Joyce, vol.1 et 2, Paris, TEL Gallimard, 1987
James Joyce, Lettres à Nora, Paris, Rivages 2012
James Joyce, Giacomo Joyce, Postface Yannick Haenel, Paris, Multiple, 2013
Brenda Maddox, Nora, la vérité sur les rapports de Nora et James Joyce, Paris, Albin Michel, 1990
Jacques Lacan, Le sinthome, Séminaire 1975-1976, nouvelle transcription, Ed. de l’Association lacanienne internationale, 2012.