Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, Leçons 22, 23.
03 janvier 2018

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ALLIOT Julien
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Pour commencer, je vous remercie de m’avoir convié à vous présenter ma lecture des leçons XXII et XXIII du séminaire sur Le Moi, lecture enrichie des remarques qui m’ont été faites par les participants au séminaire de préparation, que je remercie chaleureusement.

Ces deux leçons sont extrêmement riches. Lacan les qualifie d’« un peu rude[s][1] », probablement du fait de leur densité, mais aussi parce qu’il y introduit des notions nouvelles voire révolutionnaires pour son auditoire, qu’on sent parfois perplexe dans les discussions retranscrites. Au cours de ces leçons, Lacan va donc approfondir ce qu’il en est de l’ordre symbolique, en insistant sur la place et la fonction des déterminations symboliques pour le sujet. Ce faisant, il réhabilite un type de cure qui prend davantage en compte le symbolique et non plus seulement l’imaginaire.

Il ne s’agit pas ici de déconsidérer le rôle de l’imaginaire, mais d’en déterminer la place, de réfléchir à la fonction qu’occupe le Moi imaginaire au sein du symbolique. La réponse que l’analyste apportera à cette interrogation sera déterminante. Au-delà d’un simple débat théorique, c’est donc à une réflexion éthique que Lacan conduit son auditoire : quelle place accorder au Moi et quelle place accorder au sujet dans la cure ?

J’ai choisi d’aborder trois points : d’abord, « les drames du Moi », puis le passage d’« une cure moliéresque à une éthique du désir », et enfin « l’avènement paradoxal du sujet de la parole ».

Les drames du Moi.

Pour mettre au jour les incidences du symbolique chez le parlêtre, Lacan, dans la leçon XXII, part des rapports hommes/femmes et de tous les drames qu’ils peuvent générer. Notons au passage, au risque de commettre un anachronisme, qu’on a là les prémisses du non-rapport sexuel. Lacan, donc, se propose de situer ce qu’il appelle « les piquets du décor au milieu duquel [2] » la question se pose. Car les drames et les conflits conjugaux se jouent avec pour toile de fond un ordre symbolique. Lacan prend l’exemple du couple pour distinguer dans les situations conflictuelles ce qui procède des « relations imaginaires » et ce qui relève du « pacte symbolique[3]. »

Il s’appuie sur deux auteurs qui, chacun à leur façon, se sont efforcés de faire valoir l’ordre symbolique au-delà des rapports imaginaires dans le couple.

Le premier de ces auteurs est Pierre-Joseph Proudhon dans Amour et Mariage. Ce qui l’intéresse chez Proudhon, c’est sa tentative « de surmonter ce que nous appellerons l’illusion romantique », « la valeur idéale que prennent l’un pour l’autre les partenaires[4]. » Proudhon cherche à déterminer ce qui conditionne la fidélité, en dehors de la parole donnée. Il est vrai qu’en lisant Proudhon, on est loin de l’illusion romantique : « par la possession, l’idéalisme érotique se détruit aussi rapidement qu’il s’est allumé, et […] dans la nuit conjugale toutes femmes sont grises[5]. » Proudhon préconise donc de « traiter l’amour comme la raison prescrit de traiter tout idéal, c’est-à-dire de le cultiver dans l’universalité de son objet[6]. » Il aboutit à la prescription suivante : « que chaque homme aime toutes les femmes dans son épouse, et que chaque femme aime tous les hommes dans son époux[7]. » Lacan conclut que cette théorie a le mérite de mettre au jour « l’homme universel ». Il l’aura certainement à l’esprit en élaborant les formules de la sexuation.

Le deuxième auteur qui permet d’aller au-delà de ce que Lacan appelle une « perspective humaniste centrée sur le Moi[8] » est Lévi-Strauss. Dans Les Structures élémentaires de la parenté, Lévi-Strauss a étudié les structures de l’alliance dans diverses sociétés. L’anthropologue souligne ce qu’il appelle « le fait de la règle » dans la culture, cette règle qui « substitue l’organisation au hasard[9]. » À l’occasion de cette substitution de l’ordre culturel à l’ordre naturel, substitution proprement humaine, Lacan dit que « la femme se manifeste comme objet », objet d’échange, « au même titre que la parole[10]. »  Lévi-Strauss écrit en effet : « L’émergence de la pensée symbolique devait exiger que les femmes, comme les paroles, fussent des choses qui s’échangent[11]. » Il y a donc une dissymétrie entre la position du mari et celle de la femme, dissymétrie sur laquelle se structurent les lignées. On constate ici que l’ordre symbolique est androcentré, même si Lacan note que l’émergence de l’individualisme, des « pactes de consentement mutuel[12] » et de l’émancipation des femmes ont pu conduire à une confusion entre la valeur symbolique du mariage et son caractère pratique, avec par exemple le partage des biens entre partenaires.

Pourtant, le registre symbolique que Lacan vient de présenter avec Proudhon et Lévi-Strauss n’est pas sans engendrer des conflits. Il y a ce qu’il appelle une « dégradation imaginaire[13] » de cet ordre symbolique, qui provoque les drames du Moi. La difficulté des femmes à se situer dans la filiation, la différence des places au sein du couple, donnent lieu à des conflits qui relèvent de diverses perceptions imaginaires :

– Une femme peut par exemple se révolter contre ce qu’elle envisage comme statut d’« objet de possession », d’esclave soumise au maître.

– Ces conflits peuvent aussi prendre la forme d’une guerre des sexes, une rivalité entre des hommes et des femmes qui se considèrent cette fois-ci comme entièrement égaux.

– Enfin, les rapports de maître à esclave peuvent se renverser, et le maître de révéler sa dépendance à l’esclave. Le mari devient alors mari-enfant, et l’épouse joue le rôle de mère, solutionnant ainsi le conflit dans une perspective que Lacan juge tout à fait discutable.

Dans ces conditions, le but de l’analyse est-il de mettre fin à toutes formes de conflit, de rétablir, comme il le dit, « la paix à la maison[14] » ? Faut-il attendre d’une psychanalyse qu’elle aboutisse à une harmonie, qu’elle transforme le patient en une sorte de tortue (comme la tortue robotique « Elsie » créée par Grey Walter, dans la vidéo mise en ligne sur le site de l’A.L.I.), une sorte de « homard[15] » dirait Dolto, qui rentrerait dans une carapace moïque renforcée ? Comment éviter une aliénation au Moi, et faire une place au sujet, au désir ?

D’une cure moliéresque à une éthique du désir.

Dans la leçon XXII, Lacan propose plusieurs illustrations cliniques pour souligner les enjeux de la cure, selon qu’on se situe dans une structure qui met l’accent sur les clivages du Moi, une structure qui pourrait conduire à paranoïser le névrosé (c’est le type de cure moliéresque que propose par exemple le psychanalyste écossais Fairbairn) ou que l’on analyse la fonction du Moi, dans un type de cure qui prend davantage en compte le symbolique.

Lacan prend trois exemples pour souligner la place et la fonction du Moi au sein du registre symbolique : il va d’abord proposer une relecture du mythe d’Amphitryon (en s’appuyant sur le texte original de Plaute, et sur ceux de Molière et de Giraudoux). De tout temps en effet, les drames conjugaux, plus ou moins vaudevillesques, ont inspiré les dramaturges.

Véritable illustration des rapports entre le Moi et l’ordre symbolique, le mythe d’Amphitryon relu par Lacan révèle ceci : pour que la situation soit tenable, il faut du tiers. Il faut, dit-il, « qu’un dieu soit là »[16]. La relation duelle doit se reconfigurer en relation à trois.

Afin de résumer le mythe, je reprendrai l’argument de la pièce de Plaute :

« Tandis qu’Amphitryon guerroie contre les ennemis de sa patrie, les Téléboens, Jupiter a pris son visage et lui a emprunté son épouse Alcmène. Mercure revêt la forme de l’esclave Sosie, absent lui aussi. Alcmène est dupe de ces ruses. A leur retour, le véritable Amphitryon et le vrai Sosie sont bafoués l’un et l’autre d’étrange manière. De là, querelle, brouillerie entre le mari et la femme, quand enfin Jupiter, faisant du haut des cieux entendre sa voix au milieu du tonnerre, confesse lui-même son adultère[17]. »

Sans reprendre toute la complexité et la richesse de la lecture de Lacan, je me contenterai d’évoquer ce qui a trait à la place de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel dans cette pièce. À propos de Sosie, Lacan dit « Sosie, c’est le Moi[18] », avant d’évoquer la scène remarquable où Sosie rencontre Mercure, qui a pris son apparence, scène où le Moi rencontre un autre Moi.

Lacan insiste sur le caractère symbolique de ce drôle de dialogue qui a lieu de nuit, et où les personnages ont régulièrement recours à l’a parte. Au cours de ces a parte, les propos des personnages se font écho, ne s’adressent pas à l’autre personnage mais à un tiers (dans le dispositif théâtral, le public). Quand Sosie rencontre Mercure dans cet espace imaginaire (Lacan dit « miraginaire[19] ») de la scène, leur dialogue se caractérise par une réversibilité des places qui devient comique (dans la pièce de Molière : « Sosie: Qui va là ? / Mercure: Moi. / Sosie : Qui, moi ? / Mercure : Moi[20]. ») Lacan parle d’« inversibilité immédiate de la position de maître et de valet[21]. » Quand Sosie demande à Mercure « Es-tu maître ou valet ? », Mercure répond en effet « Comme il me prend envie[22]. » Lacan affirme qu’il s’agit là d’une très jolie définition du Moi. Car où qu’il s’adresse, Sosie ne rencontre que du Moi, puisque l’espace imaginaire est caractérisé par son homogénéité. Comme dans l’illusion des sosies de la patiente de Capgras, c’est la disjonction entre l’image et son identification, entre l’image et le nom, qui fait ici question. Ne pouvant rencontrer que « cette sorte d’ombre, de reflet, d’image », ce Moi est toujours séparé « de ce dont il s’agit, à savoir de la reconnaissance du désir comme tel[23]. » Et Sosie ne parviendra jamais à se faire entendre d’Alcmène.

Quant au Réel, il se manifeste à Sosie sous la forme des coups qu’il reçoit de Mercure, mais également dans le désarroi de Sosie qui doute d’être lui-même.

Lacan fait une analogie entre l’expérience de Sosie et celle d’un patient en analyse. Il distingue à cette occasion deux conceptions de la cure :

– Soit l’analyste, comme Amphitryon dans la pièce, reçoit la parole du patient comme étant adressée uniquement au Moi de l’autre, et répond à ce niveau. Il entretient alors le Moi de l’analysant, en le faisant « rentrer dans son Moi », en y « faisant rentrer tout ce qu’il en laisse échapper[24]. » Le risque est alors de déposséder le sujet de lui-même.

– Soit l’analyste aide le sujet à sortir de ce que Lacan appelle la « douce illusion » que « le Moi est ici dans une position unique[25] » et prend véritablement en compte le sujet, révélant que la parole part d’un sujet qui ne sait pas ce qu’il dit, et qu’elle est adressée non seulement à un autre « miraginaire », mais au-delà à un Autre absolu.

Le deuxième exemple que Lacan utilise est celui de la cure de l’obsessionnel, qui se mortifie à la hauteur de son attachement à son Moi, à la hauteur de son évitement de son propre désir. L’obsessionnel s’objectalise, il s’objectifie. Il fait de son désir celui d’un autre, cet autre lui-même qu’est le Moi. Il s’aliène dans le Moi, pour ainsi dire.

Là encore, deux manières de procéder : soit lui faire reconnaître son agressivité, « qu’il réfracte sur le monde[26] » dit Lacan, comme étant l’agressivité qu’il entretient à l’encontre de lui-même, dans un rapport duel. Soit, plutôt que de travailler cette reconnaissance imaginaire des avatars de son Moi et de se borner à en constater la multiplicité, la répétition, faire réfléchir le patient à la fonction de ce rapport mortifère avec lui-même. On se situe dans ce deuxième cas dans un registre qui prend en compte le symbolique. Au lieu d’accentuer la tendance à l’auto-observation, il s’agit d’interroger la fonction de ces mortifications, la place qu’elles prennent au sein d’une structure, ainsi que leur adresse. Lacan préconise donc de substituer à un travail sur la reconnaissance un travail sur ce que le sujet méconnaît : à savoir que la parole manque toujours son but, qu’elle va au-delà d’un autre moi pour ne rencontrer rien d’autre que l’Autre absolu, Autre que le sujet ne sait pas forcément reconnaître au sens où il lui serait familier.

Le dernier exemple pour révéler les incidences de l’une ou l’autre technique psychanalytique est tiré de la clinique de Fairbairn. Il s’agit d’une femme d’âge mûr qui souffre d’une anomalie génitale, puisqu’elle a un tout petit vagin. Lacan observe que l’analyse de cette patiente par Fairbairn aura visé à lui faire reconnaître, là encore, ses pulsions agressives envers les autres hommes. Lacan résume :

« [O]n s’aperçoit que l’analyste lui a donné : premièrement un Moi, à savoir lui a appris ce qu’elle voulait vraiment, démolir les hommes ; et deuxièmement, lui a donné également un Surmoi, à savoir que tout ceci est fort méchant, et qu’en plus c’est tout à fait interdit de les approcher, ces hommes[27]. »

En effet, le texte de Fairbairn m’a paru d’emblée extrêmement logique et clair dès la première lecture, impression qui est certainement un peu suspecte. Car Fairbairn semble très vite comprendre ce qui se joue pour sa patiente. Ce caractère d’évidence est maintes fois souligné dans le texte, comme lorsque Fairbairn écrit : « La cause profonde de ces accès de dépression se trouvait évidemment dans la culpabilité inconsciente liée à ses tendances sadiques[28]. » On se demande pourtant de quel côté se situe cette évidence du « évidemment », cette compréhension immédiate du cas, quand par exemple Fairbairn se réjouit du fait que sa patiente « finit par être capable de retrouver rétrospectivement les événements qui déclenchaient la plupart de ses maladies[29] ». Il poursuit : « Cette compréhension acquise progressivement eut pour effet global de diminuer à la fois la gravité et la durée de ses accès de dépression[30]. » On est là entièrement du côté de la compréhension et de la reconnaissance de schémas familiers.

Lacan critique cette analyse où la patientee o’analyse absolu.  unique »ppelle la « ames et les conflits sur la toile de fondparole pleine, celle où il ne s’ù la patiente finit par méconnaître le registre de l’imaginaire comme tel, puisque son anomalie génitale la conduit à voir dans les hommes une image d’elle-même dont elle se sent dépossédée, aliénée. Fairbairn ne tient pas non plus compte de la fonction symbolique du Penisneid, et de la façon dont sa patiente, qui ne sait pas si elle est homme ou femme, est engagée dans la question du symbolique.

À travers ces exemples, Lacan met donc son auditoire en garde contre une certaine technique analytique qui, à trop se fonder sur le Moi et ses clivages, conduit à paranoïser le sujet, à lui faire prendre l’imaginaire pour du réel, dans une méconnaissance de la place qu’occupent l’imaginaire et le symbolique.

L’avènement paradoxal du sujet de la parole.

J’en arrive à mon troisième point, « l’avènement paradoxal du sujet de la parole », qui repose principalement sur la leçon XXIII. Dans cette leçon, Lacan invite son auditoire à lui faire part d’une question que son séminaire aurait fait naître chez eux. Bargues témoigne alors du fait que le séminaire de Lacan lui a apporté un changement « d’optique[31] », et a fait évoluer sa technique par la prise en compte non plus seulement du sens de ce que ses patients lui disent, mais de « la façon dont se déroule le discours[32] », comme il le dit. Très vite, donc, c’est de nouveau la question des registres symbolique et imaginaire qui s’ouvre, la question de savoir comment le sujet se situe par rapport au langage et à la parole. Fort de son « changement d’optique », Bargues témoigne de sa surprise face au surgissement de la parole.

Si j’ai intitulé ce troisième point « avènement paradoxal du sujet de la parole », c’est qu’il apparaît tout à fait surprenant voire énigmatique que le sujet puisse advenir par la parole, alors même que Lacan insiste tellement sur le déterminisme de l’ordre symbolique auquel on n’échappe pas. Que signifie cette détermination symbolique pour le parlêtre ? En d’autres termes : dans le contexte d’un déterminisme aveugle, quelle place reste-t-il au sujet (et donc à la pratique de la cure) ?

Pour éclairer ce point, Lacan sollicite son auditoire afin d’opérer une distinction entre code et langage, et tenter de définir ce qu’est un message. Lacan se distingue très vite d’une conception du langage comme « code », qu’il rapproche de la « théorie de la communication[33] ».  En effet, pour lui, le code cherche l’univocité des sémantèmes, alors que le langage se caractérise plutôt par ses ambiguïtés. Si le code est fait pour être compris, maîtrisé, le langage laisse moins de prise à cette compréhension immédiate.

Lacan introduit alors le terme de « message[34] ». Après une discussion sur ce qu’il faut entendre par « message », Lacan relève « la question de la nécessité des sujets, quelque chose qui va de quelqu’un à quelqu’un d’autre étant l’essentiel du message[35]. » Il parle également de « signe en mouvement[36] », de « quelque chose qui peut aller se promener tout seul[37]. » Le message se caractérise donc par sa circulation.

Mais quels sont les rapports entre l’homme et le message ? Pour illustrer ce point, Lacan cite un apologue de H.G. Wells, dans lequel trois scientifiques rencontrent des Martiens, et se surprennent de comprendre ce que ces créatures leur disent. Seulement, chacun a compris quelque chose de différent. Lacan dira : « Ce qu’ils ont compris est ce qui les intéresse chacun au plus haut point », et déclare que « c’est ce qui se passe tout le temps[38]. »

Pour Lacan, ce que veut dire cet apologue, c’est que « c’est dans un monde de langage que chaque homme a à reconnaître un message […], un appel, une vocation, qui se trouve lui être révélée[39]. » Il s’agit donc davantage d’un rapport de révélation que d’une reconnaissance. Il y a dès lors une ambiguïté : on ne peut pas simplement « prendre connaissance » de ce monde de langage depuis une position de supériorité, d’extériorité, depuis une sorte d’au-delà, puisque nous y sommes engagés, dans ce monde de langage. Il ne s’agit donc pas de reconnaître des « déterminations réelles » dans le monde (ce serait l’affaire de la science et des mathématiques), mais il s’agit, comme dit Lacan, de « s’y retrouver dans son être même[40]. » « S’y retrouver » car nous sommes déjà pris au sein de ces coordonnées symboliques, et toute position d’extériorité par rapport à un système au sein duquel nous sommes pris est logiquement inconcevable. Quelle marge de manœuvre avons-nous au cœur de cet ordre symbolique où nous nous trouvons en position paradoxale d’exclusion interne ?

C’est cette position paradoxale du sujet qui justifie la possibilité de la pratique analytique. Le sujet est « inscrit » dans l’ordre symbolique qui le détermine, mais en même temps Lacan dit qu’il y occupe « une fonction pour autant qu’il continue ce discours, non pas seulement en tant qu’orateur, mais en tant que d’ores et déjà tout entier déterminé par ce discours[41]. » L’homme, qui est « atome de ce discours[42] », qui peut être lui-même un message, ne peut pas être complètement « insoumis », pour reprendre un terme à la mode.

Cette ambiguïté se retrouve notamment dans la question du corps du parlêtre. À ce titre, il y a une expression de Lacan qui m’a interpelé, puisqu’il parle « corps de l’être[43] ». Une vision purement scientifique, anatomique, du corps du parlêtre ne suffit pas à en restituer toute la complexité ni à rendre compte de tous les symptômes. On pourrait dire que le corps de l’être humain est également un « corps de lettres ».

Pour aborder « la fonction économique » du langage et de la parole, et les resituer dans le contexte de la cure, Lacan se demande « quel est leur rapport ? Comment se distinguent-ils l’un de l’autre[44] ? »

Il donne quelques caractéristiques du « phénomène du langage », comme par exemple son « ambiguïté », ses « polysémantèmes[45] ». Il souligne la possibilité de l’erreur liée à l’existence du langage. Il note que le langage détermine des places intersubjectives. Il parle d’un « jeu des diverses intersubjectivités » où nous prenons notre place, car dans ce langage, « nous y sommes à notre place de n’importe où[46]. » Ainsi, malgré l’existence de places, et grâce à l’ambiguïté inhérente au langage, il y a une possibilité de jeu.

Dans cette leçon, l’intervention où Riguet définit ce que les mathématiciens entendent par « langage » intéresse beaucoup Lacan, en particulier la tentative d’« exemplifier le phénomène du langage avec quelque chose d’aussi purifié formellement que les symboles mathématiques », car pour Lacan, cela a le mérite de présenter le « langage conçu en tant que monde des signes » qui « existe tout à fait indépendamment de nous ». Le langage ainsi considéré est donc un monde des signes, qui selon Lacan « fonctionne, existe », mais « n’a aucune espèce de signification[47]. » C’est un monde « de vérité » « complètement dépourvu de subjectivité[48] », dit Lacan un peu plus loin.

Dans cet univers symbolique langagier, système de signes complet, quelle fonction pour le sujet parlant ? Quelle place pour la subjectivité ?

Pour éclairer ce point, Lacan utilise un dernier apologue, celui des trois prisonniers (disons A, B et C) qu’on soumet à une épreuve. On leur présente cinq disques : trois blancs et deux noirs. L’un de ces disques leur est attaché sur le dos, sans qu’ils en connaissent la couleur. L’un des prisonniers pourra bénéficier d’une grâce, celui qui saura affirmer qu’il porte un disque blanc, en déduisant cela de ce qu’il voit sur le dos des deux autres et de la manière dont ceux-ci se comportent. Lacan insiste sur le fait que les prisonniers doivent avoir la même rapidité de raisonnement. Cet apologue lui permet de distinguer trois dimensions temporelles (il s’agit de temps logiques) :

– l’instant de voir : ils voient tous trois deux disques blancs sur le dos des deux autres prisonniers, et ne peuvent en déduire avec certitude qu’ils sont blancs ou noirs ;

– le moment de comprendre : où chacun doit en passer par le raisonnement des deux autres prisonniers pour déduire s’il est blanc ou noir ;

– le moment de conclure : A, B et C déduisent de l’inaction des deux autres qu’ils sont blancs, et se dirigent en même temps vers la sortie.

Là encore, cet apologue illustre les rapports entre le symbolique et l’imaginaire pour l’être parlant. En effet, les prisonniers sont soumis à une nécessité logique, que Lacan rapproche du langage et de ses « données fondamentales » (le verbum latin). Il dit : « le langage commence à jouer à partir du moment où le sujet peut faire parler les deux autres d’une façon qui est cohérente[49]. » Le langage s’applique ici à l’imaginaire : à force de spéculations sur les raisonnements des autres sujets, ou sur le fait qu’ils manifestent ou non une hâte à se diriger vers la porte de sortie, le prisonnier va décider ou non d’agir. Le symbolique interviendra ensuite, au moment où le prisonnier affirmera « je suis blanc », dans une parole qui fera acte, une parole qui s’apparente non plus au verbum mais à la parole donnée, fides. Lacan introduit une troisième dimension dans cette parole : celle du temps, « cet élément réel qu’on appelle le temps[50]. »

Je conclurai sur la manière dont est ici caractérisée la parole. La parole fait intervenir les trois dimensions, réel, symbolique et imaginaire. C’est dans ce contexte que Lacan resitue le Moi, qui se caractérise par le fait qu’il se perpétue, qu’il se démultiplie. « Du moment que je pense à moi, dit Lacan, il n’y a pas de destruction possible de moi[51]. » Face à ce cercle vicieux, à cette exaltation du homard ou de la tortue moïque, Lacan réhabilite la parole pleine du sujet, celle où il ne s’agit pas de moi, mais du « je » en tant que sujet de l’énonciation. Par sa parole, le sujet s’inscrit dans une temporalité du discours, va donner un sens à la phrase, une orientation. Au-delà de la simple répétition et de la reconnaissance de ses effets, c’est en jouant sur l’orientation, sur la temporalité, sur la scansion, qu’un commencement et qu’un avenir seront possibles. La parole pourra dès lors permettre de faire un pas de côté, d’introduire du je (j.e. et j.e.u.). Elle pourra donner lieu à ce que Lacan appelle « création absolue[52] » et faire acte.

Bibliographie

Darmon (Marc), Essais sur la topologie lacanienne, A.L.I., 2010.

Fairbairn (William Ronald Dodds), Études psychanalytiques de la personnalité, Paris, Monde interne, 1998 [1952].

Giraudoux (Jean), Amphitryon 38, Paris, Grasset, 1984 [1929].

Lacan (Jacques), Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, A.L.I., 2000.

Lévi-Strauss (Claude), Les Structures élémentaires de la parenté (2è éd.), Paris, Mouton, 2002 [1967].

Molière, Amphitryon, Paris, Gallimard, 2015 [1668].

Plaute, Amphitryon, in Comédies tome 1, Paris, les Belles lettres, 1963 [187 av. J-C].

Proudhon (Pierre-Joseph), Amour et mariage, Paris, A. Lacroix et Cie, 1876.

Relecture : Louis Bouvet, Érika Croisé Uhl, Dominique Foisnet Latour.

Texte relu par l’auteur.

 

[1] Lacan (Jacques), Le Moi dans la théorie freudienne et dans la technique de la psychanalyse, éditions A.L.I., 2000, p. 433.

[2] Ibid., p. 392.

[3] Ibid., p. 390.

[4] Ibid., p. 389.

[5] Proudhon (Pierre-Joseph), Amour et mariage, Paris, A. Lacroix et Cie, 1876, p. 234.

[6] Idem.

[7] Idem.

[8] Lacan (Jacques) op. cit. p. 390.

[9] Lévi-Strauss (Claude), Les structures élémentaires de la parenté, Paris, Mouton, (2ème éd.), 2002 (1967), p. 37.

[10] Lacan (Jacques), op. cit., p. 391.

[11] Lévi-Strauss (Claude), op. cit., p. 569.

[12] Lacan (Jacques), op. cit., p. 391.

[13] Ibid., p.393.

[14] Ibid., p.394.

[15] Voir Dolto (Françoise), Dolto-Tolitch (Catherine), Percheminier (Colette), Paroles pour adolescents ou Le Complexe du homard, Paris, Gallimard, 1999.

[16] Lacan (Jacques), p. 394.

[17] Plaute, « Amphitryon », in Comédies, tome 1, Paris, Les Belles Lettres, 1963, (187 av. J.-C.),  p. 10.

[18] Lacan (Jacques), op. cit., p. 395.

[19] Ibid,  p. 401.

[20] Molière, Amphitryon, Paris, Gallimard, 2015, (1668),  p. 25.

[21] Lacan (Jacques) op. cit., p. 397.

[22] Molière, op. cit.,  p. 26.

[23] Lacan (Jacques) op. cit., p. 398.

[24] Ibid., p. 401.

[25] Idem.

[26] Lacan (Jacques), op. cit., p. 402.

[27] Ibid., p. 406.

[28] Fairbairn (William Ronald Dodds), Études psychanalytiques de la personnalité, Paris, Monde interne, 1998, (1952) p. 224.

[29] Idem.

[30] Idem.

[31] Lacan (Jacques), op. cit., p. 410.

[32] Idem.

[33] Lacan (Jacques), op. cit., p. 414.

[34] Idem.

[35] Lacan (Jacques), op. cit., p. 415.

[36] Ibid., p. 416.

[37] Ibid. , p. 419.

[38] Ibid., p. 416.

[39] Ibid.,, p. 418.

[40] Idem.

[41] Lacan (Jacques), op. cit., p. 419.

[42] Idem.

[43] Lacan (Jacques), op. cit., p. 412.

[44] Ibid., p. 411.

[45] Ibid., p. 414.

[46] Ibid., p. 412.

[47] Ibid., p. 421.

[48] Ibid.,  p. 422.

[49] Ibid., p. 429.

[50] Ibid., p. 430.

[51] Ibid., p. 432.

[52] Lacan, p. 432.

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