Thatyana Pitavy – Delphine Texier – Discutant : Cyrille Noirjean
Pierre-Christophe Cathelineau – Bonjour à tous et bonne année. On va donc entendre 2 commentaires, l’un de la leçon 12 et l’autre de la leçon 13. C’est Thatyana [Pitavy] qui commence.
Thatyana Pitavy –Leçon XII. J’étais partie pour vous proposer un commentaire libre de cette leçon XII, libre c’était trop dire. Je dois être dans « cette folie du discours de la liberté, gros de délire » comme dit Lacan. Le fait est que ça m’embrouille de commenter. Alors je me suis dit que j’allais essayer une lecture clinique des points qui m’importaient dans cette leçon. Et puis, pourquoi pas une lecture actualisée en ceci que nous sommes en 2018, et non plus en [19]56, et qu’on peut dire qu’en soixante ans beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Ceci dit, je crois que je me complique la tâche mais allons-y. Eh bien, qu’avons-nous à dire aujourd’hui de notre rapport aux psychoses, voire au sujet psychotique ? Quelle forme et place prennent-ils dans le discours médical, pharmaceutique, politique et social, le normal – la norme mâle – et le pathologique ? Voici toujours la même affaire. En tout cas ce pli que nous avons pris de considérer la névrose comme modèle de santé mentale. Puis les questions de fond essentielles et là aussi toujours actuelles et difficiles que pose Lacan : comment expliquer une économie et une structure propre au psychotique, comment y entre-t-on ? Quelles sont les frontières de l’expérience qui font que le sujet, tout entier, verse dans cette problématique ? Tout entier avec un point d’interrogation, car cela se produit parfois de façon partielle, ponctuelle et pas nécessairement totale et définitive. En tout cas il peut y avoir des fonctions qui restent absolument préservées chez certains psychotiques, même pendant les crises. Puis, nous rencontrons des accalmies, des normalisations et aussi des inventions chez d’autres, qui nous font dire que tout cela n’est pas aussi tranché que cela. Je ne sais pas si une forclusion est définitive, à jamais forclose, est-ce qu’un signifiant, fut-il un signifiant paternel, qui a été radicalement refusé, retranché à l’origine du sujet peut être incorporé, abordé en temps d’après. Est-ce que c’est cuit comme on dit ? Ou il y a de quoi faire ? Il y a des circonstances qui font que ce qui a été impossible, impensable, mis hors champ à un moment donné de la vie du sujet, de tout sujet d’ailleurs, que cela puisse rentrer dans le champ de la représentation à un autre moment. Le temps, les effets d’une analyse, les rencontres, un métier, tout cela peut déplacer, peut permettre d’approcher, de border mais c’est vrai qu’il y aura toujours une pente, un appel à cet endroit du trou, une trace même comme lors d’un disque rayé, voire même une mémoire « troumatique. » Cela croise certains aspects de la clinique du traumatisme, puisqu’on la travaille en ce moment, ça m’y fait penser. Là aussi on peut également poser la question, comment on sort d’un traumatisme ? Est-ce qu’on s’en sort entièrement ? Quel traitement du réel ? Puis après tout, on peut dire qu’il n’y a pas de guérison du sujet dans son rapport au réel, par contre il y a un savoir y faire avec ça qui est toujours possible, notamment chez le psychotique car il faut le dire, il est quand même exposé davantage. Une autre question qu’il me semble important d’aborder est celle du grand Autre, de l’Autre dans la psychose. Ça traverse ce séminaire. Qui parle ? D’où ça parle ? Cela me fait associer à ce que souligne Lacan dans L’insu que sait, à savoir que « l’inconscient reste l’Autre. » Faisons cet exercice de substituer le mot inconscient par le grand Autre dans cette leçon. Ça peut donner ça : « le départ est là, l’inconscient, l’Autre, si présente dans la psychose. L’inconscient, l’Autre est là et pourtant ça ne fonctionne pas. C’est-à-dire que le fait qu’il soit là ne comporte par lui-même aucune résolution. Bien au contraire, mais une inertie toute spéciale. » L’inconscient, l’Autre reste symboliquement inopérant, pris dans une inertie toute spéciale dit Lacan. Le sujet resterait visiblement pris dans l’axe imaginairement réel du petit autre sans pouvoir accéder au plan symbolique à cette autre scène inconsciente du fantasme. Lacan parle même de fantaisie chez le psychotique dans cette leçon pour essayer de garder des champs très distincts entre la névrose et la psychose. Seulement, et c’est là ma question, c’est bien connu que le sujet psychotique est sensible au transfert, à l’Autre justement et qu’ « il ne lui résiste pas » pour reprendre la formule de Marcel Czermak. On sait qu’il sent l’appel mais d’où lui vient-il cet appel ? De quel Autre ? L’Autre symbolique ? Ce lieu du discours et du langage ? L’Autre imaginaire celui du miroir ou bien de l’Autre réel celui de la première identification dite au Père chez Freud ? D’un Autre sans équivoque ? Un Autre à incorporer ou à se faire dévorer ? En tout cas pour le sujet psychotique pris dans le transfert, la clinique nous démontre que ou bien ça va le déclencher, ou bien, chose curieuse il peut finir par se névrotiser. Alors comment comprendre cette inertie toute spéciale de l’inconscient en ceci que le transfert est opérant dans un sens ou dans un autre, en tout cas une fois sollicité, l’inconscient chez le psychotique n’a pas de mal à se réveiller. Toujours à propos de cette inertie, je m’interrogeais sur le rêve chez les psychotiques, quelle est la fonction du rêve chez le psychotique ? À considérer avec Freud que le rêve est une formation de l’inconscient. Est-ce qu’il s’agit ici d’une réalisation de désir, du retour du refoulé comme pour les sujets névrotiques ? À vrai dire, de mon expérience, c’est assez pauvre de ce côté-là. Il y en a peu de rêve et quand il y en a, le sujet psychotique n’apporte que très peu d’associations de ses rêves. Mais quand ça leur arrive, c’est plutôt intéressant. J’en ai en tête, un de la semaine dernière, un patient qui avait rêvé que le Président Macron allait être victime d’un attentat terroriste dans les escaliers du Panthéon. Puis à son réveil, son souci premier était de savoir comment il allait prévenir le Président de cet attentat imminent sans être pris pour un fou bien évidemment ! Un rêve de prémonition, me dit, plein de symboles, le Président, le Panthéon, mais sans grandedialectique symbolique effectivement. N’empêche, il était inquiet de sauver le père même si le désir inconscient était celui de le tuer dans un parricide terroriste. Un autre rêve : une réalisation de désir sous forme directe, un jeune homme qui se remet à délirer et qui m’amenait ses rêves à la même période. « Je passais une bonne nuit, je rêvais que j’étais à l’hôpital psychiatrique, j’étais bien ». Ou un autre, un jeune homme aussi qui a dû se sevrer, pas si jeune que ça, qui a dû se sevrer après un long usage massif de cannabis car les joints lui déclenchaient des angoisses majeures suivies d’hospitalisations. Alors depuis deux ou trois ans, il est sevré et un jour, il arrive en me disant : « je me suis défoncé toute la nuit, j’étais bien ». Je me suis dit : mince il a rechuté ! Il faut dire que j’ai mis du temps à réaliser que c’était d’un rêve dont il me parlait car il rêve régulièrement qu’il fume du cannabis toute la nuit, il est bien, défoncé, sans angoisse. On voit bien là R et I en continuité. Puis voici un point intéressant : j’apparais dans certains de ses rêves. Il m’incorpore, parfois à côté du diable, me dit-il mais c’est pour l’aider à mieux le combattre. Voici une façon d’aborder cette question de l’Autre et de l’inconscient dans la psychose. Fonction du rêve et pas du cauchemar, les cauchemars dans la psychose, c’est peut-être déjà autre chose. Rappelons que les psychotiques que nous rencontrons dans nos consultations, ce sont ceux pour qui la psychose s’est déclenchée à un moment donné, soit avant le transfert soit pendant, en tout cas ceux qui pour des raisons diverses, par contrainte ou par demande, ont rencontré un lieu d’adresse. Alors quoi dire de tous les autres qui n’ont jamais fait d’analyse, jamais croisé un psychiatre de leur vie, nous n’avons aucun témoignage d’où ils en sont, de ce qu’ils font de leur délire. Nous avons par habitude d’analyser voire d’interpréter certaines personnalités issues de la littérature, des cas hors transfert j’ai envie de dire, alors que rigoureusement parlant notre pratique ne se fonde, ne se valide que du transfert, du dialogue que chaque analyste établit ou pas avec son analysant. Là nous y sommes, nous y témoignons du dedans dans ce sens qu’on fait carrément parti du tableau et qu’exposer son propre cas, c’est un tout autre exercice. C’est-à-dire que si on n’inclut pas cette donnée dans notre analyse, on finit toujours par retrancher une partie du cas, par délirer un peu, j’ai envie de dire.
Cette leçon est passionnante. Lacan lit et interprète symboliquement l’imaginaire de Freud, c’est-à-dire qu’il s’intéresse à ce qui, dans Freud, va compter et lui servir Lacan comme éléments de structure. Les psychonévroses de défense, la Verneinung, la Verwerfung,toute ces « ver » allemands concentrés dans cette même leçon. La lettre 52, « Au-delà du principe du plaisir », L’Homme aux loups… Le plus saisissant, c’est ce signifiant Verwerfungmais de cette Verwerfungdit Lacan, « Freud ne parle pas trop souvent. J’ai été attraper dans deux ou trois coins où elle a montré le bout de l’oreille, même quelques fois où elle ne le montre pas mais où je crois que pour la compréhension du texte, il faut la supposer là, parce que sinon, on ne comprend rien à ce que dit Freud à ce moment-là. » Il continue un petit peu plus loin : « je m’empare de cette Verwerfungà laquelle je ne tiens pas spécialement, je tiens surtout à ce qu’elle veut dire, je crois que Freud a voulu dire cela, » c’est-à-dire que « le sujet ne voulait rien savoir de la castration, même au sens du refoulement. » J’ai attrapé, je m’empare, je l’interprète. Le coup de force de Lacan est énorme. Cette opération est posée ici comme le mécanisme spécifique de la psychose, décisive pour maintenir cette distinction entre la névrose et la psychose. La Verwerfung qui est centrale dans cette leçon, Verwerfung comme refus radical d’une partie du signifiant primordial. J’insiste sur « d’une partie du signifiant » car Lacan le pose ainsi. Alors c’est quoi une partie de ce signifiant primordial qui est refusé, provoquant une altération de tout le système ? Lacan dira que dans ce processus primordial d’exclusion d’un dedans primitif qui n’est pas encore le dedans du corps, dit-il mais qui est déjà un premier corps de signifiants, qu’il existe une première position dans certains systèmes signifiants supposée primordiale et indispensable, un dedans primitif qu’on peut approcher ici du bain du langage à savoir qu’on baigne dans les mots avant même notre arrivée sur terre. Qu’on le veuille ou pas, c’est ainsi. C’est donc à l’intérieur de ce bain inaugural, à l’intérieur de ce premier choix de signifiant, à l’intérieur d’un monde déjà ponctué que cette opération Verwerfung peut avoir lieu. Pour parler de cette partie retranchée du signifiant, Lacan introduit cette notion d’une bi-répartition du signifiant. Il revient sur le texte de Freud sur la Verneinung qui introduit effectivement cette dialectique du bon et du mauvais, ça existe et ça n’existe pas : jugement d’attribution précédent à celui d’existence, si c’est bon ça existe, c’est le principe de plaisir, si c’est mauvais je le jette dehors, « je ne veux rien savoir. » C’est là-dedans qu’un refus peut se produire. Dans ce temps logique de la construction de la réalité, de cette « mise à l’épreuve de l’extérieur par l’intérieur », il y aura des signifiants qui seront symboliquement incorporés, la Bejahung, et qu’une partie de ce signifiant primordial qu’on doit admettre déjà là, qu’une partie de ce signifiant peut être radicalement refusé dans cette opération. Est-ce qu’on peut dire que nous sommes ici dans un retournement du tore, celui évoqué par Lacan dans L’insu que sait, temps de cette première identification dite au père chez Freud, temps du refoulement originaire ? Ce qui est à souligner, c’est que cette antériorité logique du symbolique, l’existence d’un premier nœud des signifiants, voire même d’un nœud de significations est quelque chose qui précède cette Verwerfung. Lacan est ici structuraliste, le Symbolique a déjà pris une place fondamentale dans son enseignement. L’Imaginaire est pris comme étant lui aussi une consistance nécessaire pour imaginer et poser la structure. Il y critique l’ego, notamment l’usage imaginaire limité à l’axe imaginaire qu’en font certains analystes. Par contre le Moi est pris comme structurant. Il y a une fonction symbolique du Moi qu’on rencontre dans la constitution du sujet. Le schéma L en est un exemple, mais aussi le stade du miroir travaillé dans le séminaire précédent puis le réel comme dit-mansion en train de creuser sa place mais Lacan n’a pas pu tirer ici toutes les conséquences du rapport du sujet au Réel, point majeur à mon sens pour avancer dans cette question des structures des psychoses. Or, ce qu’on sait c’est qu’ici il est fondamentalement question du rapport du sujet au symbolique, au signifiant, au langage. C’est seulement son troisième séminaire et Lacan veut convaincre. Il est dogmatique, tout en disant que ce n’est pas sa façon de procéder. Il est dans l’évidence, dans l’affirmation, la psychose n’est pas la névrose et je vous dis pourquoi. « Cette distinction n’est que trop évidente, » il suffit de les mettre côte à côte, psychose et névrose, pour qu’une structure de la psychose se dégage. La question est de taille, dans quel discours lisons-nous, entendons-nous Lacan. Celui de la médecine, de la psychiatrie car il s’agit d’un séminaire pour une grande partie adressé aux psychiatres et que Lacan était lui-même psychiatre ou bien supportons-nous d’être moins dans le discours du maître pour lire, entendre et de temps à autre proposer autre chose. Il faut dire que Lacan lui-même n’a pas cessé d’avancer dans sa pensée et d’en tirer les conséquences de ce qu’il avançait. Il arrive que la clinique nous démontre parfois autre chose que celle qui était prévue dans nos cases nosographiques. Et quand cela arrive car de temps à autre, nous rencontrons des exceptions à la règle, et bien cela nous oblige à reconsidérer certains fondamentaux. Et là, ce n’est pas gagné, il faut que dire qu’on n’aime pas trop ça. Ceci dit, la démarche de Freud et celle de Lacan est de reconsidérer, de rectifier, d’avancer. Dans la « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » sur la Verneinungde Freud, texte qui a été également publié dans le numéro 1 de la revue La Psychanalyse celle dont Lacan annonce la sortie prochaine dans cette même leçon. D’ailleurs la revue est consultable ici dans notre bibliothèque. Il y a un passage où Lacan rappelle ceci que Freud, en analysant l’Homme aux loups disait qu’il « préférerait renoncer à l’équilibre entier de sa théorie que de méconnaître la plus petite particularité d’un cas qui la remettrait en question. C’est-à-dire que si la somme de l’expérience analytique permet d’en dégager quelques formes générales, une analyse ne progresse que du particulier au particulier. » Si je m’avance dans cette voie, c’est parce que la clinique ne cesse de nous montrer que cette frontière entre névrose et psychose est parfois beaucoup plus opaque qu’on aimerait qu’elle soit. Il me semble que si on résiste tant à la topologie lacanienne, c’est qu’elle nous oblige à repenser cette frontière justement, qu’il y a des zones, des concepts, des fondamentaux pour lesquels il n’y a pas de superposition, de substitution possible ; c’est radicalement autre chose. La notion de structure n’est plus la même avec les nœuds. Lacan introduit une notion dynamique, un mouvement ; on parle d’opérer, de transformer, de rectifier, d’inventer. C’est-à-dire que la topologie lacanienne va au-delà de ces rapports fixistes, aliénistes vis-à-vis du sujet psychotique. Si je vous dis les noms du père, RSI ou bien le signifiant primordial Nom du Père, quid de cette Verwerfung ?Comment la localiser dans le nœud ? Car si je prends la radicalité du trois RSI comme étant « le support de toute espèce de sujet, comment l’interroger ? » demande Lacan dans le séminaire RSI. Et puis comment interroger psychose et névrose à partir du même trou ? Ça pose une difficulté de lecture si on l’interroge à partir d’un trou ou à partir d’un signifiant Un, par exemple. Puis, il a ce raccourci parfois trop facile qui consiste à mettre le sujet psychotique, soit du côté du nœud de trèfle pour la paranoïa, soit du côté d’un dénouage radical pour les autres formes de psychoses, comme si la réalité humaine pouvait foutre le camp. Je dis bien réalité humaine et non pas réalité phallique, comme si on pouvait ne plus habiter dans un monde de langage alors que c’est cela notreUmvelt, pas d’autre environnement pour l’homme. « La réalité est marquée d’emblée de la néantisation symbolique. » Voici la thèse de Lacan. Oui, le mot tue la chose mais il nous inscrit à jamais dans ce monde parlé. Oui, avec la mort réelle, ça se dénoue,là ça ne se discute même pas mais à mon sens dès qu’il y a de la vie, il y a du sujet, des jouissances, voire des positions fantasmatiques. Oui, chez le psychotique, la fonction phallique, le sens sexuel, foutent le camp, car de ça, « il ne veut rien savoir, même pas au sens de la castration », mais le symbolique est toujours de la partie. Le fou, aussi fou qu’il soit, il reste enchaîné à la langue, aux langues, au langage, à l’inconscient, à l’Autre même si l’Autre n’existe pas !
La mort du sujet, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que c’est une nomination réelle quand le réel se met à cracher des mots, quand il se met à nommer à… Ce qui est rejeté du symbolique fait retour dans le réel. On peut imaginer un retournement du tore du Réel, le réel qui avale le symbolique et l’imaginaire et que tout sens devient réel, sens réel, l’amour du sens. « Le sujet psychotique aime son délire comme il s’aime soi-même » dit Lacan. Le sujet reste absolument concerné par ce qui est craché du dehors. Puis, c’est quoi ce dehors qu’il murmure et articule dans sa bouche même. On voit une autre topologie se dessiner. L’ouïr et le parler, est l’endroit et l’envers d’une même surface. Ce réel qui ek-siste au sujet, autrement dit l’apparition de ce qui n’existe pas pour le sujet à ceci près que « ce qui proprement n’existe pas, c’est comme tel qu’il ek-siste » dit Lacan.« Car rien n’existe que sur un fond supposé d’absence, rien n’existe qu’en tant qu’il n’existe pas ». C’est dans la « Réponse au commentaire de Jean Hyppolite » mais vous voyez bien l’embarras symbolique du réel
C’est très joli ça : l’invocation de l’appel du soir avant le coucher du soleil quand Lacan parle de « cette première appréhension du jour pour l’être humain – l’appréhension des premières néantisations symboliques – le jour soit quelque chose dans l’être humain qui se détache. C’est-à-dire, que l’être humain pose le jour comme tel que le jour vient à la présence du jour sur un fond qui n’est pas un fond de nuit concrète, mais d’absence possible de jour où la nuit se loge ; et inversement d’ailleurs. Ceci est quelque chose qui implique déjà le langage et ne fait que rejoindre cette apparition d’un être qui n’est nulle part : le jour. Ce n’est pas un phénomène le jour. » Il n’y a pas d’appréhension directe du réel pour les parlêtres. Le réel humain en tant qu’ek-sistence est enchaîné au symbolique et à l’imaginaire. Un réel dénaturé par le langage, par le symbolique on peut dire.
Alors, la mort du sujet, qu’est-ce que c’est ? Est-ce que cela est sans fantasme, sans point d’identification, sans objet ? Récemment, un de mes patients a débarqué aux urgences, à l’hospitalisation libre, en disant aux infirmières : « Je suis mort. » – donc il me raconte – « Je suis mort et les infirmières riaient alors je me disais que, oui, j’étais réellement mort, c’était pour ça qu’elles riaient. J’ai regardé autour, j’étais entouré [par] des esprits, des morts-vivants, plutôt des morts que des vivants et puis, elles, elles savaient », les infirmières. On peut s’interroger : était-il mort ? Alors ? Oui, il était imaginairement mort, il suffit de faire allusion « au cadavre lépreux qui traîne après lui un autre cadavre lépreux, » c’est dans la formule de Schreber. Lacan l’utilise, dans cette leçon, pour évoquer le Moi : « Voici une belle image du Moi. » dit-il et il continue en disant « qu’il y a dans le Moi quelque chose de fondamentalement mort et toujours aussi doublé de ce jumeau qu’est le discours. » Etait-il réellement mort ? Non mais ça aurait pu car ce garçon, il est aussi toxicomane et à chaque injection qu’il fait de méthamphétamine, ça génère chez lui une manie de mourir mais « cette manie de mourir, ce n’est pas moi », dit-il.
Il a déjà [fait] cinq tentatives de suicide graves depuis deux ans. Etait-il symboliquement mort ? Bien sûr ! Mais comme nous tous. Le symbolique est opérationnel sous certains aspects mais il ne marche pas pour régler le sens, la réalité normale, commune car la réalité à laquelle il vient d’accéder, prend cette forme angoissante, celle d’avoir à rentrer dans une frange de l’au-delà. Il est dans les limbes. Le symbolique n’opère plus dans l’Imaginaire, il est mis de côté, il est mis entre parenthèses. Il est très embêté ce jeune homme : « Toute histoire que j’invente fait tout de suite sens pour moi, je ne comprends pas pourquoi ? »
Si je pousse encore plus loin cette question de l’économie et la structure du sujet psychotique, c’est dans L’Identificationque je trouve de l’écho. Voici ce que dit Lacan : « Si nous ne sommes pas capables de nous apercevoir qu’il y a un certain degré, non pas archaïque, à mettre quelque part, du côté de la naissance, mais structural, au niveau duquel les désirs sont à proprement parler fous ; si pour nous le sujet n’inclut pas dans sa définition, dans son articulation première, la possibilité de la structure psychotique, alors nous ne serons jamais que des aliénistes. »
Or, Lacan avance ceci : que la structure de tout sujet trouve son articulation première dans une structure commune, pas n’importe laquelle, celle du psychotique en l’occurrence et nous pourrions dire que cette structure à laquelle il fait ici allusion, c’est la paranoïa, la paranoïa constitutive, organisatrice qui s’inscrit, dès le départ, dans notre rapport à l’Autre, aux petits autres. Je relève le mot « degré » dans cette citation de Lacan car c’est peut-être l’indicatif que les choses sont plus en continuité qu’on le croit. Or, quelle garantie avons-nous qu’un phénomène élémentaire ne survienne pas, en surface, [chez] chacun de nous, à certaines épreuves de la vie et de la mort ? Je ne parle même pas de phénomènes d’interprétations paranoïaques car franchement, ça, c’est monnaie courante, à petites doses c’est la psychopathologie de la vie quotidienne. Mais est-ce qu’on peut expliquer les flambées paranoïaques par une affaire de degré ou bien croyons-nous toujours que la paranoïa « normale » n’est pas celle du fou ? Aggravée sans doute par d’autres phénomènes plus intrusifs encore qui viennent se greffer au tableau et qui, chez le sujet psychotique, va trouver plus d’étendue et de continuité ? Je veux dire par là, que à mon sens, ce qu’on appelle les phénomènes élémentaires : délire, petit délire, automatisme mental, hallucinations, pseudo-hallucinations, sont de même structure, de même nature, pour tous les sujets mais que la différence radicale est comment chacun est à même de pouvoir répondre à ce qui lui tombe dessus. Comment le réel nous affecte ? Les réponses prennent des formes distinctes et, comme disait un de mes patients : « il y en a qui sont plus armés que d’autres pour la vie. » Et c’est là toute la diversité clinique qui, pour ma part, ne cesse de m’étonner, toute cette richesse et cette médiocrité humaine.
On retrouve l’apparition de phénomènes élémentaires dans la clinique du traumatisme par exemple. Je reçois une femme depuis six ans, quelqu’un qui est organisée davantage sous un mode névrotique mais qui, depuis quelques années, est immergée dans un deuil impossible – elle a perdu sa fille dans un accident tragique d’avion – et, chaque année, un mois avant la date anniversaire de la mort de sa fille, elle arrête les séances, c’est-à-dire qu’elle arrête de venir me voir, elle se met en arrêt maladie et voilà qu’elle commence à recevoir des signes : son chat la regarde d’une certaine façon et se pose à un endroit précis de la maison, et voilà, elle voit sa fille, son esprit apparaît, elles sont là ensemble dans ce même espace où la mort et la vie ne font plus qu’un. La date anniversaire passée, quelques mois après, seulement après avoir repris ses esprits, elle revient me voir pour un autre tour. Alors, on peut dire : pseudo-hallucination, mais en quoi cela se distingue d’une véritable hallucination ? Cette femme refuse, dans le sens [où] elle refuse le corps mort de son enfant, et que cela finit par faire retour du dehors ou du dedans car, après tout, dans ces conditions, il me semble que nous ne sommes plus dans un dedans, un dehors, mais dans des surfaces unilatérales. Je vous ai parlé de ça l’été dernier, j’avais pris la surface de Boy pour travailler ces questions.
Autre exemple apporté par Lacan dans cette leçon, celui de l’Homme aux loups et de son épisode hallucinatoire du doigt coupé. C’est un cas exemplaire pour introduire cette question des frontières, des bords en clinique. C’est dans la « Réponse au commentaire de Jean Hippolyte sur la Verneinung » de Freud que Lacan rappelle ce passage [où], selon Freud, « l’Homme aux loups ne voulait rien savoir de la castration, même au sens de refoulement. » Verwerfungqu’il traduit, ici, non pas par rejet mais par « retranchement » : « il retranche la castration » dit Lacan. Cela met en lumière la nature du phénomène car il ne s’agit pas d’un refoulement, d’une Verdrängung, c’est-à-dire que l’hallucination du doigt coupé relève d’un autre mécanisme et ce que dit Lacan, d’après Freud, c’est que dans le travail d’analyse, malgré la prise de conscience du refoulé, cela reste lettre morte pour l’inconscient. Lettre morte pour l’inconscient, une autre façon d’aborder cette inertie toute spéciale de l’inconscient. Abolition Symbolique avec cette incise que dire « qu’il ne voudrait rien savoir de la castration » implique cette antériorité « que cela est venu au jour de la symbolisation primordiale.
Je vais en rester là pour ce soir.
Applaudissements
Cyrille Noirjean– Merci Thatyana, c’est vraiment formidable. En revanche, tu ne nous facilites pas vraiment la tâche parce qu’il y a beaucoup de choses. D’abord, ce que je peux dire, c’est que tu rends compte de cette leçon d’une manière parallèle, en la suivant comme ça un peu de loin, en en suivant le mouvement. Sur cette question de l’inertie sur laquelle tu finis, en effet, ça m’avait arrêté, c’est au début de la leçon où Lacan vient dire qu’il y a de l’inconscient présent dans la psychose et pourtant ça ne fonctionne pas et qu’il y a une inertie toute spéciale qui, du coup, à la manière dont tu le disais, là, tout de suite, j’entendais cette inertie comme une sorte de mise en continuité. Est-ce que c’est ce que tu as essayé de dire ? Comment je vais préciser ça ? En tout cas, ma question c’était : cette inertie toute spéciale, qu’est-ce qu’elle a de spécial par rapport à l’inertie qu’il avait évoqué dans le séminaire précédent où il parle d’une inertie du symbolique qu’on avait plutôt travaillé du côté des effets ou de la structure des chaînes de Markoff, qu’elle serait la différence ?
Thatyana Pitavy – Je crois qu’il parlait d’inertie dialectique, non ?
Cyrille Noirjean– Oui.
Thatyana Pitavy– Oui, c’est ça !
Cyrille Noirjean– Alors, est-ce que justement on peut raccrocher ce mot d’inertie avec ce que Lacan évoque autour de la paix du soir, enfin du jour et de la nuit qu’il pose d’emblée dans le symbolique en quelque sorte ? Je ne sais plus si c’est dans cette leçon-là précisément ou dans la suivante ?
Thatyana Pitavy– Oui, il le pose là aussi.
Cyrille Noirjean– Oui et il y revient dans la suivante. Qu’est-ce qui se passerait, qu’est-ce qui se passe de spécifique dans les psychoses pour que jour et soir ou plutôt jour et nuit, ça soit repris différemment, ça soit lu par les sujets différemment – pour te paraphraser – que dans la psychose que dans la névrose. Il m’était venu, à la lecture du séminaire, immédiatement, enfin de cette leçon-là, comme une illustration artistique, le film de Bela Tarr : Le cheval de Turinoù justement il est question de Nietzsche. Enfin, ça s’appelle Le cheval de Turinparce que c’est censé être le moment où Nietzsche tombe fou, fait cette crise devant le cheval à Turin qui est frappé et, précisément tout le film qui est époustouflant – si vous ne l’avez pas vu, voyez-le – c’est vraiment une sorte de métaphore de la folie et, du coup, de la descente dans l’obscurité. Peu à peu le monde tombe dans la nuit du soleil, il n’y a plus de soleil, puis il n’y a plus de lumière, il n’y a plus de feu, de chandelles et puis, il n’y a plus de mots, les deux protagonistes ne parlent plus. Alors, est-ce qu’on peut raccrocher l’inertie dont il est question, là, à quelque chose de ça ? Voilà, c’est une question. J’aurais peut-être d’autres trucs mais…
Thatyana Pitavy– C’est vrai que j’ai été frappée aussi par l’inertie. Je l’entends de plusieurs façons effectivement. Je l’entends du côté de cette néantisation symbolique mais j’entends comme étant le cas pour tous, et qui est effectivement, je dois dire, notre rapport au réel, il est dénaturalisé par le langage. On ne peut pas accéder au jour comme un phénomène, dit Lacan, on y accède déjà comme un signifiant. La question qu’effectivement j’essayais d’amener c’est que je pense que le psychotique aussi doit passer par le symbolique, je veux dire par les mots pour approcher ce réel qui lui tombe dessus mais avec, effectivement, une inertie sans doute dialectique, là, pour le coup ! Mais c’est comme si le symbolique était là mais il n’opère pas, c’est-à-dire qu’il y a une pauvreté là-dedans, on le voit bien, ils ont du mal à associer, à faire métaphore…
Bernard Vandermersch– Est-ce que ce n’est pas l’opposition qui n’opère pas ? C’est-à-dire que la nuit reste toujours avec son symbolisme, tout ce qu’on voudra mais c’est l’opposition nuit-jour qui se fige comme dans l’exemple de Nietzsche. Ça devient un sens absolu qui n’est plus… il n’y a pas toujours cette dimension…
Thatyana Pitavy– … cette alternance ! Lacan [dit] : « Il n’y a pas d’alternance ».
Bernard Vandermersch– Je crois que c’est ce que Lacan appelle l’inertie dialectique, c’est que ça n’alterne plus. C’est qu’un bout de phrase devient… ne peut pas être attaqué…
Thatyana Pitavy– … certains bouts de phrase !
Bernard Vandermersch– certains bouts de phrase, ce n’est pas du tout…
Thatyana Pitavy– Oui, mais c’est cette généralisation qui est effectivement, je pense… Pendant qu’on discute entre nous, je pense qu’il faut qu’on fasse attention parce qu’on généralise vite et… c’est comme s’ils n’avaient pas un accès au symbolique. Or, ils accèdent. Ce patient qui rêve et qui m’incorpore dans son rêve, il y a de l’Autre là-dedans. On ne peut pas dire qu’il n’a pas incorporé, ça apparaît dans une formation, on va dire de l’inconscient mais c’est vrai que c’est pauvre, ça ne va pas au-delà de ça. On va le dire comme ça.
Pierre-Christophe Cathelineau– Moi, je voudrais rebondir sur votre intervention parce que vous êtes allée très loin dans les propos que vous avez tenus, notamment pour, je dirais, interroger la frontière entre névrose et psychose et je vous en remercie beaucoup. J’ai trouvé que vous étiez audacieuse dans votre propos, notamment dans ce que vous avez dit sur la mort du sujet, notamment de ce que vous avez dit du rapport à l’Autre, notamment sur ce que vous venez de dire sur l’inertie Symbolique et aussi sur votre façon de réintégrer, en quelque sorte – contrairement à une certaine perspective psychiatrique problématique – le psychotique, disons, dans la trame signifiante commune et donc je trouve que, ça, c’est assez fort et je trouve que ça détonne par rapport à ce qu’on entend d’habitude. J’avais une question, c’est dans le prolongement de ce que vous dites parce que, d’une certaine manière, je n’ai pas d’objection particulière à ce que vous dites et je trouve que c’est une avancée par rapport précisément à ce qu’on entend d’ordinaire de la psychose. Ce que vous avez apporté ce soir précisément dans le rapport au signifiant en soulignant, en accentuant la question de la Verwerfungmais en montrant que cette Verwerfungpouvait être réinterrogée par rapport à la question des nœuds et je pense que là, enfin, je veux dire, tout ce qu’on voit avec ce que fait Lacan dans Le Sinthome, c’est tout à fait ça et je pense que vous pensiez au Sinthome?
Thatyana Pitavy– Non !
Pierre-Christophe Cathelineau– Non ? (Rires)
Thatyana Pitavy – Non, même pas ! Je suis avec RSI,là.
Pierre-Christophe Cathelineau– Mais dans Le Sinthome, on a vraiment cette question.
Thatyana Pitavy– Oui mais je ne suis pas forcément dans ce type de lecture d’une suppléance…
Pierre-Christophe Cathelineau– En tous cas, merci parce que ça déplace un peu le séminaire sur Les Structures freudiennes des psychoses, ça le déplace par rapport à ce que Lacan a amené plus tard sur la Verwerfunget sur la question du père. Je n’ai pas pu m’empêcher de penser aussi, par rapport aux avancées que vous avez faites, à cette avancée que je considère importante du séminaire de Charles Melman sur Les paranoïasoù, effectivement, Melman évoque le fait qu’on a affaire dans la paranoïa à une psychose sans forclusion. Vous vous souvenez de ça ? Il le dit.
Bernard Vandermersch– Certaines formes de paranoïa !
Pierre-Christophe Cathelineau– Certaines formes de paranoïa. Donc, on a quand même – enfin, vous vous inscrivez dans cette lignée – une interrogation sur ce qui fait la frontière entre la psychose et la névrose et, d’après ce que j’ai entendu à l’instant, le point tournant serait, semble-t-il, vous n’en êtes pas tout à fait d’accord parce qu’il y a même une hésitation sur ce point, la question de l’inertie symbolique.
C’est ça qui serait le…
Thatyana Pitavy – Alors c’est une drôle d’inertie parce qu’il suffit de titiller un petit peu, ça réveille très vite… Mais c’est intéressant cette idée de la mise en continuité que tu amènes Cyrille. Je n’aurais pas pensé de ce côté-là… C’est à réfléchir, j’en sais rien mais… En tout cas il y a quelque chose, dès qu’il y a de l’Autre il est absolument sensible à l’Autre le psychotique. Ils arrivent en séance, suffit qu’on soit un peu fatigué, tout de suite il va capter que ça ne va pas alors que le névrosé ne calcule même pas. Donc c’est vrai qu’ils sont dans une sensibilité, peut-être même plus… dialectique j’en sais rien…
Cyrille Noirjean – Pas dialectique, justement pas dialectisée.
Thatyana Pitavy– Voilà c’est ça. L’inertie… J’ai du mal avec la question de l’inertie. J’entends ça, effectivement cette pauvreté symbolique, l’association, on va dire comme ça, lors d’une cure, c’est très vite limitée… Quand ça tombe comme ça dans des textes, des morceaux, on ne peut pas toucher… C’est-à-dire qu’on peut y aller, mais ça ne va jamais bouger. C’est très rare que ça bouge. Parfois ça bouge. Notamment quand on va jusqu’à des aveux du sujet, je ne sais pas si on peut dire… On peut dire aveux ? Il y a des choses incroyables qu’il peut nous dire, des moments où l’on sent qu’ils sont en confiance dans le transfert, il peut dire des choses qui nos déplacent, qu’on s’attend pas… Et puis c’est cette dimension, que quand ils sont pris dans le transfert ça névrotise, pour beaucoup. C’est-à-dire qu’ils vont commencer à parler de papa, de maman et de tout ça.
Pierre-Christophe Cathelineau – Est-ce que vous diriez, vous l’avez dit dans votre exposé, le fait que Lacan n’ait pas fait porter sa réflexion dans le séminaire sur la question du réel permettrait, si on le réinvestissait du sens ultérieur, de rendre compte précisément de ce qui se passe dans la psychose ?
Thatyana Pitavy – Je pense que c’est fondamental. C’est RSI. Je n’arrive plus à ne plus penser autour de ces trois dimensions. Mais c’est vrai que le rapport aux psychoses, aux phénomènes, c’est comment on va pouvoir répondre à ça. Parce que si ça nous tombe un truc comme ça, car on peut avoir des moments étranges, le fait est qu’on régule, on ajuste assez vite. On ne va pas dire : qu’est-ce que je suis en train de voir ? Ça passe vite, ça compense vite avec la réalité, on va dire comme ça. Mais on est quand même exposé aux phénomènes. Quelle garantie avons-nous qu’on ne va pas sortir de cette salle et commencer à voir la Vierge ? J’en sais rien ! [Rires] Il n’y a rien qui nous garantit ça. Rien. Même pas le Nom-du-Père j’ai envie de dire.
Pierre-Christophe Cathelineau – En tout cas, le propos que vous tenez, ça rejoint ce que dit Lacan précisément dans Le Sinthome à propos de L’homme aux paroles imposées où il évoque le fait que le sujet, névrosé ou pas, il est rendu fou par le langage. Ce que vous mettez en évidence finalement c’est la dépendance commune au langage.
Thatyana Pitavy – Oui, voilà.
Bernard Vandermersch – Mais il y a quand même un fonctionnement un petit peu différent. Vous disiez justement que ce sont les premiers qui sont par exemple très soucieux des formes, [Thatyana Pitavy – Oui, c’est vrai] de souhaiter la bonne année, etc. Que le névrosé, là-dedans, il peut y avoir du bordel à côté, il s’en fout. Le matelas fantasmatique c’est quand même ça. Il y a quand même une interrogation du réel beaucoup moins…
Thatyana Pitavy – Plus directe dans la psychose.
Bernard Vandermersch – Ça fait plus signe quand même. Même dans la vie normale.
Thatyana Pitavy – Oui, je ne m’oppose pas.
Bernard Vandermersch – Et ça peut arriver, dans certains moments, chez chacun d’entre nous quand il y a traumatisme ou quelque chose de ce genre ou alors à ce moment-là le fantasme est mis à mal par une garantie plus forte que celle que j’ai de mon fantasme.
Thatyana Pitavy – Donc il est réel…
Bernard Vandermersch – Le traumatisme me colle dans un rapport au réel beaucoup plus garanti dans son poids que tout le fantasme que je peux avoir et donc ça peut peut-être avoir des effets psychotisants. Mais quand même…
Thatyana Pitavy – Mais est-ce qu’à ce moment-là on ne dit pas que c’est un sujet psychotique, à ce moment-là ? Traumatisé mais psychotique aussi. Pourquoi pas plus qu’un autre ? Les psychotiques ils ont plein de traumatismes dans leur vie. Si on va creuser la chose, il n’y a que ça ! En tout cas dans ceux que je rencontre. Mais c’est vrai qu’il y a cette question du traumatisme qu’on ne met pas trop…
Bernard Vandermersch – Oui, mais il y a quelque chose quand même c’est que la question du traumatisme propre au névrosé, le traumatisme sexuel qui fait son histoire œdipienne, il n’a pas été interprété sur ce mode-là dans la psychose quand même. Soit qu’il est passé à côté, qu’il n’y a pas eu de traumatisme sexuel, soit qu’il a été interprété tout autrement comme un effet de domination du père, enfin de pure intimidation. Je crois que la question de la métaphore paternelle ça reste quelque chose de très puissant dans la clinique.
Thatyana Pitavy – Oui, mais qu’on peut entendre du côté des Noms-du-Père, au pluriel, et non pas de la métaphore du Nom-du-Père, une, comme si tout s’organisait à partir de là.
Bernard Vandermersch – Moi je l’entends simplement comme l’interprétation sexuelle de mon origine, d’un désir maternel pour autre chose. Je n’ai pas été pris pour moi-même, j’ai été pris dans un désir qui concernait autre chose.
Thatyana Pitavy – J’entends bien, je vois très bien qu’il y a des nuances là-dedans aussi et qu’il y a des généralisations qu’on peut faire trop vite et je trouve qu’on perd en justesse clinique parfois.
Bernard Vandermersch – Et l’intérêt de garder Verwerfungdans sa signification de « rejet » et de « forclusion ». Parce que dans le fond quand Lacan à la fin dit je vous propose forclusion, peut-être que ça a été pris de façon dogmatique et trop massive [T. Pitavy –Oui.] et qu’il y a peut-être une place pour le rejet par exemple je ne sais pas, L’homme aux loups et son truc sur le doigt coupé, ça semble être un rejet qui resurgit comme ça…
Thatyana Pitavy – Et ce mot de « retranchement » que je trouve intéressant aussi.
Marc Darmon – C’est-à-dire que dans la forclusion il y a un rejet d’emblée, comme si ça n’avait jamais été là. Alors que le rejet c’est quelque chose qui…
Bernard Vandermersch – Seulement, qui rejette ?
Pierre – Christophe Cathelineau– Ça rejette.
Bernard Vandermersch – [Charles] Melman prend le cas de Nietzsche justement. La névrose, hein, c’est tellement plus minable, ces petites affaires de… Je rejette cette Loi du Père qui mène l’humanité à être aussi médiocre. Il le vit comme un rejet de ce qui fait la Loi, mais ce qui veut dire qu’il la reconnait comme telle. C’est autre chose que d’être dans une incompréhension totale et de voir dans un père seulement celui qui matraque son gosse si il fait une bêtise.
Pierre-Christophe Cathelineau – D’autant que dans l’œuvre de Nietzsche il y a quand même une théorie de la loi qui est assez articulée. Donc on ne peut pas dire qu’il soit totalement ignorant de ce que signifie la loi, y compris celle du Père. Si on litLa naissance de la tragédie c’est massif. Donc effectivement ce serait un rejet, je dirais un rejet concerté ou un rejet volontaire. Ce serait un choix en tout cas, un choix subjectif.
Thatyana Pitavy – Mais le sujet il n’est pas en dehors de ce qui se produit.
Pierre-Christophe Cathelineau – Voilà ! Il n’est pas en dehors.
Thatyana Pitavy – Il y a quand même une responsabilité du sujet là aussi, on peut l’imaginer.
Pierre-Christophe Cathelineau – Pour revenir sur cette question du rejet, vous l’évoquiez dans notre intervention, vous évoquiez cette possibilité ou ces déplacements possibles dans la psychose autour de cette question du rejet. C’est-à-dire le fait que ce qui est partiellement rejeté du signifiant primordial puisse être récupéré partiellement. Et donc il y a des opérations qui sont possibles.
Thatyana Pitavy – Oui, dans un temps d’après, pourquoi ne pas imaginer qu’il y ait des choses qui puissent être abordées, bordées même par un travail, sans doute.
Marc Darmon – Il y a quelque chose que tu évoquais c’est les rêves des psychotiques, les rêves organiques comme ça. Et il y a toute une étude à faire là-dessus parce que ce n’est pas de revenir à une théorie où le rêve serait une hallucination, c’est différent. C’est différent, mais il y aurait peut-être dans les rêves quelque chose qui rompt avec la logique du rêve, le travail du rêve et qui amène des éléments de réel qui surgissent dans le rêve même. Je pense à des rêves de paranoïaque, il retrouvait dans ses rêves la persécution qu’il vivait dans la réalité. Ses rêves reproduisaient le mécanisme du délire.
Thatyana Pitavy – Alors rêve ou cauchemar là ? Il me semble que ce n’est pas la même chose là.
Marc Darmon– Je crois que tous les rêves sont des cauchemars. [Rires]
Bernard Vandermersch – C’est triste.
Thatyana Pitavy – Il y a des cauchemars sympathiques alors.
Bernard Vandermersch – Ça ne me paraît pas paranoïaque là, on ne sait pas s’il raconte un rêve ou s’il raconte son délire.
Thatyana Pitavy– Oui, j’étais troublée.
Marc Darmon– Ceci dit dans les rêves de névrosés, ça peut arriver.
Texte relu par Thatyana Pitavy
Delphine Texier – Dans la lecture de la leçon XIII ce soir, je vais faire preuve de moins d’audace critique. Je ne vais pas procéder à une lecture linéaire de cette leçon du 14 mars 56, je ne vais pas retracer l’ensemble du parcours de cette leçon, mais plutôt essayer de vous rendre compte de ce qui a fait mon intérêt, mon questionnement à partir d’un certain heurt rencontré au cours de cette lecture, un point évoqué dans une leçon précédente que je retrouve dans cette leçon.
Tout d’abord ce qui a éveillé mon attention, ça se situe plutôt en fin de leçon, à partir du moment où Lacan annonce lui-même que tout ce développement préalable qu’il vient de faire « doit mener à un pas plus loin ». Mais ce que je voudrais faire remarquer c’est qu’il propose de faire ce « pas plus loin » après cette sorte d’apologue de la trace du pas de Vendredi. Cette fable doit nous illustrer le passage du signe à l’ordre du signifiant (et vous savez que c’est plus tard dans le séminaire l’Identification qu’il va livrer toute la dialectique qui mène de la trace de pas au pas de trace donc au signifiant, et pas n’importe lequel, le signifiant de la négation : « pas »).
En tout cas là on voit toujours à l’œuvre le souci de Lacan de montrer que les phénomènes auxquels a à faire la psychanalyse sont des phénomènes qui mettent en cause, intéressent, relèvent du langage et qu’il s’agit de repérer dans cette structure du langage le « rôle fondamental » du signifiant.
Donc ce pas supplémentaire qu’il veut faire ne peut que tenir compte de ce rôle incontournable du signifiant, et que c’est par cette voie que l’on peut « serrer de près la différence qu’il y a entre une névrose et une psychose ».
Alors pourquoi cette visée ? Pourquoi cette insistance de Lacan à formuler ce qu’il en serait de cette différence ? C’est parce que justement ce à quoi Lacan a affaire dans la littérature psychanalytique qui lui est contemporaine c’est qu’elle a justement comme effet d’escamoter cette différence. Et elle y parvient entre autre en supposant une continuité entre préconscient et inconscient. Lacan prend tout un temps pour développer ce point, je ne m’y attarde pas parce que ce n’est pas là que se situe ma question, mais retenons que Lacan trouve cette « erreur d’autant plus surprenante, voire grossière, qu’il n’ y a rien sur quoi Freud insiste plus que sur cette différence radicale de l’inconscient et du préconscient » (p.301) ; et nous avons vu comment Lacan consacre ses efforts, dans ses premiers séminaires, à maintenir cette différence, mais en lui donnant une autre conceptualisation puisque ce qu’il va dégager de cette métapsychologie freudienne ce sont différentes dimensions de la structure du sujet parlant à savoir ici imaginaire et symbolique .
Alors cette littérature psychanalytique sévit à propos du cas Schreber, et il ne m’apparaît pas inutile de retracer rapidement les deux thèses par rapport auxquelles Lacan situe ses propres avancées, avec ce vœu, cette ambition de réanimer le vif de la découverte freudienne.
D’un côté il y a Moritz Katan, un psychanalyste néerlandais émigré aux États-Unis. Il va écrire sur Schreber plusieurs articles entre 1949 et 1954. Il poursuit l’interprétation freudienne du délire comme défense contre des tendances homosexuelles inconscientes, mettant au centre le mécanisme de la projection : les hallucinations comme par exemple « les hommes bâclés à la 6-4-2 » sont comprises comme une projection de l’attrait de Schreber envers les hommes. Le ressort de tout cela se situant dans le champ œdipien : il s’agirait d’un désir homosexuel passif envers le père.
De l’autre côté, on a Ida Mac Alpine qui a traduit en anglais (avec son fils Richard Hunter en 1955) les Mémoiresde Schreber. C’est contemporain à Lacan tout cela. Elle va tout à fait s’opposer à cette théorie de défense contre une pulsion homosexuelle. Le conflit propre à la psychose ne se situe pas dans le registre œdipien, mais plutôt dans un temps anobjectal : il s’agit d’un conflit entre des pulsions primitives de procréation (situées en-deçà de la différence des sexes) et un Moi menacé. Le délire de transformation aboutissant au renouvellement par Schreber de la race humaine serait un retour du refoulé de ses pulsions primitives de procréation.
Ces deux interprétations, pour Lacan, ne sont pas en mesure de marquer de façon radicale la différence entre névrose et psychose car elles ratent « l’articulation symbolique que Freud a découverte en même temps que l’inconscient, et qui lui est consubstantielle » (Question p.24) et que c’est bien ce que nous signifie Freud dans « sa référence méthodique à l’Œdipe ».
Alors ce pas supplémentaire que nous propose de faire avec lui Lacan porte tout à fait cet enjeu.
Mais voyons de plus près de quoi il s’agit. Là je vais citer Lacan :
« Je vous ai parlé de l’Autre en tant que fondamental de la parole, en tant que le sujet avoue, s’y reconnaît, s’y fait reconnaître. C’est là qu’est le point essentiel. Dans une névrose l’élément déterminant, l’élément qui sort, ce n’est pas telle ou telle relation perturbée, comme on dit, orale, anale, voire génitale, tel lien homosexuel comme tel […]
Ce dont il s’agit, c’est littéralement et à proprement parler d’une question, d’un problème par où le sujet a à se reconnaître sur le plan du signifiant, sur le plan du to be or not to bece qui est ou ce qui n’est pas, sur le plan de son être » (p.305)
Ce que la névrose témoigne avec son symptôme c’est que cette reconnaissance de l’Autre (génitif, objectif et subjectif) a bien eu lieu, puisque son message lui revient de là, et c’est bien ça qu’il a à repérer : sa question qu’il pose au niveau de l’Autre. Sauf que cette question est restée en souffrance, coincée dans les impasses de son développement dialectique.
Alors qu’un sujet puisse poser sa question au niveau de l’Autre témoigne d’une certaine intégration symbolique, ou autrement dit que quelque chose du signifiant (en tant qu’il réside dans l’Autre) a été reconnu. Et intégrer ce quelque chose du signifiant implique nécessairement de l’identifier, de le reconnaître dans sa valeur d’opposition.
« Le langage commence à l’opposition : le jour et la nuit. Et à partir du moment où il y a le jour comme signifiant, ce jour est livré à toutes les vicissitudes d’un jeu, où à l’intérieur de signifiants et par des lois d’économie qui sont celles propres au signifiant, le jour arrivera à signifier des choses assez diverses » (p. 304).
Mais ici le couple de signifiants qui nous intéresse tout particulièrement, et qui lui aussi fonctionne souvent comme le jour et la nuit, c’est celui de homme/femme. Et en effet c’est bien ces signifiants d’homme et de femme que ne va pas manquer de convoquer la question de « qui suis-je ? », la question qui se situe sur le plan du to be or not to be.
Et ce dont témoigne Schreber, d’après Lacan, c’est que cette opposition signifiante homme/femme n’aurait pas été intégrée sur un plan symbolique. Mais là je voudrais revenir un peu en arrière pour voir comment précisément Lacan formule ce qui n’a pas pu advenir chez Schreber. Et c’est cette formulation qui m’avait dans un premier temps fait heurt et qui me semble trouver un prolongement, et peut-être un éclaircissement, dans cette leçon XIII.
Donc dans la Leçon VII, celle du 11 janvier 1956 (p. 151-152), à un moment donné, Lacan nous dit que ce dont le phénomène psychotique atteste c’est qu’ « il y a autre chose qui apparaît dans le réel », à savoir : « une signification énorme qui n’a l’air de rien d’autant plus qu’on ne peut la relier en rien, puisqu’elle n’est jamais entrée dans le système de la symbolisation, mais qui peut dans certaines conditions menacer tout l’édifice, et ceci s’appelle à proprement parler le phénomène psychotique ».
Puis il poursuit (je fais des coupes dans la citation) :
« quelque chose fait qu’une signification quelconque qui concerne le sujet […] quelque chose [dans le cas de Schreber] qui a le plus étroit rapport avec cette bisexualité primitive dont je vous parlais tout à l’heure : le Président Schreber n’a jamais intégré d’aucune façon […] d’aucune espèce de forme féminine, et c’est justement quelque chose qui chez lui a une extrême importance ; on voit difficilement comment ce serait purement et simplement pour le rejet ou le refoulement de pulsions plus ou moins vaguement transférentielles, qu’il aurait éprouvé à l’égard du Docteur Flechsig, ou même pour réprimer telle ou telle tendance, que le Président Schreber aurait construit cet énorme délire, il y a quelque chose qui doit être tout de même une instance un tout petit peu plus proportionnée au résultat dont il s’agit. Il s’agit de cela : la fonction féminine dans sa signification symbolique essentielle dont je vous indique déjà que nous ne pouvons la retrouver qu’au niveau du terme de procréation, vous verrez pourquoi nous serons amenés à la mettre à ce niveau-là, nous ne dirons ni émasculation ni féminisation, ni fantasme de grossesse, c’est quelque chose qui, à un point non pas du tout déficitaire de son existence, mais au contraire à un moment sommet de son existence, se manifeste à lui sous la forme de cette irruption dans le réel, de quelque chose qu’il n’a jamais connu, qui surgit avec une étrangeté totale, qui va amener progressivement pour lui, une submersion absolument radicale de toutes ses catégories, et le forcer à un véritable remaniement de son monde ».
Donc cette fonction féminine de la procréation n’aurait pas pu être assumée dans sa signification symbolique par Schreber et n’a pu donc se manifester que de façon irruptive dans le réel.
Ce qui a posé aussitôt la question pour moi (et c’est bien ça qui a fait donc heurt chez moi) :
Qu’est-ce que c’est que cette intégration symbolique de la fonction féminine de la procréation qu’il suppose que tout sujet mâle aurait à réaliser ?
Lacan ne parle pas d’avoir à intégrer sur le plan symbolique une fonction masculine de la procréation, c’est bien de la fonction féminine dont il parle.
C’est un point qui tout de même est là évoqué de façon un peu énigmatique et, Lacan, à mon avis, dans cette leçon XIII, y revient pour en effet faire un pas de plus.
Alors il le fait en reprenant le cas d’hystérie masculine dite traumatique présentant un fantasme de grossesse ; ce cas a été rapporté en 1921 par le psychanalyste hongrois Michaël Joseph Eisler qui a donc eu cet homme en cure pendant 7 mois. Cet homme lui a été adressé pour traiter ce qui est apparu comme étant une hystérie traumatique après que les médecins se soient cassés les dents sur les incessantes plaintes somatiques, aucune étiologie organique n’ayant pu être repérée.
Eisler présente le cas de ce patient dans un article qui a pour titre « Sous le tableau d’une hystérie traumatique : un fantasme de grossesse chez un homme, contribution clinique à l’érotisme anal »[1], Alors ce qui est très curieux dans cet article, c’est que comme l’indique son sous-titre, le dernier mot de ce cas c’est l’érotisme anal. Et à lire sa contribution, on est en effet frappé du caractère monoidéïque de son explication : tout converge vers cette même finalité (pour ne pas dire fine analité) alors même qu’il apporte suffisamment d’éléments cliniques qui vont permettre à Lacan de repérer à quelle question de son existence est aux prises cet homme.
Non, pour Eisler ce qui fait tout l’intérêt de ce cas, c’est que « c’est une névrose grave construite sur la fixation pulsionnelle érotico-anale », sans oublier la défense contre la tendance de la pulsion homosexuelle. Donc on voit bien entre autres choses pourquoi Lacan s’intéresse à ce cas, c’est qu’il est livré dans cette sorte d’esperantode la littérature psychanalytique où il faut à tout prix retrouver la régression du Moi à un stade prégénital et la défense du Moi contre des tendances pulsionnelles de préférence homosexuelles.
Autre point qui a donc sûrement retenu l’attention de Lacan sur ce cas c’est que Eisler n’hésitera pas à comparer le cas de son patient à celui de Schreber chez qui il retrouve les mêmes fantasmes, les mêmes représentations inconscientes ; la différence résidant dans le fait que le symptôme hystérique exclut la conscience, pour Eisler, tandis que les représentations pathologiques dans la paranoïa pénètrent la conscience.
Je reprends rapidement dans les grandes lignes ce cas pour pouvoir s’intéresser de plus près à cette question du sujet qui n’a pu trouver d’autre voie qu’un symptôme pour se faire entendre. Différence majeure avec Schreber où la question se retrouve orpheline de sa formulation symbolique.
Cet homme âgé de 31 ans, employé d’une compagnie de tramways, va faire une chute du marchepied de son tramway. Cette chute va occasionner des blessures (sur sa partie gauche : tête, avant-bras, flanc), mais sans grande gravité et aucune lésion interne ne fut détectée après des examens radiographiques.
Ce sont plusieurs semaines plus tard, après sa sortie, que le patient commence à éprouver des douleurs en dessous de la côte (côté gauche) qui vont progressivement devenir de plus en plus fréquentes jusqu’à prendre le caractère de véritables crises : « celles-ci se produisaient à de courts intervalles d’environ deux semaines, duraient de quatorze à seize heures, puis disparaissaient. Pendant la crise, il ressentait une douleur lancinante au côté gauche (et là Eisler cite son patient) « comme si un objet dur voulait en sortir ». Il sortait de la crise épuisé et avait besoin de se reposer. ».
C’est au bout de deux ans, pendant lesquels il est allé d’hôpital en hôpital « porter ses plaintes » qu’il fût envoyé dans un service de neurologie, et là le diagnostic d’hystérie traumatique est posé et on lui préconise un traitement psychanalytique.
Très rapidement son psychanalyste repère que la scène véritablement traumatique est non pas la chute du tramway, mais l’examen radiographique qu’il a subi pendant son hospitalisation : le patient se décrit dans une grande attente anxieuse où, immobilisé, il imagine qu’on va lui enfoncer un instrument dans la côte. Et Eisler de conclure que :
– les crises qui suivirent cet examen n’étaient autres qu’une « imitation d’un accouchement »,
– la « constipation opiniâtre » – comme il s’exprime – n’est autre qu’une conversion hystérique représentant une grossesse, et
– les douleurs dans les lombes ne sont qu’« un avatar mythique de la genèse qui dit qu’Ève naquit de la côte d’Adam ».
Donc on voit bien que Eisler fait un repérage clinique qui ne fait pas de doute mais pour autant il n’en tire pas les conséquences quant à la question qui est en jeu dans cette symptomatologie qui décrit un fantasme de grossesse tant il reste fixé sur « la composante érotico-anale (partus per anus) qui sous-tend les mécanismes névrotiques », voulant par là se rendre fidèle à Freud et à Jones.
Or ce à quoi nous invite Lacan c’est bien de nous intéresser à la question inconsciente du sujet à l’œuvre dans cette symptomatologie et qu’il énonce de la façon suivante :
« Est-ce que je suis ou non quelqu’un qui est capable de procréer ? Et de procréer selon le registre féminin ? »
Et donc vous entendez bien que l’on se retrouve sur ce point évoqué dans la leçon VII : la question symbolique de la fonction féminine de la procréation. Sauf qu’avec cet homme il convoque cette question par son symptôme c’est-à-dire que c’est bien « au niveau de l’Autre, au niveau du mot, au niveau de l’élément symbolique (donc on peut y reconnaître le signifiant) » que ça se passe. Mais si ça s’y passe, ça demeure, comme je le disais, en souffrance.
L’insistance de son symptôme vient illustrer les derniers mots du séminaire sur le Moi, où Lacan nous dit que tant que quelque chose de l’ordre symbolique ne s’est pas réalisé sur un certain point c’est-à-dire « sur le point de la reconnaissance du sujet », il demeure :
« – en gésine,
– en poussée,
– en train de venir,
– en train d’insister pour être réalisé. »
Et en effet à l’endroit de sa question symbolique, ce patient serait comme une parturiente qui ne cesserait de la pousser sans que jamais elle ne puisse advenir. Sans doute, ça n’aurait peut-être pas été sans risques pour lui de la faire advenir. Vous avez lu également de ce cas cette scène traumatique à 10 ans où il assiste à un accouchement dramatique qui se termine par la mise en pièces du fœtus. Mais probablement les choses se sont jouées plus tôt.
Je reviens à cette question de la procréation pour un sujet masculin qui, semble t-il, aurait à trouver sa symbolisation via la fonction féminine de cette procréation. Fonction féminine à savoir porter un enfant, la grossesse et le mettre au monde, l’accouchement. Comment en effet pour un homme franchir ce trou entre l’acte sexuel et l’engendrement d’un nouvel être ? Entre la sexualité et la création d’un être inédit ? Qu’est-ce qui va venir faire véritablement copule entre copulation et naissance d’un nouvel individu ? Qu’est qui va pouvoir permettre à un sujet d’assumer subjectivement ce lien entre sexualité et enfantement ? On comprend tout de suite que cela ne va pas aller de soi pour cet être de parole dénaturé quant aux instincts. C’est bien ce franchissement qui nécessite une opération qui se situe au niveau de l’Autre. Alors si on se fie au schéma L, comment pourrait s’énoncer le résultat de cette opération ? Je vous propose que à un : « Tu es enceinte. », le message inversé qui reviendrait au sujet serait : « Je suis le père. » C’est grâce au schéma L que l’on voit bien ici qu’il s’agit d’un acte de foi, que cela implique cette dimension de fides de la parole, dont Lacan nous dit dans la leçon du 30 novembre 1955, « qu’elle est une dimension majeure de la parole avec celle de la feinte. »
Mais alors que se passe-t-il pour cet homme marié depuis sept ans, dont le vœu le plus cher était depuis le début d’avoir un enfant et qui n’en a toujours pas alors que sa femme, avait elle déjà un enfant. Qu’est-ce qui lui revient là de l’Autre via son symptôme ? Non pas la possibilité d’un je suis le père mais : « Je suis enceint. » Je ne sais pas comment l’accorder ? Ce : « Je suis enceint », on voit tout de suite qu’il implique une identification imaginaire à une femme placée en a’, sur le schéma L. Tout d’abord sa propre femme qui ne tombe justement pas enceinte, et qu’il fait là à sa place, et puis sa mère qu’il n’a connue pratiquement qu’enceinte. En effet il est le fils aîné d’une fratrie de quatorze enfants, il a donc vu sa mère perpétuellement enceinte et ce jusqu’à son propre mariage à l’âge de vingt quatre ans, auquel sa mère n’a pas pu s’y rendre, parce qu’elle accouchait du dernier. Mais cette identification imaginaire, narcissique, semble se retrouver dénouée de la reconnaissance symbolique qui permettrait de faire jouer ce petit autre, son rôle dans le pacte symbolique qui va conjointement les lier au grand Autre. Le « Tu es » dans justement ce schéma L, qui en effet implique là le support de cet axe imaginaire, veut dire et là je cite Lacan : « Tu es ce qui est encore dans ma parole et ceci je ne peux que l’affirmer qu’en prenant la parole à ta place, cela vient de toi pour y trouver la certitude de ce que j’engage, cette parole est une parole qui t’engage ». Là, manifestement, son symptôme et la question qui s’y loge semble indiquer qu’il se retrouve coincé dans une identification à l’imago féminine maternel à la femme quod matrem. Mais quel pourrait être le ressort de cette identification imaginaire dans laquelle il se retrouve sans issue ?
Il se trouve que ce patient témoigne, nous rapporte Eisler, d’un vif intérêt, d’une part à la fertilité des fècesquand il était enfant ce que Eisler va nommer : « le complexe du noyau ». Il décrit, je cite : « Son occupation favorite consistait à examiner ses propres selles, ainsi que celles des adultes, pour éventuellement y découvrir des noyaux de fruits. Il notait mentalement les lieux où il avait abandonné des selles et s’émerveillait le printemps venu, de voir une plante vivante sortir du noyau de cerise. D’autre part, il est très intéressé par l’élevage de volailles où à l’époque de son enfance, « il s’était occupé des conditions de la couvade, » il y a un lapsus, de la couvée, passion à laquelle il sacrifiait des quantités d’œufs de poules et d’oiseaux. Cette passion il continuait à la poursuivre à l’âge adulte, puisque il s’était arrangé pour avoir accès à des instituts scientifiques, pour pouvoir mener sa recherche sur ces questions de germination et de couvée. Et puis au moment où il est vu par Eisler, il est très sérieusement animé par le projet de faire de l’élevage d’oiseaux à grande échelle. Alors, ce qui m’a frappée dans tout ceci c’est que pour ce fils de ferme, parce que c’est un fils de paysan, la pulsion « épistémophilique », comme s’exprime Eisler, ne porte pas sur comment les bêtes font, font crac crac, histoire de se renseigner sur ce qui se passe entre papa et maman. Mais ne porte pas non plus si le petit bonhomme trouve ça un peu trop bestial sur la rencontre entre le pollen et le pistil. Non, lui il s’intéresse à ce qui est déjà le résultat d’une fécondation, mais un résultat la graine, l’œuf, qui demeure comme en suspens d’être réalisé, d’être efficient, à savoir produire un nouvel individu. Mais ce suspens, cette mise en attente, pourrait également faire croire que se soit passé sans accouplement entre mâle et femelle, en dehors de toute reproduction sexuée. Donc il est remarquable, que toute la partie de l’accouplement se retrouve évincée de sa curiosité. Alors, si on s’intéresse à la reproduction des oiseaux, ce que j’ai fait grâce à lui, comme il a fait d’une façon expérimentale et savante il n’a pas manqué d’apprendre, que l’appareil de reproduction chez le mâle dans la plus grande partie des espèces volatiles, se trouve à l’intérieur d’un cloaque et que c’est donc la mise en contact de cloaque à cloaque que se fait la copulation. Alors, à s’en tenir à la seule observation, il n’y a que les caractères secondaires qui peuvent départager mâle et femelle. Comme le plumage par exemple, le chant, la crête. Ce qui pourrait faire ne serait-ce que sur un plan imaginaire, ériger un organe qui viendrait départager, entre par exemple celui qui l’a et celle qui ne l’a pas, se retrouve celé dans un cloaque pour ce patient. Donc quoi pour ce sujet, pas question d’ériger ce qui témoigne de la division des sexes ? Le phallus resterait bien au chaud dans le cloaque, d’où peut-être la décompensation au moment de l’examen radiographique, dont le regard allait pénétrer que ce n’est pas là qu’il réside et d’où à partir de ce moment là, la nécessité d’amener sans cesse la preuve par ses crises répétées. Est-ce que le fantasme de grossesse et d’accouchement n’est pas le moyen pour notre employé des transports, quand même, de maintenir au prix du symptôme une relation au phallus qui relèverait du don et non de la castration ? Le don de la vie comme don du phallus.
Avant de poursuivre cette hypothèse, je voudrais revenir sur une scène traumatique rapportée par le patient et que curieusement Lacan ne reprend pas. Cette scène aurait eu lieu à l’âge de trois ans et voici comment elle est rapportée.
Je lis le texte d’Eisler : « Un jour, le père ayant quitté la maison, l’enfant jouait dans la cuisine auprès de sa mère, celle-ci était assise près de la table où se trouvait encore les restes du petit déjeuner. Elle donnait le sein au plus jeune frère qui avait alors environ neuf mois. Tout en jouant l’enfant remarqua un morceau de pain que le père avait laissé et essaya de l’attraper en s’agrippant au bord de la table. Ce geste avait dû déranger la mère perdue dans ses pensées. Elle se mit en colère et le gronda. Comme probablement l’enfant continuait, elle saisit le couteau à pain qui se trouvait près d’elle et le lança dans sa direction. Sans le vouloir elle avait visé juste. La pointe du couteau traversa le petit bonnet de feutre que portait l’enfant et se planta du côté droit du front. Il cria très fort et la mère horrifiée par son geste involontaire se précipita vers lui. Elle arracha le couteau, lava la plaie, porta l’enfant qui pleurait dans la pièce de séjour et l’étendit de tout son long au bout du lit, place qui traditionnellement dans ses familles était réservée à l’enfant nouveau né. Pendant qu’il se calmait, sa mère prit son petit bonnet troué par ce couteau et recousit l’entaille avec du fil rouge ». De là à dire que c’est cousu de fil rouge, il n’y a qu’un pas. « À la demande de la mère il tut l’incident à son père, qui n’en sut jamais rien. L’enfant continua à porter encore longtemps le petit bonnet recousu. » Alors pourquoi je prends la peine de vous lire le texte de cette scène, c’est parce que l’on peut se demander si dans cette scène ne met pas là en place un Autre maternel, qui serait en mesure de reprendre ce qu’elle a donné. Au moment où la mère, comme on dit, donne le sein, elle fait le geste qui aurait pu lui ôter la vie qu’elle lui a donnée. Celle-là même qui lui a donné la vie, peut la lui reprendre et puis la lui redonner en le remettant à la place occupée par traditionnellement par le nouveau né ? À cet Autre il lui serait conféré une puissance, celle du don, tel que cela rend après coup tout à fait inutile, caduque l’opération qui a nécessité l’intervention du signifiant père, à savoir la castration. Cela se passe entre elle et lui, ou plus précisément, le phallus, cela se passe entre elle et lui. Mais le problème, c’est que le sujet viendrait là ignorer que la fécondité et la mise au monde, donner la vie comme on dit, nécessite également pour une femme, l’intégration symbolique d’une instance, qui viendrait garantir le succès de cette procréation. C’est-à-dire, que pour réaliser cette deuxième partie de « la grand route, » c’est une expression que Lacan utilise, mais à la fin du Séminaire. Je suis désolée, j’avance la bobine, c’est-à-dire que pour réaliser cette deuxième partie de la grand route, il faut aussi qu’une femme puisse aussi reconnaître que c’est le signifiant père qui fait la grand route entre les relations sexuelles et la procréation, ce franchissement possible, de ce que j’ai appelé au début, le trou entre sexualité et procréation ; et c’est peut-être ça qu’il semble méconnaître, ou en tout cas ne rien vouloir en savoir.
Il s’agirait donc dans ce cas d’une identification imaginaire à la fonction féminine de procréation et non d’une identification symbolique de cette fonction féminine. Cette identification symbolique implique la reconnaissance de ce qu’apporte le signifiant père à la création d’un nouvel individu, à savoir le phallus comme organe, si je puis dire symbolique. Et c’est bien ce symbole qui va permettre à un sujet de réaliser cette dialectique œdipienne entre être et avoir le phallus.
Alors bien sûr je triche, car dans cette leçon le pas plus loin que fait Lacan ne va pas jusqu’à la mise en place du phallus. Il en est, dans cette leçon, à vouloir faire entendre que toute l’intégration de la sexualité chez le sujet humain est liée à une reconnaissance symbolique et que cette reconnaissance symbolique de la position sexuelle, c’est bien ce que à quoi œuvre le complexe d’Œdipe. Au point que Lacan nous dit dans cette leçon, « si la reconnaissance de la position sexuelle du sujet comme telle, n’est pas liée à l’appareil symbolique, le complexe d’Œdipe », il l’appelle comme ça, « alors l’analyse et le freudisme n’ont plus qu’à disparaître. » Alors pour conclure, j’ai eu la chance de relire avec Bernard Vandermersch pour les G.I.P., une leçon du Séminaire de Melman, sur Les nouvelles études sur l’inconscientet dans cette leçon il propose, en faisant jouer la lalangue, d’autres écritures des protagonistes du drame œdipien. Il y a le loupèrela mère écrit l’amer, et puis il propose pour le fils l’oeuf-his en faisant comme seul commentaire : « son statut d’œuf ne lui manquera pas de lui être apparent.» (p. 33) Alors, même si c’est abusif d’utiliser cette écriture pour un hongrois, il semblerait que ici l’œuf-hisn’ait pu se hisser au rang de fonctionnaire d’un office et demeure l’oeuf-scié(l’œuf chié) d’un orifice. Voilà.
Cyrille Noirjean– Merci Delphine, quand tu avançais dans la présentation de cette leçon, tu me l’as vraiment faite entendre, plus en lien avec la précédente peut-être grâce à ce que Thatyana avait dit juste avant, comment cette leçon elle est un peu bizarre, il dérive, il y a un long moment, on se dit il reprend ce qu’il a déjà dit, puis il balance ce cas d’hystérie masculine traumatique comme ça. Mais on entend bien que justement ce dont il est question, c’est de la consistance imaginaire, la consistance de l’imaginaire, ou la consistance imaginaire, comme vous voudrez, et je m’appuie sur ce que Thatyana a dit, c’est comment est-ce que cela va se nouer. Qu’est-ce qu’on en fait au regard du symbolique et du réel. L’imaginaire comme venant faire dialectique du symbolique et du réel. Plus tu avançais dans ton propos plus j’entendais un nœud borroméen en fait, qui était entrain de se dessiner, de s’écrire.
Delphine Texier– Avec le schéma L, avec le : « Tu es enceinte, je suis le père », on voit bien que effectivement il y a au moins un nouage imaginaire et symbolique dans ce pacte symbolique. Il y a bien une adresse sur un autre dans le sens d’un petit autre d’un homme à une femme et aussi par ce support-là que quelque chose va pouvoir revenir du côté du message inversé…
Cyrille Noirjean– On voit bien que toute la démonstration, le cas que tu as cité c’est encore mieux parce que je n’avais pas pris la peine d’aller le lire. On entend bien ce qui se passe. L’imaginaire est repris que du côté symbolique. Il n’y a pas de texture, je vais le dire comme ça, il n’y a pas de texture réelle dans la manière dont l’analyste déploie le cas avec ses interprétations. On voit bien qu’on est enfermé dans ce recouvrement imaginaire, symbolique, et où c’est l’imaginaire qui prend la place. On comprend bien pourquoi Lacan prend cet exemple-là, c’est qu’il vient essayer de décaler le truc. Même là, il fait déjà entendre quelque chose du réel, vous disiez tout à l’heure, Pierre Christophe [Cathelineau]. Si vous voulez un exemple cinématographique, puisqu’il est question de l’imaginaire, je crois que, il me faut un écran. Sur cette question de l’émasculation, tu l’as citée dans une série…
Delphine Texier– Oui, il dit ce n’est ni émasculation ni féminisation, c’est la grossesse qu’il faut aborder…
Cyrille Noirjean– Cela m’a évoqué le film de Bruno Dumont, Flandres où il y a une scène absolument effroyable qui se passe après que ces trois soldats ou quatre sont quelque part dans un désert, ils tombent sur une jeune femme indigène qu’ils vont violer, sauf un des trois ou quatre soldats et puis ils se font choper évidement très rapidement par les collègues de cette jeune femme et ils sont prisonniers, ligotés à genoux dans une cour et la jeune femme violée désigne celui qui n’a pas violé, que ses camarades vont amener dans une pièce. On passe hors champ et quand ils le ramènent, on comprend qu’ils l’ont émasculé et ils le tuent d’une balle dans le cerveau. Bruno Dumont interrogé sur l’invraisemblance de cette scène répond que c’est traditionnel, que certaines cultures, pour ne pas rendre œil pour œil, dent pour dent, on ne punit pas ceux qui ont commis la faute, mais c’est quelqu’un d’autre. Je pensais à ça, c’est comment cela s’inscrit dans le réel, comment tout d’un coup il y a là un symbolique qui vient s’inscrire dans le réel. C’était pour donner une autre version que celle là…
Delphine Texier – C’est plus hard, moi c’était gentil…
Cyrille Noirjean – Oui c’est plus hard. Ce monsieur qui en plus était dans les transports en commun. Je peux encore dire un petit truc ? Cette question de l’imaginaire, ce qui m’avait arrêté, cinq, six pages après le début de la leçon : « On dit que c’est bien plutôt du côté des biologistes, des éthologistes, de l’observation du comportement animal qu’il faut espérer du progrès, que du côté de l’inventaire analytique, qui n’épuise absolument pas la question de la formation imaginaire, s’il permet d’en montrer certains traits d’économie essentielle. » Voilà pourquoi aussi on a besoin de la topologie ou des mathèmes. Parce que justement, c’est ce qui nous permet d’en montrer quelque chose de cette économie imaginaire essentielle et comment cela se met en jeu. Du coup cela a cet effet d’assouplissement des catégories.
Bernard Vandermersch– Je peux vous poser une question ? Lacan introduit cette histoire d’Eisler à l’appui de la distinction névrose/psychose et ce garçon on a l’impression que l’histoire du coït est complètement… Il n’est pas forclos, mais ce qu’il en dit c’est comme si… Cette recherche du noyau dans les selles c’est à entendre comme quoi ? Un refoulement du sexuel, de l’image d’un père entrain de… ? Est-ce que ça suffit ? C’est assez étrange parce que ce n’est pas n’importe quelle observation. Cela va très loin. Pour vous cela explique bien que c’est un refoulement ? Ou bien c’est parce que justement il n’est pas fou qu’on dit que ce n’est pas forclos ? Est-ce que dans l’observation il y a quelque chose qui peut nous garantir, sinon qu’il n’y a pas de phénomène de retour du forclos dans le réel ?
Delphine Texier – Ce qui est compliqué, c’est que dans cette observation, il n’y a quasiment pas de verbatimdu patient, on n’a pas les associations. Du coup il faut être prudent. Je pense que Lacan s’appuie sur le fantasme de grossesse qui est là, qui se présente comme un symptôme, dans quelque chose qui s’articule symboliquement. Je crois que c’est ça qui retient l’attention de…
Bernard Vandermersch – Un fantasme de grossesse, ce n’est pas un délire. Si cela avait été un délire il aurait dit : « Je suis enceinte ».
Delphine Texier – D’ailleurs il ne le dit pas.
Cyrille Noirjean – Il ne le dit jamais, c’est un peu poussé. On pourrait le lire autrement peut-être. Il ne le dit jamais le patient. C’est l’interprétation.
Bernard Vandermersch –Il s’appuie quand même sur tout ce que raconte le patient, ses intérêts…
Delphine Texier – C’est une cure de sept mois comme à l’époque. On ne sait pas si quinze ans plus tard il aurait pu approcher cette question et qu’il aurait pu formuler quelque chose. C’est sept mois et il se rétablit, il reprend le chemin. C’est des observations qui sont loin d’être de la façon dont Freud rapporte les cas. On n’a pas deverbatim, tout est passé à la moulinette de l’érotisme anal…
Bernard Vandermersch – Schreber lui : « Que ce serait beau d’être une femme entrain de subir l’accouplement. » et c’est très précisément ce qui manque. Ce serait intéressant de juxtaposer les deux observations. Ce qui nous permet de dire que c’est refoulé et non pas forclos.
Pierre-Christophe Cathelineau – J’aimerais vous poser une question concernant le statut de l’imaginaire. Vous avez souligné la différence entre psychose et névrose, comme le fait Lacan d’ailleurs. Vous n’avez pas dit autre chose que ce qui était dans le texte. Il y a un passage au début de la leçon qui est très intéressant, qui permet de situer en particulier la question de l’imaginaire. C’est page 263 où il dit : « Je veux dire le moment à la fois le système corrélatif qui lie le moi à cet autre imaginaire, à cet étrange Dieu auquel Schreber a affaire, ce Dieu qui ne comprend rien, qui le méconnaît, qui répond pas, qui est ambigu […] » Il enchaîne sur le fait « il y a une exclusion de cet Autre au sens où l’être se réalise dans cet aveu de la parole ». Qu’est-ce que vous pourriez dire de la différence situable sur le schéma L entre je dirais l’abord que peut avoir Schreber de la dimension de l’imaginaire et de l’Autre par différence avec la question de ce que vous avez développé à propos de l’hystérie ? Qu’est-ce qui spécifie cette texture de l’imaginaire dans la psychose précisément ? Est-ce que ça veut dire, qu’est-ce que vous diriez comme spécifiant précisément le rapport à l’imaginaire ?
Delphine Texier – Est-ce qu’on pourrait dire que l’imaginaire dans la psychose serait plus lié au réel et que dans la névrose l’imaginaire serait plus lié au symbolique ?
Pierre-Christophe Cathelineau –En tout cas c’est ce que je pense personnellement. Je voulais savoir si vous le pensiez vous-même, mais je pense que le Dieu auquel Schreber a affaire, c’est un Dieu et c’est ce que disait tout à l’heure Thatyana, c’est un Dieu qui prend son assise du réel me semble-t-il. C’est à dire, c’est comme si l’axe…
Delphine Texier– Qui pourrait être rabattu sur un petit autre.
Pierre-Christophe Cathelineau– L’articulation que vous avez bien notée chez le patient hystérique se fait de l’imaginaire au symbolique. Alors que chez Schreber elle se fait de l’imaginaire au réel. Vous diriez ça ?
Bernard Vandermersch – Lacan nous dit qu’il n’a jamais imaginé quoi que ce soit du réel de la procréation. Alors ça n’a pas marché cette articulation de l’imaginaire au réel. Il ne s’est jamais fait une idée de ça. Ce n’est pas tout à fait dans ces mots là. Le Président Schreber…
Pierre-Christophe Cathelineau – C’est la notion de réel qui doit être précisée.
Thatyana Pitavy –D’ailleurs on peut poser la question est-ce que R.S.I. est noué et dans ce séminaire, il ne me semble pas ?
Delphine Texier – Déjà parce que le réel il ne l’a pas conceptualisé, il ne s’est pas avancé comme il s’est avancé dans l’imaginaire et le symbolique dans ces trois premiers, le réel cela reste quand même très imprécis.
Thatyana Pitavy – Il pose un couple que c’est le R.I., S.I., ce n’est pas encore les trois.
Delphine Texier – Oui mais parce que je pense que le réel n’est pas encore abouti dans sa réflexion, donc il ne peut pas les nouer.
Pierre-Christophe Cathelineau – Vous avez évoqué l’hallucination de L’Homme aux loups, du doigt coupé, dans cette hallucination de ce qui est rejeté de la castration, il y a déjà ce qui peut être une perspective pour le réel, c’est-à-dire, quelque chose qui en quelque sorte ne s’est pas inscrit et qui fait retour dans le réel et là on a une idée de ce que peut être la crase de l’imaginaire.
Thatyana Pitavy – La dite-mansion elle est là, le réel est posé mais Lacan il ne tire pas encore les conséquences de ce réel là. Je ne dirais pas qu’il y a un nouage.
Virginia Hasenbalg Corabianu – J’ai beaucoup apprécié la façon dont vous revenez à la question de la féminité, telle que Lacan l’avait amenée dans la leçon VII et j’ai retrouvé le passage auquel vos remarques me renvoyaient. Dans cette même leçon où Lacan parle de cette difficulté ou impossibilité pour Schreber d’assumer quelque chose de ce qui serait une tendance féminine ? Il y a quelques paragraphes avant, il y a un passage où il évoque la dimension symbolique d’une tendance féminine qu’il ramène à la réceptivité de la parole. Cela éclaire ce qu’il va dire après de cette réceptivité sur le plan symbolique de la parole. Il va dire qu’un homme peut très bien se débrouiller avec les tendances féminines, ce qui fait problème chez Schreber, et tout en restant sur le plan du réel et sur le plan imaginaire un homme. Mais il va assumer ses tendances féminines dans la réceptivité de la parole. Je trouve que cela éclaire ce qui faisait une grande difficulté chez Schreber. C’est la page 137 toujours dans la leçon du 11 janvier qui précède ce qu’on voit qu’après va venir. Cela permet d’imaginer ce que Lacan va appeler après la difficulté de Schreber par rapport au féminin. C’est un passage qui me plaît beaucoup.
Bernard Vandermersch – C’est important ce que vous avez dit, c’est cette espèce de voie entre la sexualité et la procréation qui apparaît tellement évidente et qui en fait chez le parlêtre a besoin d’un symbole. Le lien entre le fait de faire l’amour et le fait d’enfanter, chez l’être humain, il y faut un symbole. Les animaux n’ont pas besoin, ils s’en foutent et je ne pense pas que la chienne se dise « Mon Dieu ! Il faut que j’aille voir le chien pour pouvoir avoir des enfants. » C’est un truc auquel on ne pense pas. Mais parce que cela fait partie de ce que Lacan dit dans les Écrits.On a même demandé si les peuplades primitives étaient à ce point ignorantes de la physiologie pour dire qu’il fallait un esprit qui vienne féconder la femme.
Delphine Texier – On voit bien que justement aucun cours de biologie, aucun cours sur l’éducation sexuelle ne viendra se substituer à ce point-là et c’est cela qui fait aussi difficulté et qu’on a beau vouloir faire des cours d’éducation, si on n’entend pas ça, on passe à côté de ce qui intéresse les parlêtres auxquels on a affaire quand on s’adresse à eux sur ces questions. Et puis cela pose aussi par rapport aux enjeux contemporains sur la procréation de façon assistée, je pense que c’est aussi une lecture qui nous intéresse pour essayer peut-être de mieux s’orienter là-dedans. C’est compliqué.
Texte relu par l’auteur.
Transcription : Paul Claveirolle, Marie Combet, Érika Croisé Uhl, Georges Dru.
Relecture : Érika Croisé Uhl, Dominique Foisnet Latour.
[1]Une traduction est proposée sur le site « le goût de la psychanalyse » et présentée par Liliane Fainsilber. Cette traduction s’est faite à partir des textes allemand et anglais.