Le Moi, Leçons 13, 14, le rêve de l’injection faite à Irma.
19 décembre 2017

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FIERENS Christian
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« Décomposition spectrale »

Le premier séminaire de Lacan a éclairé la technique psychanalytique freudienne par le texte « Pour introduire le narcissisme » (1914) et son explicitation dans le schéma des deux miroirs.

Le deuxième séminaire reprend la même question de la technique à partir du Moi de Freud. Tout dépend de la fonction symbolique et ceci doit être éclairé par le cheminement, la méthode, le parcours du symbolique chez Freud. Lacan y distingue quatre grands moments qui constituent comme l’armature du séminaire II : l’Entwurf (Projet de psychologie) de 1895, la Traumdeutung de 1900, « Pour introduire le narcissisme » de 1914 (longuement développé dans le premier séminaire) et « Au-delà du principe de plaisir » de 1920. La méthode freudienne n’est pas donnée une bonne fois pour toutes. Aucune objectivité n’est donnée a priori. On ne part pas de l’objet à traiter (le patient), on part de la méthode (donc l’analysant). Il faut construire la méthode et, pour ce faire, suivre le cheminement de Freud.

La mise à l’écart du réalisme au profit de la méthode

La troisième et dernière partie de l’Entwurf, qui concerne les processus normaux, a permis de prendre la mesure de l’importance du Moi dans la direction des processus psychiques, des processus de pensée. La pensée ordinaire ou normale doit être distinguée d’une part de la pensée observante, qui prête toute son attention à la perception de la réalité déjà existante, et d’autre part de la pensée pratique, qui vise directement ou indirectement la satisfaction dans une réalisation (faire advenir une nouvelle réalité). La pensée ordinaire reçoit des perceptions excessivement peu chargées quantitativement et ces perceptions provoquent des réponses motrices tout aussi peu chargées quantitativement, réponses motrices qui consistent en mots, verbes, en ruminations langagières. La méthode de l’association libre et de l’attention également flottante consiste à donner toute la place à cette pensée ordinaire qui fonctionne toute seule et comme indépendamment d’une réalité à percevoir et indépendamment d’une réalité à faire advenir.

Le septième et dernier chapitre de la Traumdeutung a permis de reprendre la question de la méthode psychanalytique à partir du rêve. La première section traite de l’oubli du rêve. Quand le rêve est oublié, il semble que l’objet de l’analyse du rêve a disparu complètement. Mais il n’en est rien, car le travail du rêve, dont relève l’oubli, reste présent. L’oubli fait partie du travail du rêve et de la méthode ; tout ceci démontre que la méthode psychanalytique précède son objet. Nous nous plongeons dans la méthode psychanalytique avant même qu’un objet se présente. Nous avons affaire à un « analysant » avant même qu’un individu se présente (et non l’inverse[1].)

La deuxième section du même dernier chapitre de la Traumdeutung (La régression) commence par prendre en considération le travail du rêve traité au chapitre VI. L’une des dernières phrases de ce chapitre résume précisément les modalités de fonctionnement du travail du rêve : le travail du rêve « ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une autre forme (umformen)[2] .» Dans le chapitre VII (et dans sa deuxième section), il ne s’agit plus d’interpréter le rêve, mais d’expliquer comment le travail du rêve s’insère dans l’ensemble des processus psychiques.

Valabrega, qui commente le texte freudien au séminaire de Lacan, distingue « trois caractères les plus importants (…) fournis par l’étude du rêve[3]. » Or, Freud ne distingue d’abord que « deux caractères presque indépendants l’un de l’autre. L’un est la présentation de la pensée comme situation au présent avec omission du “peut-être” ; l’autre est sa transposition en images visuelles et en paroles (in visuelle Bilder und in Rede[4]). » Ces deux caractères du rêve (mettre au présent de l’indicatif et transformer) impliquent précisément la temporalité. Freud parle bien de deux caractères du rêve et non de trois. Où Valabrega va-t-il donc trouver le troisième caractère du rêve ? En quoi consiste ce soi-disant troisième caractère ? Eh bien justement dans la spatialité, dans la topique, et non plus dans la temporalité. Avec les deux premiers caractères du rêve, on est bien obligé de constater que le fonctionnement de la pensée dans le rêve est tout différent du fonctionnement de la pensée vigile. C’est pourquoi Freud émet seulement la « supposition » (Vermutung), « l’hypothèse » (Annahme) ou encore l’idée (Idee) d’une localité psychique[5]. Cette « localité » a une utilité subjective, à savoir se débrouiller avec ces deux caractères du rêve absolument étonnants. Le troisième caractère du rêve relevé par Valabrega — « lieu psychique du rêve différent du lieu de représentation de la vie éveillée » — a un statut tout à fait différent des deux autres : c’est une hypothèse purement subjective. Les deux premiers exposaient objectivement le travail du rêve, le troisième est une construction subjective pour expliquer la disparité étonnante entre le travail du rêve et le travail de la pensée éveillée. Ce soi-disant troisième « caractère » du rêve qui n’est autre qu’une pure hypothèse subjective de Freud conduit directement à la construction subjective de l’appareil psychique, même ce dernier peut apparaître comme objectif en raison de l’instrument bien concret auquel il emprunte son schématisme. Dans la Traumdeutung, il se présente comme un appareil optique, un microscope ou un télescope. Pourtant d’emblée, l’appareil psychique présente deux antinomies majeures : d’une part, perception et conscience sont aux deux extrémités de l’appareil, alors que la perception va de pair avec la conscience, d’autre part, le schéma unidirectionnel doit être parcouru à contresens dans le rêve et contredire l’hypothèse de départ (c’est la « régression topique »).

Si la construction de l’appareil psychique (la topique freudienne) semble bien être le but du dernier chapitre de la Traumdeutung, s’il s’agit de « poser une série de nouvelles hypothèses (Annahmen) qui effleurent (streifen) de leurs suppositions (Vermutungen) la construction de l’appareil psychique[6] », pourtant d’emblée, Freud prend toutes les précautions voulues par rapport à cet appareil purement hypothétique. Car la topique, ce soi-disant troisième caractère objectif du rêve repéré par Valabrega dépend de pures hypothèses que, d’une part, il ne faudrait pas « dérouler trop loin au-delà de la première articulation logique, parce qu’autrement leur valeur se perd dans l’indéterminable » et qui, d’autre part, risquent bien par leur « vraisemblable incomplétude » de nous menacer d’un « échec complet dans notre compte ». Il faut des hypothèses limitées. Mais elles doivent être complètes et totalisantes. Et de plus, il ne faut pas faire d’hypothèses. La position subjective à prendre par rapport à la construction de cet « appareil psychique » ressemble bien à une certaine histoire de chaudron, dont nous reparlerons bientôt. Autrement dit, il faut rester dans le « pas tout » entendu ici comme particulier. Il faut expliquer « tout ». Il faut ne vouloir expliquer « rien du tout ».

Coup de théâtre dans le séminaire II

La leçon XIII commence par cette annonce : « Nous allons essayer de faire quelque chose aujourd’hui ». C’est un tournant radical qui s’annonce, une véritable bombe dont nous n’avons pas fini de mesurer les conséquences. La rupture radicale introduite est tout à la fois dans le séminaire et dans la pratique, c’est-à-dire dans la façon d’envisager la méthode psychanalytique.

Au sommet de la puissance explicative des processus psychiques (tout trouve sa place dans le tout de l’appareil psychique), Lacan – dans le séminaire II – abandonne ce schéma où tout trouvait sa place (on ne retrouve plus ce schéma dans les leçons qui suivent). Pourquoi ? Lacan le dit lui-même : « pour vous faciliter le passage de ce schéma » (le schéma de la première topique) à un autre schéma qui est impliqué par « le développement ultérieur de la théorie de l’appareil psychique » chez Freud et « qui va être centré autour de la conception du narcissisme[7]. » Il s’agirait de passer du deuxième grand moment freudien (la Traumdeutung) au troisième (le narcissisme).

Pour effectuer ce passage, Lacan va « proposer (…) une petite épreuve, à propos du travail du rêve ». Cette petite épreuve consiste à renverser le livre et à revenir au début de la Traumdeutung. Car c’est à partir de la méthode du rêve que doit s’expliquer le véritable enjeu du Moi et du narcissisme. C’est le renversement complet de méthode du technicien (ou du garagiste) qui commence par faire l’état de lieux de son objet (le diagnostic) pour ensuite lui appliquer le traitement adéquat. Ici au contraire, avant toute détermination de l’objet, avant tout diagnostic, on se plonge d’emblée dans la méthode empruntée au rêve et à son travail (avec ses deux caractères de présenter les choses au temps présent et de transformer continuellement).

Lacan propose donc la reprise du chapitre consacré à la méthode et à son exemple princeps, l’analyse du rêve de l’injection faite à Irma. Ce rêve, au dire de Freud, n’est rien d’autre qu’un plaidoyer d’innocence. Le tout du rêve serait d’innocenter Freud de tout ce qu’a dû endurer la pauvre Irma (Emma Eckstein). Mais la réalisation de l’innocence ne saurait suffire. Car « tout le plaidoyer — ce rêve n’est rien d’autre — rappelle vivement la défense de l’homme qui était accusé par son voisin de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il l’avait rapporté intact, deuxièmement, le chaudron était déjà troué lorsqu’il l’a emprunté, troisièmement il n’a jamais emprunté de chaudron à son voisin[8]. » Suivent des considérations sur l’incomplétude de l’interprétation du rêve. Et Freud de conclure le chapitre sur la méthode, faisant comme si l’interprétation pouvait tout d’un coup être complète ou achevée : « une fois achevé le travail d’interprétation, le rêve s’avère être un accomplissement de souhait[9]. » « Le rêve est un accomplissement de souhait », c’est le titre même du chapitre suivant et la thèse du livre. Utopie, puisque le travail d’interprétation n’est jamais achevé. Nous pensions pouvoir cerner le sujet du rêve dans le tout, dans le tout d’une interprétation unifiante qui consisterait pour le sujet Freud à dire « je suis innocent de ce qui est arrivé à Irma ». Mais le centre du rêve n’est pas l’innocence, c’est bien plutôt la culpabilité. La véritable interprétation du rêve consiste à dire non pas « je suis innocent », mais « je ne suis pas coupable », non sans convoquer des arguments incompatibles entre eux, qui démontrent non seulement un désir d’innocence, mais la culpabilité éclatée d’un sujet en morceaux contradictoires comme les arguments du chaudron. Dans le rêve, le soi-disant sujet unitaire Freud (le  Moi  unifié) est diffracté en une multitude de personnages : Freud, Otto, le docteur M., Léopold… Avec le rêve, nous assistons non pas à une composition du Moi ou simplement au retour à un état antérieur, régressif du Moi, mais à une « décomposition spectrale[10] » du Moi, constitué de multiples identifications.

Mais il ne suffit pas d’opposer la composition et la décomposition, comme on pourrait démonter un vélo en ses différentes pièces pour les remonter ensuite. Ce montage-démontage suppose en effet qu’il existe réellement un plan, une structure de l’appareil vélo. De la même façon, il existerait un plan, une structure, un schéma objectif de l’appareil psychique.

Quand Lacan nous parle du « sujet acéphale », il ne nous dit pas simplement que la tête fait défaut pour reconstruire le tout du sujet. Ce n’est pas simplement qu’il serait comme une poule sans tête ou comme un vélo provisoirement sans usager, mais qu’une tête pourrait éventuellement enfourcher. Ce n’est pas simplement que le sujet Freud est partagé et non unifié en différents personnages qu’on parviendrait en fin de compte à concilier : l’époux de Martha, l’ami de Fliess, le collègue d’Otto, le médecin d’Irma, l’inventeur de la psychanalyse, le douteur de ses propres théories. Le « sujet acéphale » veut dire que toutes ces identifications foisonnent et sont incompatibles entre elles comme l’avance l’histoire du chaudron. Sans doute souhaitons-nous la cohérence du sujet dans un Moi unifié et la cohérence d’une argumentation qui nous rassure. Mais ce qui est établi, par le travail du rêve (modèle de la méthode psychanalytique), c’est l’incohérence des arguments et avec eux l’incohérence du Moi et du sujet. Le Moi des « psychanalystes » américains est supposé cohérent. L’interprétation, au sens de la psychanalyse, attaque de front cette supposée cohérence. Autrement dit, nous ne pouvons plus présenter le travail du rêve comme un appareil, où chaque partie peut s’agencer en un tout hypothétique bien constitué (l’hypothèse de l’appareil psychique). Car le tout est détruit d’emblée par la contradiction inhérente aux trois arguments du chaudron. Le supposé « tout » du sujet du rêve est détruit par les contradictions entre les différentes occurrences de sujets éclatés.

Dans la formule de la triméthylamine, qui conclut le rêve de l’injection faite à Irma, l’atome d’azote est central. Il s’écrit N majuscule que Lacan interprète comme nemo, personne : à la place du sujet du rêve, il n’y a personne. Et on peut ajouter que ce rien, cette absence du sujet est démontrée par la conjonction des contradictoires (je peux former le concept de cercle-carré, je suis certain que je n’en trouverai aucun exemplaire). Pourtant ce même azote, Lacan l’écrit aussi AZ, de A à Z, « […] l’alpha et l’oméga du sujet acéphale[11]. » L’alpha et l’oméga indiquent bien le tout. Et le sujet acéphale le rien. Non pas tout ou rien. Mais tout et rien. « […] L’alpha et l’oméga du sujet acéphale » est bien un oxymore, qui reprend parfaitement l’opposition des arguments d’un nouveau chaudron.

Le chaudron c’est le chaudron de Freud et avec lui l’argument de tout psychanalyste qui s’enferre dans ses explications. « Le chaudron qu’est la patiente Irma, je l’ai restituée en parfait état à la fin de la cure psychanalytique. D’ailleurs, elle était déjà foutue définitivement avant même de commencer la psychanalyse chez moi. De plus, je ne me suis jamais occupé de cette affaire qui ne me concerne absolument pas ». Le psychanalyste, poussé vers le thérapeute qui se dédouane, est ainsi éclaté en trois sujets incompatibles : le guérisseur impeccable, l’observateur qui se contente de noter le malheur des autres et l’indifférent qui n’a rien à voir et n’a rien vu dans l’histoire.

Avec la décomposition spectrale du Moi (de l’analyste comme de l’analysant), nous pensions que c’en était fini avec le tout, que le tout était passé une bonne fois pour toutes à la trappe et que nous pouvions nous contenter d’un sujet éclaté, un sujet qui ne serait pas unifié dans le stade du narcissisme considéré comme purement imaginaire. Et nous aurions pu nous contenter d’une pratique du « pas tout », entendue comme toujours particulière, sans structure globale, en espérant qu’en fin de compte les choses s’arrangent pour le mieux, comme par miracle.

Or les arguments du chaudron ont beau être éclatés, le plaidoyer se présente comme un tout. Mais si la sagesse consiste à savoir tout unifier en un tout cohérent, le rêve n’est pas sage du tout. Par ce qu’il fait, par la décomposition spectrale du sujet, le rêve n’est pas en dehors de la sagesse, il est contre la sagesse tout en restant orienté vers la sagesse, vers le tout. Le rêve continue à vouloir imaginariser le symbolique, c’est-à-dire à passer des éclats à un tout sous forme figurative, tandis que l’interprétation consiste à symboliser l’image, c’est-à-dire à retrouver les éclats à partir de la figuration du tout[12]. Le tout passe, trépasse et repasse. Mais comment ?

Sûrement pas sous la forme du tout d’un appareil psychique qui se présente comme objectif alors qu’il n’est qu’une hypothèse subjective pour expliquer les bizarreries du travail du rêve, qui « ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une autre forme (umformen) ». Dans ces séances XIII et XIV du séminaire II, Lacan abandonne donc complètement la construction de l’appareil psychique pour entrer dans ce travail de « donner une autre forme ».

Donner une autre forme

Mais comment s’y prendre pour « donner une autre forme », alors que la matière apparaît bien comme inconsistante ? Lacan avoue la difficulté : « Nous ne pouvons pas tout reconstruire de notre propre chef, parce que ça aurait l’air un peu élucubré pour la circonstance[13]. » Et il introduit le jeu du pair et de l’impair emprunté au conte de Poe, La lettre volée. On doit distinguer le jeu lui-même, exposé dans la leçon du 23 mars, et la notation du jeu telle qu’elle est proposée par Lacan, exposée dans la leçon du 26 avril. Entre ces deux séances s’insère la séance où le séminaire joue effectivement au jeu du pair et de l’impair.

Le jeu du pair et de l’impair suppose pour celui qui doit répondre de se poser la question de ce que l’adversaire a fait (mettre dans sa main un nombre pair ou impair de billes) et pour celui qui met les billes dans sa main de se poser la question de ce que l’adversaire va dire (« pair » ou « impair »). De part et d’autre, c’est un jeu d’identification à un trait spécifique, trait unaire, de l’adversaire, ce qu’il fait ou ce qu’il va dire. Dans le conte de Poe, l’enfant qui gagnait toujours à ce jeu s’identifiait à l’adversaire en composant son visage d’après le visage de l’autre, identification imaginaire avec le tout de l’intellect de l’adversaire ; on supposait que le trait spécifique de sa réponse était compris dans le tout de son intellect. On s’aperçoit très vite que ça ne marche pas, en raison même de l’oscillation binaire de la position du sujet, qui est capable de faire autrement que ce qu’il aurait fait naturellement, premier degré pour tromper l’autre, suivi d’un deuxième degré (faire semblant de tromper l’autre), troisième degré (faire semblant de faire semblant de tromper l’autre), etc. Si l’interprétation imaginaire n’est qu’un attrape-nigaud comme le dit Lacan, il reste quand même la suite des « pair ou impair », dont le résultat peut être noté + et –. Même si nous congédions l’interprétation imaginaire, comme Lacan le fait en supposant une machine qui joue au jeu du pair et de l’impair, il reste encore la question de la réponse, de sa structure, de sa forme. Et c’est elle qui nous intéresse précisément pour éclairer le fonctionnement du rêve et, par là, la méthode de la psychanalyse. Le travail du rêve « ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une autre forme ». Ce travail du rêve s’exemplifie à deux niveaux :

1) la machine à jouer « pair ou impair » présentifie qu’il ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas,

2) la notation de Lacan présentifie qu’il se borne à donner une autre forme.

Premièrement, « il ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas ». Les coups se succèdent strictement au hasard. D’une part, tout est toujours à recommencer et ce qui s’est joué auparavant n’a strictement aucun effet de prévision sur le coup d’après. D’autre part, le choix est chaque fois binaire, c’est + ou c’est –. Oui ou non. Pile ou face. To be or not to be. Et ce choix binaire peut ouvrir une structure. Ces deux aspects du jeu présentent deux aspects de la question du sujet et de son identification primaire. D’une part, à partir de la décomposition spectrale du sujet – celle qui est recherchée à l’intérieur de chaque rêve –, on doit remarquer que le sujet – le sujet Freud – est identifié à une série d’attributs : guérisseur d’Irma, meurtrier d’Irma, inventeur de la psychanalyse, objecteur, etc. D’autre part, chacun de ces traits oscille entre le oui et le non, entre le to be et le not to be. Par exemple, pour Freud « meurtrier d’Irma », nous aurons une oscillation aléatoire oui, non, non, non, oui, etc. Le plaidoyer est déjà réduit à une logique strictement binaire, coupable ou non coupable, où l’entendement a déjà posé sa marque et sa réduction (nous réduisons toujours pour tenter de comprendre), il ne comprend que le noir et le blanc, il n’y a pas de gris.

Le rêve nous apprend précisément à jouer avec la décomposition spectrale de notre sujet, de l’analysant (mais ça vaut aussi pour l’analyste, bien entendu). Pour le prendre par le biais du diagnostic (mais on pourrait imager les processus d’identification de bien d’autres façons, par exemple pour rester dans le classicisme, en fonction de l’Œdipe), nous pouvons le prendre pour un hystérique, un paranoïaque, un pervers, que sais-je ? Décomposition spectrale, notre analysant est tout à la fois, même et surtout si ça se contredit comme les arguments du chaudron. De plus (deuxième aspect), chaque trait identificatoire est pris dans une suite aléatoire : oui, c’est un hystérique, non, non, oui, etc. Et ainsi pour tous les autres traits identificatoires.

Quand même, me direz-vous, il y a des traits structuraux spécifiques et on ne peut pas dire n’importe quoi à partir de n’importe qui. Je rappelle d’abord que le sujet, l’âme, la psyché résultent — sous une variante ou l’autre — d’un « cogito, ergo sum » ou je dirais même d’un « amo, ergo sum ». Mais le raisonnement posé dans cet ergo se joue complètement à vide (vide qui est garanti par le doute hyperbolique, que l’analyste ferait bien de pratiquer). Il n’y a pas de contradiction certes à inventer ainsi le sujet. Mais le sujet ainsi posé ne l’est que provisoirement, à la suite d’un « je pense », déjà passé. De même, le sujet défini et déterminé par l’amour reste provisoire, dans l’attente d’un « nouvel amour » qui « décharge tous les sons ». Les renversements de la pensée et de l’amour ne nous disent strictement rien sur ce qu’est ce sujet (comme l’avait déjà montré Kant dans ses paralogismes de la raison pure). Le texte de la psychologie rationnelle se résume à cette proposition « je pense donc je suis » et il n’a aucun contenu supplémentaire, sinon celui que j’imagine de façon tout à fait aléatoire amant, hystérique, pervers, parano, que sais-je ? Mais il y a la clinique, dira-t-on. Oui, les comportements observables qu’on peut mettre en statistiques, mais qui ne sont que les reflets imaginaires, figés d’un sujet pétrifié, puisque le sujet en sa pure supposition n’est rien d’autre que « je suis » évanescent de « je pense donc je suis », « je suis donc j’aime », etc.

En raison de la décomposition spectrale du sujet et de la diffusion de multiples identifications possibles et jamais assurées, le processus d’identification oscille dans la série des + des – ; bien sûr, il peut se faire que nous n’ayons qu’une suite soi-disant « infinie » de + (acceptation de tel diagnostic supposé fixé, ou identification au père fixée une bonne fois pour toutes, etc.) ou de – (refus de telle identification) ; mais ce n’est qu’un cas extrême (non souhaitable d’ailleurs) et qui ne se soutient définitivement qu’à la condition d’arrêter dès que possible la suite, qu’à la condition d’arrêter l’analyse.

Faudrait-il donc se contenter de ce flottement des identifications ou des arguments de chaudron ? On resterait dans le scepticisme d’une pure contingence, dans un certain « pastout » généralisé et l’analyste n’aurait qu’à attendre que tout ne se passe pas trop mal dans ce monde sans logique de pur hasard.

L’invention d’une grammaire

Or, Lacan rappelle très précisément que Freud nous a appris qu’il n’y a pas de hasard. Donc pas de hasard, même au jeu du pair et de l’impair, même malgré la machine qui jouerait de façon purement aléatoire. Dans la Psychopathologie de la vie quotidienne, quand on demande à quelqu’un de donner un chiffre au hasard, le chiffre qui sortira n’est jamais un hasard. Le chiffre sort du cerveau de ce quelqu’un parce qu’il y avait déjà été mis auparavant comme l’analyse de l’inconscient le dévoile ; le lapin ne sort du chapeau que parce qu’on l’y avait déjà mis auparavant. Il serait trop facile de croire à l’univocité du lapin qui aurait été mis une bonne fois pour toutes dans le chapeau ; la décomposition structurale du sujet veut au contraire dire qu’on a mis tout et n’importe quoi dans le chapeau. « Tout et n’importe quoi » qui sera accepté ou refusé au gré du hasard.

La question est bien maintenant dans la suite temporelle des oui et non, des + et des –, qui s’est déjà dégagée de ces identifications imaginaires. À moins de vouloir faire pencher la balance vers un + ou un – généralisé (et il faut, pour ce faire, abréger le questionnement), nous sommes dans une suite de signes qui relève proprement du hasard. Comment faire sortir le lapin qui nous dira que tout n’est pas hasard, qu’il y a une logique dans cette suite, malgré qu’il n’y en a pas ? Avec cette nouvelle logique, nous introduirions un tout autre « tout » : passage du tout imaginaire à un tout symbolique ou du symbolique. Disons déjà que c’est la notation de Lacan qui introduit le lapin, que nous retrouverons au bout de l’opération pour notre plus grand émerveillement.

Comment ça ?

Nous pensons partir du réel de la suite des + et des – et nous argumentons le pur réel comme la suite aléatoire. Mais il n’en est rien : notre entendement a déjà réduit l’immense complexité du multiple à la simplicité d’un oui ou non. Aveuglés par la suite des coups de dé, nous ne voyons pas que nous sommes déjà partis dans une logique binaire et ce n’est jamais que certains effets du réel dans le symbolique que nous observons. Ce que nous retirons du chapeau, ce sera nécessairement des + et des – (pas du « plus ou moins »), du pair ou impair, du blanc ou du noir (pas du gris), du féminin ou du masculin (pas de troisième sexe) parce que c’est ce que nous y avons mis d’emblée pour les convenances de notre entendement qui ne comprend pas bien les nuances.

La notation de Lacan fera le reste. Primo, le groupement des signes par 3 (on aurait pu choisir par quatre, par exemple). Secundo, la nomination de ces trios par 1, 2 et 3 selon un principe qui ne respecte pas l’égalité des fréquences (on aurait pu choisir un principe plus logique de nomination). Tertio, la considération du passage d’un trio à un autre trio en sautant le trio intermédiaire (les alpha, bêta, gamma, delta) (on aurait pu choisir de ne pas sauter le trio intermédiaire). Il est hors de mon propos de reprendre les constructions de cette chaîne mathématique, des conséquences de la notation, constructions excessivement simples, la seule difficulté étant d’avancer pas à pas, sans vouloir brûler les étapes.

Mon propos est ici de mesurer la valeur de cette construction pour la méthode psychanalytique, pour éclairer le fonctionnement du symbolique. Et ce sera ma conclusion.

Le rêve doit nous enseigner la décomposition spectrale du sujet : il nous reste des bribes quelconques de sujets multiples, éclatés, non contradictoires en chacun pris séparément, mais souvent contradictoires entre eux. On pourrait dire bien des choses : un guérisseur, un inventeur, un douteur, un meurtrier, etc. Le rêve dévoile non pas un tout bien structuré, mais tout et n’importe quoi. Faut-il se passer du tout et se contenter des morceaux épars d’identification ? Ou solution bien plus sage : recomposer un tout bien équilibré avec une juste pondération du conscient et de l’inconscient, du réel, de l’imaginaire et du symbolique ? La solution proposée dans le rêve n’est pas sage du tout : il s’agit de s’en tenir à la décomposition spectrale et, à partir de là, de la lire, c’est-à-dire de la noter et il faut y mettre le lapin pour l’y retrouver. C’est la prise dans une syntaxe que j’impose aux débris de la décomposition spectrale. Le rêve n’est donc pas simplement le travail tout en négatif qui ne pense pas, ne juge pas, ne calcule pas. À partir de cet éclatement et de ces éclats (des + et des –), il donne une autre forme, il les met dans une syntaxe, il leur impose une grammaire.

Grammaire pure subjective qui constitue le processus de transfert. Que dans le transfert, l’analysant s’identifie à l’analyste, l’aime ou le haïsse, peu importe. La question est bien plutôt qu’il s’identifie en plus ou en moins, qu’il l’aime en plus ou en moins, qu’il le haïsse en plus ou en moins, dans une suite de + ou de – dont il faut prendre la mesure, c’est-à-dire inventer la syntaxe. C’est cette invention de la syntaxe qui constitue le cœur de transfert, une nouvelle histoire, un nouvel amour. Mais alors toute cette construction mathématique (chaîne de Markov) et le schéma L qui peut s’y réduire ne sont rien d’autre qu’une manière subjective (celle de Lacan) de répondre à l’étrangeté de l’inconscient, au travail du rêve « ne pense pas, ne calcule pas, ne juge absolument pas, mais se borne à ceci : donner une autre forme ». Par opposition au schéma de la topique freudienne, cette manière proprement subjective a au moins l’avantage de ne pas se présenter comme un troisième caractère objectif du rêve, ni comme un « appareil psychique », mais comme la méthode purement subjective de se débrouiller avec le travail du rêve, en inventant ou en laissant s’inventer la syntaxe, dans son équivoque grammaticale.

Cette invention de la syntaxe se présente à partir d’une épuration extrême. Elle se présente pourtant comme un nouveau tout, puisqu’elle suppose la complétude même de la construction comme Freud l’indiquait d’emblée au seuil du dernier chapitre de la Traumdeutung. C’est une mise en ordre (suntagma), un syntagme. Mise en ordre avec son désir, la répétition du signe épuré – la bobine lancée dans le berceau – est une mise en ordre dans un nouveau tout.

L’Autre scène – Schauplatz – ne se joue plus dans l’objectivation de l’appareil psychique. Cette autre scène, c’est « le petit guignol » du conte de Poe, La lettre volée : « l’inconscient des différents sujets, qui se succèdent comme possesseurs de la lettre[14] », dit Lacan dans la leçon du 11 mai. Mais ces différents sujets, ne sont pas les individus, le roi, la reine, le ministre, la police, Dupin, etc. Ce sont les identifications éclatées et flottantes de n’importe quel analysant roi ou pas roi, reine ou pas reine, ministre ou pas ministre, etc. Voilà la scène et le transfert lui donnera la syntaxe, la grammaire, à condition de n’être pas enferré dans les pièges du réalisme et la croyance en la substance d’un Moi cohérent.

Relecture : Érika Croisé Uhl, Louis Bouvet, Dominique Foisnet Latour.

Relu par l’auteur.

 

[1] La psychanalyse n’est pas une pratique centrée sur un objet préexistant qui vaudrait comme la réalité basique à traiter. La soi-disant réalité du patient dépend toujours de la méthode, à savoir du travail de l’inconscient qui vaut comme modèle du travail de l’analyse. Le réalisme qui nous fait prendre le patient « pour ce qu’il est » nous fait miroiter le mirage d’une objectivité (une « réalité »), alors qu’il s’agirait d’abord de nous situer dans la mouvance du travail de l’inconscient et dans la méthode psychanalytique, qui mettent justement en suspens la « réalité » du patient pour le faire « analysant ».

Cf. Fierens (Christian) et Pierobon (Frank), Les pièges du réalisme, Kant et Lacan, Louvain-la-Neuve, EME, 2017. 

[2] Freud (Sigmund), L’interprétation du rêve, dans Œuvres Complètes IV, Paris, PUF, 2003, p. 558.

[3] Lacan (Jacques), Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, Leçon du 2 mars 1955, A.L.I. p. 226.

[4] Ibid. p. 587.

[5] Ibid. p. 589.

[6] Ibid. p. 563.

[7] Leçon du 9 mars 1955, A.L.I. p. 242.

[8] Ibid. p. 155.

[9] Ibid. p. 156.

[10] Leçon du 16 mars 1955, A.L.I. p. 268.

[11] Leçon du 16 mars 1955, ALI p. 275.

[12] Cf. « iS » et « sI » (Leçon du 9 mars 1955, A.L.I. p. 249).

[13] Ibid., p. 211 (leçon du 23 mars 1955).

[14] Ibid., p. 299 (leçon du 11 mai 1955).