Les maladies professionnelles du psychanalyste (3)
17 avril 2018

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MELMAN Charles

Conférence prononcée le 16 novembre 2015 à 21h à l’ALI.

Les sociétés de psychanalystes ont l’avantage d’être organisées comme un cristal qui viendrait diffracter de façon parfaitement claire et lumineuse l’organisation imparable de toutes les sociétés humaines. C’est sans doute chez les psychanalystes qu’on voit de la façon la plus pure – car les enjeux y sont bien souvent modestes et purement de spectacle – de quelle façon les sociétés s’organisent et de quelle manière elles tournent mal, puisque c’est régulier : c’est leur constante.

Qu’est-ce qu’il faut à une société, quelle qu’elle soit, pour tenir ? Il lui faut d’abord, et partout, un texte de référence puisque, faute de trouver en lui-même le savoir susceptible de le guider dans l’existence, il est usuel que le parlêtre ait le plus grand appétit pour l’établissement, la découverte, d’un texte qui lui servira de référent, et qui donc lui permettra de penser qu’il se trouve guidé, conduit, pour ce qui serait non seulement la justesse de son comportement mais le plus grand bénéfice de ses jouissances. Ensuite, il lui faut avoir à partir de ce texte la justification du trait, du trait Un, du trait unaire, qui va justifier, valider sa présence dans le champ des représentations, dans l’espace mondain. C’est là le minimum nécessaire qui vient inscrire la nécessité de ces organisations entre d’une part un ordre symbolique, textuel, que le parlêtre peut se mettre à adorer… Nous avons la coutume, quand nous sommes des gens bien, ou peut-être les moins mauvais, je ne sais pas, nous avons la coutume de tapisser nos murs de textes sans doute rassurants. 

Vous connaissez l’honorable professeur qui venait de l’Université de Strasbourg ? C’était magnifique ! Quand on entrait chez lui, il fallait – bien entendu on trébuchait –, il fallait marcher au-dessus de tous les livres qui peuplaient sa maison du sol au plafond,  et en particulier dans l’entrée, une très grande table avec un amoncellement de bouquins. Chez moi, c’est plutôt désordre… Là ça l’était également mais exclusivement réservé aux derniers ouvrages que Pierre Kaufmann venait de recevoir. C’était très très sympathique. D’ailleurs il avait un autre trait : il ne manquait jamais de venir aux colloques avec une grande valise bourrée de bouquins, de telle sorte que quand il faisait son exposé, il ne manquait pas d’ouvrir sa valise sur la table pour se référer aux ouvrages érudits qu’il avait amené avec lui. Il y avait un côté évidemment farceur, ironique. Chez Lacan, c’était un peu différent. Il avait à côté de sa salle d’attente une bibliothèque dont les murs étaient tapissés d’ouvrages et lorsque la salle d’attente débordait, ce qui arrivait assez souvent, les patients étaient invités à attendre dans sa bibliothèque, autrement dit à se servir à leur gré. C’était une autre forme d’ironie, plus généreuse mais pas moins intéressante. 

Le problème, comme je l’évoquais à l’instant, est qu’il faut, pour que ce texte puisse servir de porteur d’un trait unaire, qu’il soit composé lui-même d’éléments Un, de signifiants. On ne va quand même pas oublier que les organisations collectives sont faites de référence à un signifiant unique partagé, que le patronyme n’est rien d’autre que le signifiant d’une lignée. La question pour les analystes est celle de leur voyage, de leur migration entre le texte de référence et leur présence au monde. Est-ce qu’il en est parmi eux qui auraient des tendances – pour être contemporain je dirai – djihadistes ? Autrement dit pour estimer qu’ils se réfèrent au texte qui est le vrai, le bon, le dernier, l’ultime, celui qui commande tout, et que dès lors leur présence au monde est justifiée par le fait de se référer à ce texte fondateur ? Il est évident que oui, ça existe les djihadistes parmi les psychanalystes. Les ruptures entre eux, ruptures traumatiques, les guerres, ne peuvent pas s’expliquer autrement, avec la difficulté suivante : elles sont parfois justifiées par le fait que l’interprétation de tel ou tel le fait sortir de la psychanalyse. Mais alors quel est le vrai texte fondateur ? On en revient à la question du texte qui permettrait d’identifier celui qui est véritablement analyste, et puis les diverses dérives qui se sont produites aussi bien autour de Freud que de Lacan.

Il y a là-dessus un point remarquable, qui mérite de retenir notre attention, c’est que Lacan n’a jamais dit qu’il incarnait la psychanalyse, que la psychanalyse c’était lui, encore qu’il y a là-dessus des réserves occasionnelles qui lui faisaient estimer que qui écartait le langage comme fondateur de ce qui constitue le parlêtre et donc de ses dépendances, de ses passions, de ses folies, de ses errements, que hors de cette reconnaissance, il n’y avait pas de psychanalyse. On peut dire qu’il estimait néanmoins qu’il y avait bien un domaine spécifique, et que qui s’en écartait se trouvait lui échapper. Mais dans le déchiffrage du rapport du parlêtre au signifiant, Lacan ne prétendait pas donner le dernier mot. C’est pourquoi il disait lui-même qu’il y avait une psychanalyse lacanienne, ce qui n’excluait pas qu’il puisse y en avoir d’autres, mais c’était la sienne, ce que lui avait inauguré, apporté, développé. Cela ne mettait pas forcément hors champ des agencements, dans l’analyse, du rapports du parlêtre avec le signifiant qui auraient été différents des siens. Le seul problème c’est que ces agencements différents que l’on aurait pu espérer de ceux qui l’ont quitté, à l’occasion des ruptures, on ne les a jamais vus ! Ça aurait pu être des confrontations instructives, heuristiques, ça aurait pu être bien, mais malheureusement on ne les a jamais vus. En revanche, ce qu’on a toujours vu, c’est la disposition œdipienne des élèves vis-à-vis du maître, prenant le maître vis-à-vis de ses élèves comme s’il était un père, autrement dit comme faisant ce qu’il faisait pour le bien de ses disciples,  et à partir du moment où il leur voulait du bien, il ne restait plus qu’à lui en vouloir, puisque le bien n’est jamais celui que l’on espère, que l’on désire, que l’on souhaite. Et donc cette surprise de constater que ceux dont on aurait pu attendre qu’ils aient sur ces passions des vues éclairées, qu’en particulier ils ne viennent pas confondre le père et le maître, on aurait aimé que ce dispositif, cette façon de prendre l’affaire leur soit épargnée.

Il faut dire qu’il y a sur ce point, qu’on appelle le meurtre du père, un certain nombre d’égarements, d’erreurs que je vais qualifier de criminelles. 

On ne va pas épiloguer sur le fait que le mythe d’Œdipe vient très mal recouvrir ce qu’il en est de ce désir homicide chez le fils puisque comme nous le savons, le mythe d’Œdipe se prête très mal à cette affaire. D’autre part, il y a une indistinction frappante entre d’une part le père symbolique, celui qui fait de l’impossible ce qui est le support de la jouissance, à distinguer du père imaginaire, celui qu’on va coller dans le réel, et du père réel, le bonhomme qui pantoufle à la maison et qui fait ce qu’il peut, quand il pantoufle à la maison d’ailleurs.

Je pose la question de ce qui valide ou pas un enseignement, de ce qui le rendrait véridique, fiable et c’est là que  je fais au passage remarquer de quelle façon l’usage de ces concepts primaires chez Lacan — apparus en 56, non en 53, sa conférence sur RSI, qu’il serait bon de republier d’ailleurs — est absolument insupportable, pour ceux qui l’ont lue : faire de notre destinée, celle du névrosé, une séquences de symboles selon les modalités de leurs accouplements possibles. C’est évidemment un choc que n’a absolument pas reçu l’auditoire, de telle sorte que ça a été remisé jusqu’à plus tard.

Alors le problème dans l’affaire du psychanalyste, si je suis Lacan, c’est de voir que ce texte de référence ne vaut aucunement par son pouvoir de signification. Cette signification n’est jamais qu’arbitraire et défensive contre l’absence de sens propre à l’Autre avant que le refoulement n’y injecte les détritus propres à soutenir le désir. Ce qui en fait les éléments spécifiques de ce texte, c’est la lettre. Et c’est là que commencent pour le psychanalyste les plus gros ennuis puisque la lettre ce n’est pas un trait unaire. C’est l’effet du trait Un, ce qui en choit. Mais ce n’est pas un trait unaire. Dès lors, comment voulez-vous vous faire reconnaître dans votre collectivité à partir de ce texte de référence si vous manquez d’un quelconque trait vous permettant de vous faire reconnaître comme psychanalyste par vos collègues ? Nous retrouvons là que le premier désir de l’homme n’est pas de faire miam-miam, ni d’avoir une bonne épouse, c’est de se faire reconnaître. Ça c’est formidable. Ça me surprend toujours que ce soit un philosophe qui le premier dise cela : ce n’est pas dans Freud. 

Donc comment se faire reconnaître dans le champ des représentations – puisqu’une société d’analystes en constitue forcément un – dès lors que l’on manque de ce trait susceptible de faire reconnaître votre qualité ? Il y a évidemment quelques moyens pour pallier ces inconvénients. Soit de se réclamer du vrai texte fondateur, Freud ou Lacan, et d’en être le plus fidèle disciple. Ce qui aboutit forcément à ce qu’on appelle le dogmatisme, c’est-à-dire la mort du petit cheval ! A partir du moment où vous vous référez à un texte comme absolu et commandant tout, vous devenez djihadiste, et du même coup vous ne pouvez que refuser, réfuter ceux qui n’ont pas le privilège d’être bien né comme vous.

On peut l’évoquer rapidement ici : il s’est constitué un Comité-Freud se faisant la vague idée que cela préserverait Freud d’une disparition totale de le faire reconnaître comme faisant partie du Patrimoine de l’Humanité. Il s’est constitué un Comité-Freud, qui regroupe des analystes d’obédiences diverses, et s’ils se reconnaissent sur ce projet, cela ne veut pas dire qu’ils partagent ni les arguments ni les analyses des thèmes qu’il est souhaitable d’aborder avec sans cesse le risque que ça pète. Alors si c’est le thème de l’identité qui est choisi pour faire travailler ce Comité-Freud, à partir de ce fait que par suite d’une aberration liée au fait que le parlêtre ne parle pas la même langue que son voisin, qu’il y a des langues différentes et que donc chacun se croit obligé d’être fidèle à une spécificité qui forcément vient de son langage, alors qu’il s’agit de travailler sur l’identité et de témoigner que derrière la diversité de ces identités, leur pluralité, il y a néanmoins une identité fondamentale qui, si elle était reconnue, devrait permettre à chacun de reconnaître que l’autre, même s’il ne parle pas ma langue et si mes dieux ne sont pas les siens, est foutu comme moi, à peu près, il y a des lectures différentes, mais dans cette référence-là, c’est la même identité, tout le monde est semblable, la maladie est la même pour tous, sauf à considérer que ce trait que j’ai osé dire universel, au-delà des déclinaisons opérées par les langues positives qui se parlent, que ce trait pour tous, c’est de faire Un, un Un qui n’est pas incarné avant que les diverses langues ne viennent lui donner une chair particulière. Eh bien, pour revenir à nos moutons, il est intéressant et troublant de voir que dans un groupe composé de gens de bonne volonté, il est facile de faire que les différences d’identité entre les membres de ce groupe puissent venir démentir l’enseignement de Freud, et je dois le dire de Lacan. Mais Freud a commencé avec Totem et Tabou, continué avec Psychologie Collective et Analyse du Moi, et poursuivi avec L’Avenir d’une illusion, la religion, et avec L’Homme Moïsemagnifiquement, pour montrer que ce Un qui sert de référence à l’origine était étranger. Il ne pouvait pas le dire autrement dans sa langue, et nous dirons pour nous heureusement qu’il est simplement Autre, et qu’à partir du moment où il est Autre vous pouvez toujours vous fatiguer pour faire lien avec lui puisqu’il est Autre.

Donc pour les psychanalystes la tentation ordinaire d’une validation dogmatique que je qualifierai de djihadiste, d’un texte de référence leur permettant dès lors de s’avancer sur la scène du monde comme étant le meilleur des fils… Sauf que, si ce qui prévaut dans ce texte de référence est non pas le signifiant mais la lettre, voilà l’embarras du psychanalyste qui ne peut plus se faire reconnaître dans son groupe que, à l’occasion des colloques, par ses interventions, ce qui est sûrement la meilleure des façons, mais celle-ci n’étant pas toujours accessible, se faire reconnaître par des positions institutionnelles. Et je dois dire, je ne sais pas si quelqu’un me démentira dans cette assemblée, je crois que dans notre groupe nous avons été plutôt épargnés – à peu près – de ce qui aurait été la mise en place d’une nomenklatura. Il y a toujours une tendance à ce que se constitue le groupe des meilleurs, avec à ce moment-là un autre inconvénient qui surgit : à partir du moment où vous établissez la solidarité entre le texte de référence où vous puisez le trait unaire qui vous fonde et l’espace social, où vous vous réclamez de ce trait unaire, il se passe quelque chose de très embêtant. Très embêtant car votre discipline est foutue ! C’est terminé !  C’est terminé, et je crois que vous y êtes sensible par la mise en place que je suis en train d’opérer et qui est tellement simple, qui montre qu’à partir de ce moment-là, on n’est plus dans la psychanalyse. On est dans une vie de groupe traditionnelle, scolaire, universitaire, ce qu’on voudra. Il est tellement aisé d’aller chercher ses références, de s’en prévaloir, et de se soutenir à partir du trait unaire que vous vaut ce dispositif. C’est terminé ! Ce que je vous dis est tellement vrai – comme d’habitude d’ailleurs ! –  que vous pouvez regarder autour de vous, des gens aussi braves que d’autres, et pas forcément mal intentionnés, et bons lecteurs, érudits, compétents, etc. C’est foutu : vous les écoutez et vous vous dites : Hé bien non, ils n’y sont pas !

Vous voyez la difficulté qui est réelle et qui est rarement résolue. De sorte que j’ai voulu notre association internationale justement pour essayer de dépasser les identités nationales dont peuvent se réclamer tel ou tel comme c’est constamment le cas. Comme vous, j’ai entendu un excellent ami belge dire : la difficulté des Belges, c’est que leur transfert est à Paris ! Ils ont de la chance parce que Paris n’est pas loin de Bruxelles, ça pourrait être plus compliqué ! C’est à Paris, et alors ? Et alors ? Si vous décortiquez cette phrase, vous voyez ce que ça vient supporter que le transfert devrait être national ! Un transfert national, c’est comme toutes les nations, promis à la perte. C’est le propre des nations de courir à leur perte. Mais là je suis allé chercher du côté de nos amis belges. J’aurais aimé qu’il y ait un transfert belge, ça pourrait nous instruire. J’aurais aimé savoir comment c’est fabriqué un transfert belge. Ça mène à quelle position, quelle conclusion, quel type d’analyse ?

Il était bien évident puisque nous allons avoir des élections régionales – c’est une curieuse affaire, ça véhicule beaucoup de choses – comme si on voulait dire aux gens : « Rassurez-vous, ce que vous allez perdre avec l’Europe au niveau national, vous allez le retrouver au niveau régional, votre identité, le folklore, etc. ». Il faut aimer les danses régionales ! Mais ça ne suffit pas. Non seulement ça ne suffit pas mais c’est foutu, car ça vous ferme la comprenette. Il faut maintenant que nous soyons tous dans la proximité ! Vous voyez contre quoi ça vient, quand même ? Une défense contre l’Autre, la dimension Autre : si on est tous proximes, proches, semblables, y compris quant au sexe, bien sûr, ça coule de source ! Et puis est exclu de la reconnaissance, de l’appartenance à l’humanité, celui qui n’a pas le bon accent, qui n’a pas les mêmes danses folkloriques, etc., etc.

Je l’ai donc voulue internationale, ce qui n’empêche pas que puissent se produire des revendications régionales. Là, je dirais que si elles sont destinées à apporter quelque chose, pourquoi pas ? Nous n’avons à l’Association aucune visée impérialiste. Nous regroupons ceux qui ont envie de travailler ensemble dans un même style, dans le rapport à des textes fondateurs, Freud et Lacan entre autres. Il y a un texte que je vous recommande spécialement sur ce qu’est le Un,  il faut que vous alliez lire ce que raconte Frege dans « Les fondements de l’arithmétique » sur les origines du Un. Frege pose une question formidable : « Est-ce que le Un vient du dehors, de la nature, ou du dedans ? ». Sans qu’il parle de signifiant, ce n’est pas son problème le signifiant. On pourrait consacrer une Journée à cet article de Frege car il a des conséquences considérables sur notre rapport au Un en tant qu’il n’est ni dedans ni dehors. Je vous rappelle simplement que dans la figuration du huit intérieur, le dehors qui est dedans ou le dedans qui est dehors, c’est le trou, le trou que nous devons pas moins à la succession des Uns aussi bien quant à leur origine qu’à leur fin.

Ce qui est drôle, c’est que les Pères de l’Eglise savaient cela, et je crois qu’on n’entend pas comme il faudrait ce qu’ils disent quant à la création ex nihilo. Ce n’est pas que la création s’est faite à partir du Un. Création ex nihilo. Cela montre bien comment ce type de préoccupation était infiniment plus riche à cette époque que chez nous, qui sommes — je vais me servir d’un terme contemporain — des bâtards eu égard à ces Anciens.

Il y a un autre texte qu’il serait bon de mettre à l’étude parmi nous. Un gros bouquin d’ Etienne Gilson « La philosophie au Moyen-Age ». Je ne saurais assez vous en recommander la lecture car elle rappelle que nos problèmes, nos soucis ont été abordés depuis le départ, abordés et oubliés. Quand Lacan ressort l’affaire du Logos, c’est à partir du Logosque les Anciens ont démarré. Il est évident qu’il y a eu un tournant pris quand c’est devenu le Verbe, quand la traduction de Saint Jean en a fait le Verbe, autrement dit la parole de la révélation. Lacan est en retour sur le fait que c’est du Logosdont il était question dans la spéculation antique. C’est ça la règle, c’est ça la loi, c’est ça qui nous fait.

On devait avoir samedi cette Journée à l’initiative de l’Ecole Pratique consacrée à la manière dont Aristote posait de façon inattendue, à partir de la logique de l’Organon, la question de l’identité. Pour Aristote, ce qui fait identité des éléments qui vont faire science, qui vont faire logique, qui vont faire instrument, organon— il  faut lui donner son nom : organe, ce qui fait l’organe, un organe qui ne doit rien à l’interdiction d’un dieu ou d’un père, ne doit rien qu’à l’articulation logique qui vous permet de savoir  si ce que vous dites vaut ou ne vaut pas, avec d’emblée ce surgissement de ceci : ce qui ne se peut pas ne relève pas d’un agencement éthique, moral, mais relève d’un agencement purement logique. C’est quand même incroyable ! Et l’identité est susceptible de prendre toutes les valeurs. Vous vous rendez compte !  Il faut le passage par Lacan pour revenir à ça, en écarquillant les yeux, en se disant : « C’est pas possible, ce sur quoi il était déjà ! ». Il a inventé entre deux termes le moyen terme, mesos,ou meson, peu importe. Depuis on a la mésologie. La référence au tiers, le moyen terme. Ce qui fait que A et C vont être apparentés c’est la référence au moyen terme. Extraordinaire ! Le développement du christianisme va trouver ses fondements chez Aristote, c’est pourquoi je vous renvoie au livre d’Etienne Gilson. Nous l’avons vu beaucoup plus tardivement à Cordoue, à l’époque d’Averroes, de Maïmonide, etc. Tout ça pour vous dire comment le malheureux parlêtre tourne depuis le départ avec les mêmes problèmes qui lui retombent sur la tête parce qu’il n’arrive pas à rattraper toutes les balles. L’impossible, c’est chez Aristote que Lacan est allé le reprendre, en tant que c’est un impossible logique. Evidemment ça va servir de support à toutes les interprétations morales. Mais là il n’y a pas de père — on est au niveau du jeu de la lettre —, pas de père qui s’avère fonctionnaire de la morale. 

La dernière question que je vais rapidement évoquer avec vous est la suivante : y a-t-il une loi qui nous vienne du langage sans que pour cela il y ait dans le Réel un Un, bienveillant ou policier, comme on voudra ? Est-ce qu’il y a une loi du langage qui antécède toutes les façons de la refuser, la loi du langage ?  Est-ce qu’il y a une loi du langage ? 

Ce que l’on peut dire sans risquer grand-chose, sans trop s’avancer, c’est que la loi du langage est celle qui est soutenue par le fait que le langage se prête à faire discours. Vous me direz : « oui mais il peut faire injonction ». On peut s’en servir comme injonction, mais comme injonction elle est forcément totalitaire, c’est-à-dire qu’elle méconnait la loi du langage qui est que le signifiant en tant que Un ménage toujours la place de l’Autre. Un comptable, comme dit Lacan. Il ménage toujours la place de l’Autre. Il ne peut se résumer à l’injonction. Il n’est pas intégriste, le signifiant. Et non seulement il n’intègre pas mais il désintègre, puisqu’il divise le sujet qui parle. C’est un grand désintégrateur ! Et c’est bien de ce fait que le signifiant ménage la place de l’Autre que, du même coup, il ménage la place de l’adresse, — adresse fondée sur la reconnaissance de l’autre. Bizarrement, c’est ce qu’il y a de plus difficile, semble-t-il ! On ne veut reconnaître que le semblable ou l’étranger. Et c’est ce qu’on voit s’actualiser sous nos yeux : tous semblables contre l’étranger, en oubliant que c’est le mot d’ordre même de l’étranger, c’est exactement ce qu’il raconte.

Donc il y a effectivement une loi du langage. 

Est-ce que du même coup c’est celle d’une privation de jouissance ? La loi du langage, c’est qu’il est la condition d’un accès à la jouissance, jouissance qui ne sera pas plus totale que ne l’est le langage lui-même évidemment, sauf à se servir des ingrédients divers pour que la jouissance soit parfaite. Elle est parfaite avec ces produits puisqu’elle aboutit en général au sommeil, à l’évanouissement, à la perte de conscience, à la mort. On s’étonne qu’il y ait des gens, des jeunes qui veulent mourir, mais il n’y a pas qu’eux. Les jeunes qui sont adonnés à la dope, qu’est-ce qu’ils veulent ?

Il s’agit donc parmi nos embarras qui concernent les sociétés psychanalytiques… ils concernent évidemment les répartitions de la jouissance et les modalités de la jouissance. Ce n’est pas la même chose de vouloir jouir de l’objet ou de vouloir jouir du phallus. A ce moment, on se sépare. Il y en a qui disent que c’est du phallus qu’il faut jouir jusqu’à la mort, et d’autres qui disent que c’est de l’objet qu’il faut jouir, et peut-être jusqu’à la mort. 

Si effectivement on en est là, il y a une maldonne qui vient de ce que Freud n’est pas entré effectivement au Patrimoine de l’Humanité, qu’il n’a pas été reconnu comme prix Nobel – il l’aurait quand même mérité – et que Lacan n’a été reconnu par personne. Il n’a même pas eu un prix littéraire quelconque, alors que son écriture est d’un grand raffinement. C’est quand même un grand auteur de langue française, ce n’est pas évident d’écrire comme lui !

Alors puisque celui-ci est le dernier des propos que je souhaitais tenir sur ces problèmes, dans la mesure où ma disparition annoncée fait que des retranchements se préparent, je ne dirai qu’une seule chose, c’est que pour être annoncée… moi-même je serais bien en peine de vous fixer une date. On ne sait jamais ! Je ne pense pas que je sois éternel, non je ne pense pas, mais… Lacan a été un jour colloqué au cours d’un séminaire, on lui a parlé de sa mort prochaine, on l’a interrogé là-dessus. Ah oui, on est direct, on est franc ! Il a répondu : «  Ah, oui, la mort, bien sûr, mais vous savez cela peut intervenir à tout âge. Evidemment statistiquement, c’est plutôt plus tard, mais enfin, ce n’est pas une propriété réservée ! ».   Donc il se prépare des retranchements. Si c’est le cas je dois dire qu’ils constituent des erreurs dans la mesure où justement je suis encore tout à fait là : çà ne se passera pas comme ça. 

Autrement dit, je n’aurai pas passé autant d’années pour essayer de faire que la psychanalyse soit effectivement une discipline dont je disais à Marcel Czermak il y a quelques jours qu’elle est la plus importante qui soit. Aristote dit que c’est l’étude de l’âme qui est la plus importante et il a raison. Plus importante que la philosophie, bien plus que la science, que la biologie, que la religion, pour permettre à ce malheureux parlêtre d’essayer de se guider sans être trop stupide. Autrement dit sans être simplement la marionnette tirée par les ficelles de sa névrose, ou les ficelles des lieux communs, ou les ficelles de ladoxa. Il n’y a qu’à voir ce qu’on entend actuellement à la télé ou à la radio pour se rendre compte de notre niveau mental. Qu’est-ce qu’il y a d’autre, qu’est-ce qu’il y a de plus précieux que cette discipline ?  Est-ce qu’elle donne le bonheur ? Bien sûr que non ! Mais elle permet d’accomplir ce vieux souci des philosophes, — qu’est-ce que c’est qu’être un homme, qu’est-ce que c’est l’être de l’homme ?  Elle y répond, elle le situe. 

Ce qui veut dire que ça ne se passera pas comme ça. Je ferai le nécessaire, avec nos collègues du Bureau et du Conseil d’administration pour que ça ne se passe pas comme ça. Je trouverais désolant que ça retombe, que ces retranchements ne soient que les ornières les plus communes, les plus vulgaires, les plus triviales…

Lacan avait essayé de pallier ces inconvénients en faisant la passe. Personne n’a compris ce que c’était, moi non plus d’ailleurs. J’ai fonctionné dans ce jury un temps. Ce n’était pas plaisant, car les gens qui venaient là pour essayer de se faire reconnaître comme Analyste de l’Ecole – évidemment ils avaient repéré qu’il y avait deux types d’analystes dans l’Ecole, il y avait les AME et les AE, et les AE ils avaient une lettre en moins, pas une lettre en plus, c’était une lettre en moins !  Et donc la passeétait la tentative de savoir s’il était collectivement possible de se mettre d’accord sur ce que c’est qu’une fin d’analyse et si elle a ses conséquences. Parce qu’il y a des gens qui arrivent à une fin d’analyse, et puis, dirait Lacan, ils oublient, parce qu’il y a les nécessités sociales d’être au monde, de se faire connaître et reconnaître, les nécessités d’occuper une place… Et je ne vous dis pas – ou plutôt je vous le dis, je l’ai répété je ne sais combien de fois – tout le tumulte que son projet de création de la passeavait suscité  parmi les meilleurs élèves, l’état-major de ceux qui suivaient, comme s’il s’agissait pour Lacan de mettre la main sur les nominations des analystes.

Il se trouve – et je terminerai là-dessus – que dans notre groupe, nous avons maintenu le principe de la passeet que celle-ci a effectivement fonctionné, très peu. J’ai le souvenir de deux fois. J’ai chaque fois été surpris, après ce qui avait été mon expérience première, de l’agrément, de l’intérêt que chacun y a pris, le respect qui s’est trouvé manifesté pour le passant, le fait que le passant est sorti de là satisfait, content, ayant lui-même appris quelque chose. Et donc j’étais forcé de me dire que, si je devais me fier à ces expériences, nous avions quand même fait un chemin. Ce n’était pas du tout pareil, et je crois que ceux qui ont participé en ont gardé le meilleur souvenir. Si c’est exact, si ce type d’expérience peut servir de repère, des espoirs – c’est drôle comme le désespoir n’est jamais loin de l’espoir – ne sont pas interdits, si les collègues, aussi bien les responsables que les autres, acceptent de préserver le jeu, le jeu en quoi tout ça consiste, et retiennent ce fait que par le plus grand des hasards, et parfois à cause de la plus désagréable ou la plus méchante des névroses, ils se sont trouvé conduits sans l’avoir cherché dans ce domaine dont le moins qu’on puisse dire est qu’il est exceptionnel, et qu’il justifie que l’on soit, comme je dois dire je l’ai toujours été, un  militant. Militant de quoi ? De ce que je viens de dire !

Voilà donc ces quelques remarques sur les organisations sociales des psychanalystes. Je crois vraiment qu’elles n’ont jamais été dites, formulées. Un analyste – je le répète sans cesse à mes amis – est quelqu’un qui a à s’écouter sans cesse lui-même. Il a à être sans cesse l’analyste de ce qu’il dit. Qu’est-ce que je raconte là ? Parce que Dieu sait s’il en passe des conneries dans la tête, c’est même le lieu privilégié ! Essayez de faire le catalogue de tout ce qui vous passe par la tête au cours de la journée, personne n’a motif à être fier. Eh bien voilà, ça vaut la peine d’entendre ses conneries, ses propres conneries, et d’en prendre acte. Ça ne se contrôle pas, la réaction narcissique, ça ne se contrôle pas, le vœu de mort, ça ne se contrôle pas, la jalousie ! Est-ce que quelqu’un a jamais contrôlé la jalousie ? Il y a comme cela toute une série de traits qui font partie de notre ordinaire et qui sont incontrôlables, mais qui peuvent être perçus, entendus, analysés, et dès lors ne pas venir encombrer inutilement les conduites et les jugements. Lacan, il était tout le temps ailleurs. Bon… à table, il lui arrivait d’être avec vous. Mais très souvent, il était ailleurs. Il était dans ses trucs, et manifestement il n’en était pas plus satisfait que quiconque. 

Est-ce que vous avez l’audace d’une question ou est-ce que vous êtes rassasiés ? 

On a le droit, même après une analyse, d’être névrosé. Mais on a le droit de savoir en quoi ça consiste et ce qui agite le névrosé. Ce qui l’agite, ce qui le meut, ce qui le rend stupide. 

Un jour justement avec ce jury de la passe– je l’ai raconté déjà… Un de mes analysants, belge de surcroît, s’était présenté à la passe. Il avait provoqué l’enchantement du jury. Ils tenaient là quelqu’un, après tant de peine et de déconvenue, qui était un vrai analyste, cultivé, sensible, intelligent, sympa. Tout pour lui, ce type ! Et puis, la veille de la réunion du jury qui devait haut la main l’introniser, il croit bon de dire à sa passeuse qu’il est homosexuel ! Il a fait son coming out, son comic out ! La passeuse, une femme très sympathique, très bien, Diane Chauvelot, va rapporter l’effroyable nouvelle au jury, un jury composé d’une bande de pervers de première classe : il est homosexuel ! Donc, pauvre garçon, vous pensez bien ! Il ne peut pas y avoir de réaction plus perverse que celle-là ! Et le jury décide de me convoquer moi son analysant (sic) pour me demander que je rende des comptes ! Avouez aussi que depuis ce moment, c’était en 75, ça a changé quand même, ce n’est plus pensable, cette farce, et je dois dire, à la charge de ce jury, que ça a fait le malheur de ce garçon. Il a quitté l’analyse, il avait bien raison, pour devenir criminologue, pour s’intéresser à ceux qui commettent des crimes, à l’égal de celui qui avait été commis sur lui-même. Je dois dire que je n’ai pas pu changer le cours des choses.

Alors comme donc vous êtes vraiment satisfait, salut et on rentre chez soi !

Transcription : Nathalie Delafond

Relecture : Claire Brunet