MARDI 6 MARS 2018 – PRÉPARATION DU SÉMINAIRE D’ÉTÉ 2018. LES STRUCTURES FREUDIENNES DES PSYCHOSES, LEÇON XV et XVI
12 juin 2018

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Julien ALLIOT, Roland CHEMAMA, Flavia GOIAN
Séminaire d'été

Marc Darmon – On va essayer de faire deux leçons qui sont importantes. La leçon du 11 avril et la leçon du 18 avril. Flavia Goïan va nous commenter la leçon du 11 avril.

Flavia Goian –« Ad usum autem orationis incredibile est, nisi diligenter adtenderis quanta opera machinata natura sit. »Cette phrase de Cicéron que Lacan a prise pour épigraphe se trouve dans De natura deorumDe la nature des dieux, et dans la nouvelle traduction de Matter cela donne ceci : « Eh bien, on ne croirait pas à moins d’y faire une attention sérieuse, combien la nature a fait de travail pour nous donner la parole ».

C’est une belle introduction à la question du signifiant, et notamment de la présence du signifiant dans la nature avant l’émergence de la science moderne. Les lignes qui précèdent cette phrase dans Cicéron nous donnent une meilleure idée de ce que Lacan va amener comme « merveilles que recèle la fonction du langage », qui n’est pas une citation comme les guillemets le laissent entendre, mais une reformulation de Lacan.

Je vais vous le lire donc :

« Mais pour parler votre langue, passons à la maîtresse de l’univers, à l’éloquence. Qu’elle est belle, qu’elle est divine ! Elle nous fait d’abord apprendre ce que nous ignorons et enseigner à d’autres ce que nous savons. Ensuite, c’est par elle que nous exhortons, que nous persuadons, que nous consolons les affligés, que nous relevons ce qu’abat la crainte, que nous humilions l’audace, que nous calmons les passions et les emportements. C’est elle qui nous a mis sous le joug du droit, des lois, de la société, qui nous a arrachés à la vie sauvage et farouche ».

À travers la figure de l’éloquence se révèlent ainsi les merveilles de la fonction du langage : enseigner, consoler, persuader, refreiner. Le verbe apparaît ici comme au principe de la loi et des institutions, les fictions nécessaires benthamiennes qui nous gouvernent. C’est l’œuvre civilisatrice du signifiant qui ici est affirmée. Pas étonnant, pour un Stoïcien. Les Stoïciens sont des précurseurs de Saussure, découvreurs avant l’heure de la distinction signifiant/signifié.

Et je vais vous lire la suite donc : « On ne croirait pas, à moins d’y faire une attention sérieuse combien la nature a fait de travail pour nous donner la parole. En effet, il y a d’abord, depuis les poumons jusqu’au fond de la bouche une artère par laquelle la voix dont le principe est dans notre esprit, est reçue et émise. Ensuite, dans la bouche même se trouve la langue terminée par des dents. Elle module et règle la voix qui lui arrive confusément proférée.  Elle articule les sons et les rend distincts en la pressant contre les dents et d’autres parties de la bouche. C’est ce qui fait que nous les stoïciens comparons la langue à l’archet, les dents aux cordes, les narines aux cornes qui font résonner les cordes dans l’exécution musicale. »

Cicéron tel un linguiste fait une analyse précise de l’appareil phonatoire, pour saisir à la source la naissance de la parole. Il faut dire aussi que pour les Stoïciens c’est la voix qui signifie. Et ce qui est signifié est la chose même rendue évidente par la voix, et que nous saisissons comme existante en même temps que la voix, grâce à notre intelligence. Tandis que les barbares qui entendent la voix, et voient l’objet,  ne comprennent pas. Deux de ces choses sont corporelles, la voix et l’objet, corporelles au sens des Stoïciens, c’est-à-dire matérielles, et la troisième chose qui lie les deux est incorporelle : le lekton. Le lektonn’est ni le mot, ni l’objet, ni le concept, mais le lien établi entre l’univers extérieur et nous-même, grâce à la présence en nous du logos. Nous avons ici l’articulation par les Stoïciens du signifiant : semainon, du signifié : semainomenon, de l’objet : tukanon. Et le lekton, c’est ce par quoi les trois se trouvent liés. Ce passage fait écho à ce que Saussure amène du signifiant linguistique lorsqu’il affirme que c’est l’incorporel par excellence. Je le cite : « Dans son essence il n’est aucunement phonique, il est incorporel, il est constitué, non pas par sa substance matérielle, mais uniquement par les différences qui séparent son image acoustique de toutes les autres. »

Bon, la suite est également intéressante et fait écho à ce que Lacan va développer dans cette leçon à propos de la cause finale. Il en résulte en quelque sorte que toute la création a été conçue pour l’homme, pour les besoins de l’homme, à son usage.

On passe à la suite. Lacan aborde à la suite la notion de structure, en se référant à la théorie de la relativité restreinte d’Einstein. Et ce sont les termes qu’il emploie qui nous mettent dans cette voie. Le terme, par exemple, de « coordonnée », qui renvoie à ce qu’on appelle « des référentiels galiléens » animés de mouvements rectilignes uniformes, le terme de « covariance », qui désigne la possibilité de passer d’un référentiel à un autre sans que les lois physiques en soient modifiées. Ou encore, la notion mathématique de « groupe » ou « structure de groupe », qui désigne des ensembles munis d’une loi de composition interne.

Ainsi, par exemple, le groupe de Lorenz qui va permettre le passage d’un référentiel à un autre dans la théorie de la relativité restreinte. Dans une structure de groupe, la relation qui s’établit entre les termes est plus importante que les termes eux-mêmes. Donc, il en est de même pour le signifiant. On peut dire que Lacan imite la science.

Il fait aussi allusion à la structure topologique qui repose sur les notions d’ensemble ouvert et d’ensemble fermé. Il est à noter d’ailleurs que Lacan discute du rapport de complémentarité de ces ensembles ouverts ou fermés en les envisageant, non pas dans une totalité, mais dans une ouverture qui fait place au terme de supplémentarité. C’est ce qui trouvera des prolongements dans le séminaire Encoreoù il est question des ensembles fermés rendant compte de la position masculine, tandis que les ouverts caractérisent la position féminine.

Par une allusion probable aux Structures élémentaires de la parentéde Lévi-Strauss, Lacan montre l’intérêt d’une structure ouverte permettant une circularité des échanges. Une structure idéale qui suppose au minimum trois termes, par opposition à une structure duelle, repliée sur elle-même.

À un moment donné, Lacan dit « La structure est elle-même une manifestation du signifiant. » La notion de structure au sens de structure topologique caractérise au premier chef le signifiant, où bien plus que les termes eux-mêmes, ce sont les relations entre les termes qui comptent. C’est ce qui permet de dire à Lacan que structure et signifiant sont inséparables. Les signifiants sont structurés selon deux axes : axe paradigmatique ou métaphore, pour le synchronisme, axe syntagmatique ou métonymie, pour le diachronisme. On retrouve la correspondance mathématique de ces deux axes avec l’abscisse et l’ordonnée, qui représentent la notion de coordonnées dont Lacan nous dit qu’elle est essentielle à la structure.

Ensuite Lacan va se lancer dans une discussion autour de la présence du signifiant dans la nature, en cherchant ce qui fait une ligne de démarcation entre la science dont se revendique la psychanalyse et la science moderne, ici, la physique einsteinienne, avec laquelle elle partage cependant, le concept de structure. Et comme structure et signifiant s’équivalent, le fait de formuler une loi naturelle revient à articuler une formule signifiante. Cette formule est pur signifiant sans la moindre signification. « Moins elle est signifiante, nous dit Lacan, plus nous sommes contents. » Ainsi les formules de la physique einsteinienne qui consistent en un assemblage de petites lettres, mais dont l’efficacité est redoutable. Et Lacan fait d’ailleurs allusion à la formule de la masse. La masse égale la masse au repos, m indice zéro, sur radical de un, moins la vitesse de la masse au carré, sur la vitesse de la lumière au carré.

Le physicien dégage des formules signifiantes des lois naturelles par pure expérience de pensée, qui sont après-coup confirmées par l’expérience. Il découvre en somme, dans la nature, les structures mathématiques qu’il y a amenées. Par ailleurs, la physique moderne a banni le sujet du réel de la nature, « personne ne se sert du signifiant pour signifier ».  Sujet que l’on retrouvait supposé dans la physique mystique, Jakob Böhme, et aussi autrement, dans la physique aristotélicienne. La supposition mystique d’un Dieu qui chargerait de significations et de messages les choses est évoquée à travers l’allusion à Jakob Böhme, qui est un théosophe rosicrucien, cordonnier de son état, et qui, lors d’une de ses multiples illuminations, a eu la vision intérieure d’un pot d’étain et la révélation de sa capacité à pénétrer le secret de la nature grâce aux signatures imprimées dans les choses : signatura rerum. Plus précisément il aurait alors vu et connu, je le cite dans une lettre à Kaspar Linder « l’Être de tous les êtres, le fond et le sans fond, mais également la naissance de la Sainte Trinité, l’origine et l’état naturel de ce monde et de toutes les créatures et leur venue par la sagesse divine. » Ce qui a peut-être quelque écho pour nous au délire de Schreber.

La psychanalyse lacanienne inclut le sujet dans le Réel puisqu’un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant, c’est là, la limite, la démarcation d’avec la physique moderne. Cependant celle-ci, comme elle admet l’existence en elle d’un système signifiant, « il y a au moins une signification qui se trouve impliquée », nous dit Lacan. L’existence d’un univers, d’un Umwelt, c’est-à-dire ce qui s’oppose à l’Innenwelt, puisque la conjonction minimale des deux signifiants définit deux places, la place de l’un et la place de l’autre. S1 comme l’ensemble qui rassemble toutes les choses en Une et S2 qui retrouve l’un dans chaque chose. Il y a en quelque sorte le S1 et le S2 qui est un essaim de S1.

C’est ce que Lacan va amener plus clairement avec la notion de subjectif, qui est « ce qui distingue le champ de la science où se base la psychanalyse, de l’ensemble du champ de la physique. » C’est un des axes majeurs de cette leçon, sinon l’axe majeur, puisque cette notion de subjectif, est celle qui nous orientera dans notre tentative de comprendre ce qui se passe dans la psychose. Lacan aborde cela par le biais du pouvoir du signifiant. Ainsi il critique les Sceptiques, ceux qui font de l’humour sur ce qu’on peut appeler le pouvoir des mots, en démontrant les contradictions auquel aboutit le nominalisme par exemple. Alors il nous dit certes, c’est facile de montrer l’arbitraire d’une notion comme celle de société et peut-être dans le prolongement de sa critique de l’arbitraire du signifiant saussurien. Il fait remarquer par ailleurs que ce terme investi de l’exigence politique de responsabilité de ce qui arrive à l’individu, est assez récent, marqué par le sceau du socialisme. Ainsi, c’est dans le même mouvement que nous apparaît d’une part le pouvoir du signifiant « société » dès lors que l’individu en fait un alibi de ses malheurs et d’autant que c’est pure fiction et d’autre part, l’arbitraire dénoncé par ses contestataires, parce que c’est justement du fait qu’il ne signifie rien qu’il tient son pouvoir indestructible comme « La Lettre volée ». C’est la métaphore du soc de la charrue qui vient creuser son sillon, qui va rendre compte du trou que le signifiant produit dans le Réel. Et Lacan va la chercher ou la tient de Cicéron qui emploie également cette image, cette métaphore. On lit ici entre les lignes, la critique de l’arbitraire saussurien auquel Lacan avait opposé la contingence, qui tient au voisinage entre les  signifiants considérés en synchronie et en diachronie. C’est peut-être ce que l’on peut voir d’une façon plus évidente à propos du terme de nation qui loin de l’idée moderne de nation aux accents parfois funestes, chez Cicéron, doit son succès à la déesse des naissances. « La nation c’est ce qui préside aux naissances », nous dit Lacan. Et ce n’est pas « le hasard d’un mot qui nous le démontre ». C’était pour justifier cette supposée critique de l’arbitraire saussurien, que je relevais cette phrase.

« L’instance de cette subjectivité comme présente dans le réel » ne doit pas être compris selon l’opposition subjectif/objectif où le subjectif est du « côté de celui qui parle », qui s’illusionne et viendra ainsi altérer l’exactitude de l’objectif assimilé au Réel. C’est un préjugé qui n’épargne pas certains écrits analytiques. Le subjectif au sens de Lacan, apparaît dans le Réel en tant que nous avons affaire à un sujet à même de se servir du jeu du signifiant, non pas pour signifier, mais pour tromper. « C’est en tant que le signifiant peut tromper qu’il se distingue de la signification. » On se souvient de l’histoire racontée par Freud des deux juifs qui se rencontrent dans une gare de Galicie : « pourquoi tu me dis que tu vas à Cracovie alors que tu vas à Cracovie. Tu veux que je croie que tu vas à Lemberg ? »

La considération d’un signifiant trompeur permet d’envisager à l’extrême avec Descartes l’action d’un Dieu trompeur, qui produirait chez le sujet un doute hyperbolique concernant l’ensemble de la réalité et des connaissances. Cette remise en cause marque l’avènement de la science moderne qui faisant table rase du savoir traditionnel attaché à la religion, oppose la construction d’un savoir rationnel fondé idéalement sur les mathématiques. Si c’est le fait de considérer la présence du sujet dans le Réel qui permet à la psychanalyse d’apporter quelque chose de nouveau sur les névroses, que d’aucuns qualifient de phénomènes d’apparence naturelle, que pouvons-nous dire sur les psychoses ? Lacan précise qu’on appelle naturel le champ de la science où personne ne se sert du signifiant pour signifier. Ceci va éclairer ce qu’il amène de la critique des causes finales. L’idée de cause finale persiste de façon camouflée, nous dit-il, dans les sciences modernes, « par exemple dans la notion de retour à l’équilibre. »

Lacan va s’attacher à différencier le plan de la signification de celui du signifiant, pour insister sur la dimension proprement humaine du signifiant. Il va examiner la notion de communication, en mettant l’accent dans la transmission d’un message, sur le moment de la réponse où quelque chose revient au point de départ dans un mouvement de feed-back. Toute machine comportant une autorégulation fonctionne selon ce dispositifde feed-back, donc. Cela fait penser à l’effet rétroactif de la chaîne signifiante ou à l’après-coup, Nachträglich.Mais pour autant que la communication commence là, il n’y a pas encore l’isolementdu signifiant comme tel. Pour ce qui est du signifiant ce n’est pas tant le contenu du message qui importe que l’accusé de réception, prendre acte du message. C’est là que la petite histoire du capitaine de navire intervient. Deux types de réactions se révèlent devant la manifestation d’un signe inconnu apparaissant en mer. D’une part, des réactions motrices et émotionnelles, d’autre part, la consignation par le capitaine du navire du phénomène observé dans son livre de bord. C’est cet accusé de réception qui est l’essentiel de la communication en tant qu’elle est non pas significative mais signifiante.

Lacan va distinguer, à cette occasion, imaginaire et symbolique, signification et signifiant. L’originalité du signifiant va être formulée de cette façon : « Ce n’est pas en tant que tout ou rien que quelque chose est signifiant, c’est pour autant que quelque chose qui constitue un tout, le signe, est là justement pour ne signifier rien. » Cette attitude du capitaine répond à la question de Lacan : à partir de quand cela implique une subjectivité ? Justement, par cet acte, il met sa responsabilité sous couvert.

Alors je n’ai pas évoqué, à propos de la communication, la référence de Lacan à l’article de Tomkins,pour dire ce qu’il ne faut pas faire. C’est un article paru dans la revue La Psychanalyse, 1956, dans un numéro intitulé « De l’usage de la parole et des structures de langagedansla conduite et dans le champ de la psychanalyse. »

Le complexe d’Œdipe est évoqué comme moment clé de l’introduction du signifiant et comme moment essentiel à la normativation sexuelle. La notion de Surmoi est aussi évoquée au centre de la question du signifiant comme indispensable pour qu’un organisme humain fonctionne comme tel. Quant au symptôme c’est l’implication de l’organisme humain dans quelque chose qui est structuré comme un langage.

Si les névroses sont structurées autour d’un signifiant dont la signification reste énigmatique, en l’occurrence le phallus symbolique, comme il apparaissait dans la leçon précédente, la question de la mort et la question de la naissance, au principe de la névrose obsessionnelle et respectivement de l’hystérie, restent sans solution dans le signifiant.

Qu’en est-il des psychoses ? Quelle est la fonction des rapports du sujet au signifiant dans les psychoses ? Lacan va considérer un certain nombre d’éléments pour affiner toujours cette question. Dans les psychoses, il va nous dire « quelque chose ne s’est pas réalisé dans le domaine du signifiant » a été verworfen. Il rappelle la notion de Verwerfung,forclusion ou rejet, qu’il définit comme absence de signifiant de l’Autre, avec un grand A. Le grand Autre est exclu en tant que porteur de signifiant. À propos de la jalousie, il rappelle la distinction freudienne entre projection passionnelle et conviction délirante. Freud formule ainsi la conviction délirante : « Ce qui a été rejeté de l’intérieur réapparaît à l’extérieur. Ce qui a été supprimé dans l’idée réapparaît dans le réel. » Lacan déplore la phénoménologie prétendue psychologique qui confond le domaine de la signifiance avec celui de la signification. Ainsi il distingue les termes allemands erklären,expliquer, et verstehen,comprendre. En concluant qu’il n’y a de structure scientifique que là où il y a erklären, c’est-à-dire recours essentiel au signifiant. On entend bien que comprendre, c’est partager la même signification. Avis à ceux qui se précipitent pour trop vite comprendre. Il déplore, pour ce qui est de la psychose de Schreber, tout un ensemble symptomatique qui serait passé à l’as et dont on ne dispose que par une reconstruction de la phase prépsychotique. « Rien ne ressemble – dit-il – autant à une symptomatologie névrotique qu’une symptomatologie prépsychotique. » Effectivement, à part le fantasme « d’être une femme en train de subir l’accouplement » et quelques pressentiments étranges, nous ne disposons pas d’autres éléments. Lacan relève le paradoxe auquel nous confronte en tant qu’analyste une psychose diagnostiquée où l’inconscient, le Id, passé dans le monde extérieur, était allé au dehors. En effet, si le rôle de l’analyste est de mettre au jour l’inconscient, ce qui est possible dans la névrose, comment peut-il intervenir ici ? Lacan s’interroge à partir de quand nous pouvons appeler une psychose, une psychose. Il s’intéresse à la période prépsychotique qui comporte des éléments semblables à ceux de la névrose pour déterminer à partir de quand, à partir de quel moment on peut dire que le sujet a franchi les limites et qu’il est dans le délire. Est-ce un certain rapport à l’objet ? Par exemple le surgissement d’un regard persécuteur dans le réel ? Est-ce l’édification d’un monde extérieur ? Est-ce que ce passage des fantasmes « d’être une femme en train de subir l’accouplement » à l’édification par Schreber de ce qui va constituer son délire « d’être la femme promise de Dieu », est-ce là quelque chose qui suffit pour signer l’entrée dans la psychose ? Lacan nous dit « assurément pas », ce qui a de quoi nous étonner si l’on n’a pas le pressentiment qu’il cherche un trait structural spécifique.

Pour approcher d’avantage ces exigences, il va évoquer un cas de Moritz Katan. C’est le cas de H., présenté dans l’article « Aspects structuraux d’un cas deschizophrénie »qui se trouve dans le numéro 4 de La Psychanalyse. C’est une réédition, a priori, c’est un livre introuvable. En tout cas Katan essaie d’approfondir les relations entre un symptôme prépsychotique et un symptôme psychotique en cherchant à comparer les points saillants et leurs articulations dans la théorie du développement du Moi. On a des éléments un peu plus précis sur ce cas. Donc H. que Katan a rencontré vers l’âge de 25 ans et l’a suivi durant une année environ, c’est l’année 1929. H. souffrait d’une psychose qui avait débuté huit ans plus tôt. Aux dires de ses parents, jusqu’à 14 ans, H. ne posait pas de problème particulier. L’analyse de la période prépsychotique a amené Katan à constater que le patient n’était pas passé par la castration symbolique qui aurait pu lui permettre d’accéder à une position virile, position qu’il va essayer d’occuper par le biais d’une imitation, identification imaginaire, à un camarade. Trois phases importantes vont se succéder avant l’installation de la psychose. La période de la masturbation, la période des conquêtes de soi, ce qu’il appelle les conquêtes de soi, et la période du cérémonial de l’habillement. Très influencé par cet ami qui lui parlait des plaisirs de la masturbation, il fera appel à des fantasmes de filles possédant un pénis, délaissés ensuite au profit de coïts inter-cruraux avec une femme. Les objets de ces fantasmes étaient presque toujours suggérés par les remarques fortuites de cet ami. Ainsi, il suffisait que celui-ci dise, « voilà une jolie fille » pour qu’il la prenne pour objet de son fantasme. H. met brusquement fin à ces pratiques lorsque cet ami lui fait la réflexion que l’onanisme rend fou. Pour Katan, il est évident que cette menace de folie avait pour H. la valeur d’une menace de castration. Dans cette phase il est sous l’influence dudit camarade qui prend place de père sévère. Ensuite, dans une tentative de restitution, c’est l’expression de Katan, de compensation pour Lacan, il va se rendre semblable à cet ami en collant à son désir, à son comportement, à son orientation sexuelle, cela au moyen d’exercices qu’il nommera lui-même des conquêtes de soi, conquêtes que le patient lui-même présente comme une défense contre la castration. Une première conquête avait été la décision de ne pas sortir de la maison le soir comme on l’avait interdit à cet ami, le père de cet ami le lui avait interdit. Il s’inflige des souffrances, imitant la souffrance que son ami aurait ressentie lorsqu’il était puni par son père, ou se rend ridicule lorsqu’il pense que son ami a été humilié par son père. Enfin, il s’assujettit à l’autre dans une relation spéculaire comme si, en s’infligeant des humiliations, des restrictions, des punitions, ce qu’il croit être l’image de son ami, de façon à subir en chair propre la sévérité supposée de son père. Il va aussi s’intéresser à une jeune fille, la même que celle que courtise son camarade, mais au lieu d’entrer en compétition avec lui, il décide de la conquérir en imitant celui-ci. Lorsqu’il estime qu’il a abouti à un changement suffisant pour que la fille le choisisse à la place de cet ami, et comme elle risquait de lui tomber dans les bras, il réalise une dernière conquête de soi en abandonnant la fille. Mais, conscient que ces actes devenaient des buts et non plus des moyens, il remplace ses conquêtes de soi par le développement de rituels obsessionnels, de cérémonies de lavage et d’habillage dont les parents disent qu’il lui fallait jusqu’à six heures pour se vêtir, cérémonies qui vont l’invalider jusqu’à l’éclosion d’un vrai délire d’influence où son père lui dicte ses comportements. Ces idées de persécution sont presque toutes bâties de la même façon. H. croyait que son père avait pour lui des sentiments homosexuels et qu’il voulait le castrer, ce que Katan reconnaît comme le désir contre lequel son Moi s’était battu dans la phase prépsychotique. Selon lui les fantasmes hétérosexuels manifestent servaient à déguiser de puissants désirs homosexuels inconscients. Le mécanisme du comme sidécrit par Hélène Deutsch est évoqué comme un élément significatif de la symptomatologie des schizophrénies, mécanisme de compensation imaginaire de l’Œdipe absent en tant que cet Œdipe lui aurait donné accès au signifiant du Nom-du-Père et du même coup à la virilité. Au signifiant du Nom-du-Père, précise Lacan, et non pas à l’image paternelle, en se servant de la distinction imaginaire, symbolique et réelle. À l’échec de cet Œdipe imaginaire de substitution va répondre le délire. Le délire éclate à partir du moment où le signifiant forclos apparaît dans le réel. Ainsi toutes les significations œdipiennes névrotiques vont surgir dans le réel : son père le poursuit pour le tuer, pour le châtrer, pour le dévorer. La castration symbolique qui n’a pas opéré revient du dehors sous forme de persécution. La dimension homosexuelle inconsciente ne comporte pas de signification différente dans la période prépsychotique.

Mais qu’est-ce qui est déterminant ici pour l’entrée dans la psychose ? Le point essentiel quand le délire commence, nous dit Lacan, « c’est que l’initiative vient d’un Autre », et précise que cette initiative est fondée sur une activité subjective. Alors, j’ai une réserve par rapport à la majuscule, ici, parce que Lacan précise que le grand Autre est exclu en tant que porteur de signifiant. Il dit aussi un peu plus loin que celui qui a l’initiative dans le délire, c’est l’autre du sujet, avec minuscule. Dans ce cas, c’est le camarade qui vient en position de père sévère, place à partir de laquelle il lui interdit la masturbation – interdit entre guillemets – après l’y avoir initié, et lui impose, lui fait faire tout une série d’exercices appelés « conquêtes de soi ». Ce sont bien entendu des choses qui passent là par une intersubjectivité délirante – s’il est encore nécessaire de le préciser par rapport à ce que j’ai amené. En réalité, sachant que le père de cet ami le punit, il s’imagine et s’impose des punitions équivalentes.

Lacan fait référence au rêve de l’injection faite à Irma pour y prélever la notion d’ « immixtion des sujets », propre à la dimension intersubjective. Cette immixtion des sujets est représentée dans le rêve en question par le Moi de Freud qui se décompose en plusieurs personnages, décomposition spectrale du Moi. Nous pouvons souligner l’ambiguïté du terme immixtion, qui signifie à la fois mélange, métissage et suggère par ailleurs une intrusion, une interposition, parce qu’aussi bien ces deux acceptions viennent supporter ce qui se joue dans l’intersubjectivité névrotique où l’axe symbolique entre le sujet et le grand Autre traverse l’axe imaginaire a-a’, par rapport à une intersubjectivité délirante où l’axe symbolique est rabattu sur l’axe imaginaire. L’entre-je est à situer au niveau de la relation imaginaire, entre le Moi et le Moi idéal. Dès qu’il y a sujet dans le réel et usage du signifiant possiblement trompeur, dit Lacan, il y a usage possible de l’entre-je, c’est-à-dire du sujet interposé. Là où, dans la névrose, le Moi est un mélange d’identifications imaginaires se prêtant à la décomposition spectrale du rêve de l’injection faite à Irma,dans la psychose, l’autre imaginaire, perçu comme venant du dehors, fait intrusion, se met à parler, à commenter les actes, fait écho à la pensée, devient ce jumeau gros de délire. Car, il n’y a pas d’egosans ce jumeau, rappelle Lacan quelques leçons plus tôt. Qui retient cette image du Moi donnée par Schreber : « un cadavre lépreux qui traîne après lui un autre cadavre lépreux. » Il y a dans le Moi quelque chose de fondamentalement mort et toujours aussi doublé de ce jumeau qui est le discours.

De cette immixtion des sujets, la langue peut rendre compte par des tournures grammaticales comme l’expression, faire faire, que nous trouvons à l’œuvre dans l’exemple suivant de Lacan :  « Le médecin-chef qui a fait opérer ce malade par son interne et le médecin-chef qui devait opérer ce malade, il l’a fait opérer par son interne », ou la deuxième phrase peut être interprétée à la lumière du rêve de Freud, et alors on retrouve les trois alter egode Freud sous la figure de l’interne ou alors être interprétée sous le ciel miraculeux de Schreber et nous reconnaîtrons alors Dieu, Flechsig et toute une foule d’oiseaux parleurs sous les traits du médecin-chef qui lui fait faire, à lui Schreber, l’opération en question.

Merci.

MasseBrini

Marc Darmon– Vous avez rendu cette leçon très limpide sans éviter les difficultés. On va demander à Julien Alliot de lancer la discussion.

Julien Alliot – Je vais lancer la discussion en parlant de ce que vous avez identifié comme un axe important dans cette leçon, c’est la question du subjectif et donc du sujet, et c’est vrai qu’en lisant cette leçon, moi qui ne travaille pas comme analyste, en lisant ça de ma place, j’ai été vraiment retourné régulièrement par le fait qu’on nous parle de sujet, on dit que finalement la subjectivité ça revient à l’objectivité… J’ai l’impression que dans cette leçon Lacan reprend tous ces signifiants qui sont utilisés, rebattus et qu’il rebat justement les cartes en redéfinissant tout ça, en repartant comme s’il repartait de zéro en fait, ce qui m’a beaucoup aidé dans la lecture. Et donc, en identifiant des oppositions qui ne tiennent pas forcément comme celle que vous avez pointée comme l’opposition entre subjectif et objectif, (F G– Ils ne tiennent pas pour nous.) et tout ça pour reprendre la question de la névrose et de la psychose et de ce qu’il s’agit du mode d’intervention du psychanalyste dans ces deux structures. Vous avez aussi identifié le fait que la notion de franchissement n’est pas quelque chose qui définirait la psychose, en fait ce qui redéfinit un petit peu la manière de s’orienter dans ces structures. Qu’est-ce que c’est qu’une structure où il n’y a pas de… La question que je voudrais poser en fait, que cette leçon m’a posé, c’est la question du jeu et du degré, dans lequel on peut jouer dans ces structures étant donné que ce sont des structures… La question que ces leçons m’ont posée c’est la question du jeu… (F G– Oui.)

Dans une structure où il me semble qu’il pose la question de la signification, moi la signification j’ai entendu comme étant le fait de faire… parce que ficationc’est le fait de faire quelque chose à partir du signifiant. (F G– Oui.)

Donc là, il me semble qu’il peut y avoir du jeu puisqu’à partir du signifiant on peut produire quelque chose par le processus de la signification. Et la signification il la situe plutôt du coté de la névrose, il me semble, que dans la psychose. Ou alors il dit que du côté de la psychose il y a trop de signification.

Bernard Vandermersch– Voilà. C’est pas de la signifiance qui manque. Ce qui lui manque c’est de parler pour ne rien dire, enfin pas pour rien dire mais pour masquer le jeu. Le discours psychotique il est trop clair.

Julien Maucade– Le psychotique ne fait pas semblant.

Bernard Vandermersch– Il y a des gens qui n’ont qu’une signifiance. Et il n’y a pas d’équivoque du tout.

Julien Alliot – Il dit quand même du signifiant qu’il a une qualité indestructible, il parle bien du signifiant.

Flavia Goian– Oui, du pur signifiant.

Marc Darmon– C’est-à-dire que dans la psychose il y a la décomposition du signifiant c’est-à-dire on a affaire à la décomposition du signifiant pur, donc on va jouer sur les homophonies et les substitutions littérales, des choses comme ça, séparées de la signification et d’un autre coté on va avoir de la signification pure qui est automatiquement énigmatique parce que qu’est-ce qu’une signification sans signifiant ? Donc on a affaire à une signification mystérieuse, énigmatique, insaisissable.

Julien Maucade– Concernant la question du jeu Lacan a toujours fait le rapprochement entre jeu, j.e.u et je, j.e., dans le discours des psychotiques souvent voire même tout le temps, ils disent pas je et c’est l’incapacité du psychotique à faire semblant. Comme Flavia [Goian] a parlé du social, comme dans le social, dans la vie du quotidien, le névrosé peut faire semblant alors que le psychotique peut pas faire semblant et c’est le jeuqui permet de faire semblant, dans les deux sens, dans le je et dans le jeu.

Julien Alliot– Il parle à un moment du rapport du signifiant et j’ai trouvé cette expression un peu ambiguë, au début il parle du rapport du signifiant, du rapport qu’entretient le sujet avec le signifiant ou est-ce qu’il s’agit du rapport instauré par le signifiant ; et donc ça c’est au début de la leçon, il parle du rapport dusignifiant et à la fin de la leçon en parlant de la psychose il parle du rapport designifiant qui serait alors du coup un rapport instauré par le signifiant uniquement, je sais pas si vous avez…

Pierre-Christophe Cathelineau– Moi j’aimeraisprendre un peu le contre-pied de ce qui est dit là sur la question précisément, en essayant de resituer ce que dit Lacan dans le séminaire sur Les Structuresfreudiennes des psychosespar rapport à ce qu’il dit dans Le Sinthome, je pense que c’est important de relier les deux. Parce qu’il est évident que dans Les structuresfreudiennes des psychoses, il en est – et j’y insiste par ce que je crois que si on le fait pas cette année on le fera jamais – je pense qu’il en est à une conception centrée sur la forclusion du Nom-du-Père qui est une conception, on va dire, j’utilise un terme provocateur à dessein, déficitaire de la psychose. On voit très bien la façon dont il introduit la schizophrénie, la dimension de l’identification à l’ami, comme raccrochage ultime pour lutter contre le délire, enfin on voit comment il décrit le cas clinique et vous l’avez très bien amené dans ce sens. Si on fait maintenant un saut dans le travail de Lacan jusqu’auSinthome, on a une approche légèrement différente et je pense que si on ne tient pas compte de cette différence, on est à mon avis, on s’oriente vers ce qu’on entend dans certaines écoles, je veux pas dire lesquelles mais enfin vers une conception qui est une conception strictement déficitaire. Il est clair qu’avec la question du Sinthome, et on pourrait par exemple réfléchir à la question du Sinthome à partir de ce que vous avez amené concernant le schizophrène en l’occurrence cette façon de construire imaginairement un monde ou des réponses par rapport à une béance qui est la béance de la forclusion, on pourrait se poser la question de savoir si Lacan lui-même n’a pas changé de pied et donc envisagé les choses différemment au cours de son élaboration. Parce que je crains qu’à souligner la dimension, les profondes différences qui séparent névrosé et psychotique, on oublie ce qu’il dit dans le Sinthome, à savoir que et névrosé et psychotique sont la proie du signifiant et je pense que ça c’est un point me semble-t-il important et utile pour la suite de nos travaux.

Virginia Hasenbalg Corabianu– Je n’ai rien à ajouter à ce que tu dis mais j’avance simplement un mot, la leçon suivante, la question du tabouret, la question du tabouret à trois pieds ou à quatre pieds…

Jean-Christophe Cathelineau– Oui, oui, c’est ça…

Texte relu par l’auteur.

 

Roland Chemama– Je vous remercie de m’avoir invité à participer à votre travail. Je n’ai pas suivi la progression de votre lecture et par ailleurs, je ne suis pas un spécialiste de la psychose. Ce qui m’encourage à intervenir, c’est que Lacan, par la méthode qu’il adopte, nous permet de ne pas cloisonner nos thèmes de réflexion. Ce qu’il dit sur les psychoses en particulier, n’est pas sans conséquences sur bien d’autres questions qui concernent le sujet et la pratique analytique, et c’est d’ailleurs au point que l’on ne sait pas, on ne sait pas toujours si le questionnement de Lacan dans tel ou tel passage de son séminaire est centré sur les psychoses ou si l’étude des psychoses vient renforcer les grandes lignes d’une interrogation plus générale.

Alors, cette remarque que je fais pour commencer, je ne la fais pas de façon abstraite. Elle a à voir avec les deux premières lignes de la leçon XVI, lignes où Lacan reprend la distinction qui pourrait sembler bien connue mais sur laquelle, dit-il, il insiste cette année-là, « la distinction entre le signifiant et le signifié ». Et il dit ensuite que l’intérêt de cette distinction « doit s’avérer particulièrement justifiée par les considérations des psychoses. » Voyez, il me semble que tout se passe comme si sa démonstration portait sur la distinction entre signifiant et signifié, telle qu’elle se présente de façon générale dans la psychanalyse et que le champ des psychoses est invoqué là – si je ne force pas le trait – invoqué comme une validation parmi d’autres de l’intérêt de cette distinction. Alors si vous voulez, cela veut dire que je vais prendre au sérieux l’idée qu’à partir de ce chapitre, nous pourrons reprendre concernant d’autres objets que la psychose, des objets un peu éloignés, que nous pouvons reprendre la portée de cette distinction. Justement c’est ça sa question, quelle est la portée de cette distinction ?

Alors déjà si nous suivons le texte, les premières lignes, nous voyons que la distinction du signifiant et du signifié permet à Lacan de rectifier l’image que l’on se fait souvent du psychanalyste. On fait crédit à la psychanalyse de saisir mieux la signification des symptômes et des comportements et Lacan laisse entendre tout de même que le psychanalyste lui-même prend les choses à partir de là.« Quand nous décelons, je cite, la portée que prend pour le sujet un objet quelconque, c’est toujours d’une signification qu’il s’agit… » Psychanalystes ou pas, nous sommes bien obligés de repérer ça. En même temps, cette signification est évidemment forcément complexe. Elle est complexe en tant que déjà elle renvoie au désir et Lacan emploie même le terme d’instinct et il nous dit que dans ce registre, nous sommes en face de tout « un labyrinthe relationnel », labyrinthe fait « de bifurcations, de communications,de retours », un univers assez riche pour que nous nous sentions satisfaits mais aussi perdus.

Il me semble que c’est le premier point sur lequel nous pouvons nous arrêter tout de même un peu parce que ça devrait nous conduire à nous orienter dans notre pratique. Vous l’avez rappelé, on passe très rapidement, Lacan, dans de nombreux séminaires, nous dit d’éviter de vouloir comprendre. Ici, nous avons une nouvelle illustration de l’inconvénient d’une démarche qui vise la signification, la compréhension et qui en fin de compte, dans sa hâte à comprendre nous amène à ne pas trop nous poser de questions. Lacan prend à ce sujet l’exemple de l’attachement homosexuel, contre cet attachement le sujet névrosé se défend, mais pourquoi ?

N’y a-t-il pas là, demande-t-il, n’y a-t-il pas là comme on l’entend souvent une crainte de la castration ? Mais demande Lacan,« en quoi la capture par l’image homosexuelle comporte-t-elle, même pour le sujet qu’il perdra son pénis ? » Cela va de soi. Alors vous noterez que Lacan ne nie pas que cette crainte puisse jouer un rôle mais le plus important de ses critiques n’est pas là, au fond il introduit cet exemple mais ce n’est pas pour discuter de l’interprétation de l’homosexualité. Le plus important, ce qu’il souligne c’est que « nous ne nous posons jamais la question » de l’interprétation que nous donnons si aisément. Et pourquoi est-ce que nous ne nous posons jamais la question ?  Parce que dit-il – et là il faudra quand même qu’on voit à quel point – je ne sais pas quel terme employer pour désigner le ton, une tonalité de la fin de l’intervention de Lacan, et la façon dont il apostrophe les psychanalystes. Nous ne nous posons jamais la question parce que s’il s’avérait que dans tel ou tel cas notre explication ne marche pas, et bien peu importe nous en trouverons toujours une autre.

Il me semble qu’il y a là une véritable dénonciation des facilités que se donnent les psychanalystes, nous avons tous à faire un petit peu attention à ça, des facilités qui ont quand même des conséquences dans leurs pratiques puisqu’elles les amènent à se satisfaire de peu. Et ne pensez-vous pas que cette légèreté des psychanalystes puisse être perçue, en même temps, nous elle devrait nous insatisfaire mais les analysants ou nos lecteurs comment ils peuvent la percevoir cette légèreté des analystes ? Est-ce qu’on ne peut pas penser que ça pourrait être expliquer au moins en partie une certaine désaffection actuelle par rapport à la psychanalyse ? Si on perçoit la psychanalyse comme un discours qui trouve à peu de frais une réponse à tout, cela ne la valorise pas vraiment. Ça il me semble que c’est très présent chez Lacan, les lacaniens l’oublient mais c’est très présent chez Lacan, et d’ailleurs il reviendra vers la fin de la leçon et à propos de la psychose sur les facilités indues que nous donne l’idée que, je cite : « le principe de contradiction ne fonctionne pas dans l’inconscient. » Ça on le sait bien, c’est-à-dire qu’on peut donner une interprétation et à la minute suivante en donner une autre absolument contradictoire, voilà puisque le principe de contradiction ne fonctionne pas, nous sommes tranquilles. Voilà en quoi j’ai l’impression que c’est comme ça qu’il faudrait peut-être faire vivre les textes de Lacan, je veux dire pour ce qu’il nous dit sur ce que nous faisons sur notre pratique. Je continue.

En calmant le jeu il avance et nous montre que le problème qu’il y a à promouvoir la signification comme visée générale de notre pratique, c’est que cela nous conduit à rabattre le désir sur une relation imaginaire. Il me semble cependant qu’il faut alors être précis. Lacan ne nie pas toute dimension imaginaire du désir, il ne nie pas davantage, je cite : « que pour le sujet humain un certain nombre de significations seront instinctivement, biologiquement, individuellement intéressantes. » Il se passe là quelque chose qui nous intéresse aussi, mais pour saisir ce qui se passe au niveau de l’imaginaire, au niveau de tout ce qui est signification pour l’être humain, il y a quelque chose qu’il ne faut pas perdre de vue c’est que à ce niveau-là, au niveau des intérêts de l’être humain, si élémentaires que nous le supposions, jouent les lois propres du signifiant. Donc voilà, il ne s’agit pas de, c’est pas l’un ou l’autre, c’est l’un avec l’autre et l’un sous l’effet de l’autre. Nous en arrivons alors à un point sur lequel il est extrêmement important de ne pas simplifier ce que dit Lacan, en tous cas ce qu’il dit à ce moment-là, parce que bien sûr il a pu varier, je vous le lis, c’est p. 324 de notre édition :

« Pendant des jours et des leçons, j’ai essayé, par tous les moyens de vous faire entrevoir cette chose que nous pourrons appeler provisoirement autonomie du signifiant, c’est-à-dire qu’il y a des lois propres sans doute extrêmement difficiles à isoler, puisque ce signifiant nous le voyons et nous le mettons toujours en jeu dans les significations. »

C’est clair, pensez pas que c’est si facile d’isoler ce signifiant y compris une fois qu’on a posé son autonomie. Nous le voyons fonctionner au niveau des significations. Il me semble que ces lignes aussi devraient nous pousser à ne pas nous satisfaire d’un pseudo-lacanisme facile, celui du praticien par exemple qui pourrait croire qu’il suffit pour pratiquer l’analyse de ne prêter attention qu’au langage dans sa dimension phonétique et qui plus est, de jouer sur les mots et de découper en tous sens, il y a des analystes comme ça. Il ne s’agit pas de faire ça, même lorsque rien n’incite particulièrement d’ailleurs, il y a des analystes qui font ça, ça à l’air d’être un petit peu au bonheur la chance mais c’est pas ce à quoi nous amène le signifiant. Pour nous, il a, dit Lacan, « une valeur particulière en tant qu’il organise les significations les plus primordiales, les plus enracinées, les plus proches des besoins. » Vous voyez ces significations, Lacan y insiste, ce n’est pas qu’elles n’existent pas mais elles sont soumises à des lois qui sont celles du signifiant. Mais en même temps, le signifiant pour être autonome prend aussi sa valeur du fait des significations qu’il fait venir au jour, puisque on le lit bien à la fin de l’un des paragraphes p. 325, « […] ces significations pour l’être humain sont soumises dans leur suite, dans leur formation, je dirai plus dans leur instauration, dans leur venue au jour, à des lois qui sont celles du signifiant. » C’est de cette « venue au jour », me semble-t-il qu’il s’agit, et alors je me suis demandé dans quel ordre se faisait la détermination pour Lacan. Est-ce que c’est parce qu’il parle de venue au jour des significations qu’il repense au « le jour et la nuit » ou bien est-ce que c’est presque pour introduire le retour sur ce le jour – la nuit « dont il a parlé deux leçons avant je crois, qu’il emploie ce terme de venue au jour, là, justement « se servant de jour là par exemple dans sa valeur signifiante. Il prend un exemple dont il a parlé, je ne sais pas ce que vous en avez dit ici,

Alors, voyez effectivement il prend un exemple dont il a parlé, je ne sais ce que vous en avez dit ici, alors au risque de me répéter – pas tout à fait – je vais reprendre cet exemple de l’opposition signifiante entre le jour et la nuit.

Je ne crois pas…, apparemment non car on me l’aurait dit, sinon tout à l’heure que vous ayez eu l’occasion de l’illustrer par ce à partir de quoi je vais vous l’illustrer, ça va me permettre d’essayer de vous montrer comment la psychanalyse, quand elle s’appuie par exemple sur des éléments de linguistique et sur la littérature, peut nous aider à nous orienter dans ce qui, je crois, devrait nous intéresser de plus en plus, vous verrez que je le pousserai jusqu’à des questions sur le monde dans lequel nous vivons, jusque dans ses dimensions politiques ou sociales, ou même comme on dit maintenant, sociétales.

Donc, le jour et la nuit. La notion même de jour, dit Lacan, est insaisissable dans aucune réalité ; ce n’est pas dans une réalité supposée brute, hors langage, que la notion de jour peut être saisie dans ce qu’elle est pour nous… On pourrait imaginer quelqu’un de naïf, de temps en temps, ça nous ferait du bien, d’imaginer le naïf qui pourrait penser le contraire, se dire que tout un chacun se réveillant sans savoir l’heure qu’il est, peut se mettre à sa fenêtre pour savoir s’il fait jour, ou s’il fait nuit. Mais ce serait très réducteur, et pour le développer un peu, un peu différemment de ce que Lacan dit deux leçons avant, j’ai essayé d’entrecroiser ce que dit Lacan dans cette leçon, avec un texte qu’a écrit un critique littéraire et théoricien de la littérature assez important, en tout cas, très fin, c’est souvent très fort ce qu’il écrit, il s’appelle Gérard Genette. Le texte auquel je pense qui a été remanié légèrement à deux reprises, il a été publié dans la revue Langages, en 1968 et repris donc dans le livre intitulé Figures IIISeuil, 1969. Ce texte s’appelle précisément :« Le jour, la nuit ». 

Genette nous donne d’abord des éléments qui permettent de conforter au moins par un certain côté l’idée de Lacan selon laquelle on ne peut rabattre ce que nous appelons jour sur une saisie naïve de la réalité. La nature, écrit Genette, au moins sous nos latitudes passes insensiblement du jour à la nuit. C’est la langue ajoute-t-il qui fait ici le partage, en imposant une discontinuité qui lui est propre, à des réalités qui par elles- mêmes n’en comportent pas. Il y a énormément de choses dans cet article, vous verrez, je vais en dire très peu, mais pour disons choisir ce qui est le plus proche de ce que dit Lacan, je reviens un peu à Lacan.

Lacan dit que s’il parle du jour et de la nuit, c’est parce que notre sujet, bien entendu, c’est chez lui, c’est dans son texte, c’est l’homme et la femme. Vous me direz que l’analogie ne marche pas très bien, parce que dans la réalité biologique, il n’y a pas généralement entre homme et femme, ce type de continuité qu’il y a entre jour et nuit. Mais Lacan marque plutôt qu’à ces signifiants homme et femme, nous ne pourront jamais associer de façon systématique les significations qui leur seront attachées comme activité et passivité, par exemple. Et vous voyez, notre conception du signifiant, en tant qu’elle ne correspond pas à une réalité isolable, notre conception du signifiant nous protège d’une chosification, de la masculinité ou de la féminité, mais ce n’est pas tout. Et je vais vous dire ce qui dans notre actualité, m’a conduit à repenser à ce texte de Genette, parce que ça s’est passé par des aller-retour, je réfléchissais à d’autres choses et puis, vous savez qu’un des débats de l’année avant l’affaire Weinstein, a concerné la visibilité des femmes dans la langue. Par souci de parité, on a voulu introduire des dispositifs nouveaux, comme l’écriture inclusive. Vous avez le masculin.e, et le s après si c’est éventuellement un pluriel, par exemple, il y a plusieurs formes, ou encore changer les règles de l’accord de l’adjectif. Pourquoi, s’est-on demandé, là où l’accord de l’adjectif renvoie à un groupe comportant à la fois des hommes et des femmes, pourquoi l’accord se fait-il systématiquement au masculin. Il n’y a pas de raison. Il n’y pas de raison que le masculin l’emporte sur le féminin.

Virginia Hasenbalg Corabianu– C’est ça la question.

Roland Chemama – Et on pourrait dire, on pourrait conserver la règle de grammaire sans la formuler de cette façon effectivement,qui peut être désagréablemais l’article de Genette, « Le jour, la nuit » nous suggère un autre point de vue. Parce qu’on a demandé, c’est qui, c’est l’homme le jour…  Ce point de vue qui consiste à penser que dans la langue, toute dissymétrie n’est pas inégalité. Et cela est particulièrement vrai du couple sémantique, où le jour s’oppose certes à la nuit, mais où par ailleurs, il l’inclut, puisque le vocable jourdésigne aussi la durée de vingt quatre heures, dont la nuit fait partie.

Virginia Hasenbalg CorabianuC’est Gérard Genette ou c’est toi ?

Roland Chemama – C’est Genette aussi. C’est peut-être pas la même chose que moi mais est-ce qu’on dira d’ailleurs, Genette n’esquive pas cette question que, je cite Genette : « Le jour se trouve valorisé comme étant le terme fort du paradigme ». Quand on dit le jour, il y a 30 jours… on ne dit pas 30 nuits… Est-ce que le jour se trouve valorisé comme étant le terme fort du paradigme, non dit-il, parce que d’une autre manière, je continue à citer, « la nuit se trouve valorisée, comme étant le terme notable, remarquable, significatif par son écart et sa différence ».

Pierre-ChristopheCathelineau – Les mille et une nuits.

Roland Chemama – Alors là, il y a des pages consacrées aux contre-exemples apparents, non là vraiment on pourrait passer trois séances de séminaire à commenter ces articles, mais qui je crois serait intéressant par rapport à Lacan et à ce qu’il dit des signifiants, jour et nuit parce que bien entendu notre question,c’est l’homme et la femme c’est à ça que nous nous intéressons. Donc « la nuit se trouve valorisée comme étant le terme notable, remarquable significatif par son écart et sa différence », ce qui fait, ajoute Gérard Genette, que je cite, «  l’imagination poétique s’intéresse davantage à la nuit qu’au jour. » Il y là évidemment de très nombreux exemples, dans cet article ? Vous aurez beaucoup de plaisir à les retrouver.

Juste une chose, je ne sais pas si c’est épuisé ou pas ce livre et puis vous n’avez peut-être pas envie de vous procurer l’ensemble du livre mais regardez sur Internet… Vous tapez, Genette, le jour la nuit, vous avez l’article complet.

En tout cas, me semble-t-il, Lacan se demande ce que ça permet, cette distinction, forte et sur laquelle il insiste entre le signifiant et le signifié. Peut-être que cette considération des lois propres du langage, nous amène à saisir un peu mieux, éventuellement à pouvoir répondre à un débat souvent un peu plat, que la dissymétrie dans le langage n’entraîne pas forcément une inégalité. Il se pourrait effectivement que certains et certaines récusent toute dissymétrie, mais les poètes et les psychanalystes y restent sans doute attachés parce qu’elle organise, je cite, « les valorisations complémentaires et contradictoires [c’est l’expression de Genette] qui font le sel de la vie. »

Comme je me suis attardé sur ce qui m’intéresse le plus, je vais être obligé d’aller plus vite sur la suite. Dans la suite, Lacan revient d’abord à quelque chose qui concerne plus spécifiquement les psychanalystes, nommément l’Œdipe, disant que nous ne pouvons penser l’Œdipe sans le poser comme structure symbolique. Cette structure symbolique, c’est vrai que ça reprend les choses, à partir de laquelle nous pensons, dit-il, le franchissement de la réalité dans la psychose, c’est-à-dire que nous ne sortons jamais de la question de ce qui fait le bâti du monde réel. Ces oppositions signifiantes du jour et de la nuit, de l’homme et de la femme, de la paix et de la guerre, c’est ça qui fait le bâti du monde réel. À partir de là un autre thème va s’enchaîner, puisque Lacan va se trouver amené à parler de l’homme moderne…

Virginia Hasenbalg– C’est la mythologie et l’homme moderne.

Roland Chemama – Absolument,c’est intéressant. À propos de l’homme moderne qu’est-ce qu’il fait, il évoque les signifiants de base, sans lesquels l’ordre des significations humaines ne serait s’établir et il dit qu’à propos de ces signifiants de base, qui forment la perception du monde, la connerie scientifique moderne lorsqu’elle les rencontre dans les mythologies, évoque la pensée magique comme si elle voulait disqualifier cette pensée. C’est contre cette connerie que Lacan évoque Marcel Griaule, qui pour sa part, ne craignait pas de situer la cosmogonie Dogon au même niveau que la métaphysique et la religion des peuples antiques. Alors à partir des mythologies africaines, avec leur représentation d’un monde qu’elles mettent en ordre, un monde où l’homme peut se reconnaître, Lacan dit, voyez ça n’a pas attendu les dernières années de son œuvre et encore moins les lacaniens qui ont suivi, Lacan dit que l’homme moderne peut être moins bien loti. L’homme des sociétés traditionnelles, sait par exemple quelles punitions il encourt s’il sort des règles. L’homme moderne, lui, n’ayant pas ce type de repère, reste très peureusement dans le conformisme. Ce n’est pas que l’absence de règle lui fait faire n’importe quoi, c’est qu’il devient conformiste. Enfin vous voyez, dès cette époque Lacan évoque cette dimension historique que l’on ne peut pas expurger de notre discipline. Et en même temps la référence à un temps antérieur, n’est précisément pas un appel à tomber dans le conformisme, bien au contraire. Lacan évoque ensuite, sans s’y attarder parce que ça n’apparaît pas dans nos pratiques, les effets d’apparition d’un signifiant nouveau et il en revient à ce que nous connaissons bien, ce qui définit la forclusion, les conséquences d’un manque essentiel d’un signifiant. Il faut souligner un développement intéressant sur la prépsychose, ce moment où le sujet à qui il manque une clé pour poser ses questions, se retrouve au bord du trou et dans la perplexité.

Alors, qu’est-ce qui se passe dans la psychose et la prépsychose ? Lacan use d’une autre métaphore, celle du tabouret qui tient avec quatre pieds, qui peut aussi tenir avec trois pieds. Je n’ai pas pensé au nœud à trois et au nœud à quatre, bizarrement, mais qu’est-ce qui se passe quand les points d’appui se réduisent davantage. On a besoin au moins de trois.

Virginia Hasenbalg Corabianu – Quand on en a quatre, on peut en perdre 1 et ça tient, il dit quelque chose comme ça, mais quand on en a trois, alors on est foutu. Ça ne peut pas tenir à moins de 3.

Roland Chemama – Ça ne peut pas tenir à moins de trois.

Qu’est-ce quise passe quand le sujet se trouve dans l’impossibilité d’assumer la réalisation du signifiant père au niveau symbolique. Lacan évoque presqu’au terme de sa leçon, une compensation, les béquilles imaginaires, des identifications purement conformistes du sujet qui lui donnentle sentiment de ce qu’il faut pour être un homme et je crois que nous pouvons mesurer à partir de ce qu’il en dit, à quel point nous sommes loin d’une notion comme celle de suppléance, qu’il développera plus tard.

Quant à ce sur quoi le chapitre se termine vraiment, je dirais que c’est comme souvent la simple annonce d’un développement à venir qui concernerait cette fois la façon dont le manque d’un signifiant peut produire une grande perturbation du discours intérieur, au niveau phénoménologique du terme. Ce n’est pas sur toutes ces questions que je voudrais pour ma part conclure. Je vais m’offrir un deuxième petit vagabondage. Je vous ai dit dès le début que j’essaierai de saisir la portée de la distinction entre signifiant et signifié. Ce sur quoi je travaille en ce moment, je viensde lire un texte à partir de ce sur quoi je travaille, je souhaite examinerla portée de cette distinction signifiant-signifié, d’une façon assez large. Lacan vers le milieu du chapitre parle de l’apparition d’un pur signifiant, un signifiant qui serait totalement détachée de la signification, d’une manière ou d’une autre c’est dit beaucoup dans la leçon que je viens de vous commenter. Il dit, et je crois qu’il ne faut pas annuler ce qu’il dit, que c’est quelque chose que nous ne pouvons même pas imaginer – un pur signifiant – par définition. Nous ne pouvons pas l’imaginer mais sans doute pouvons-nous le concevoir, parce que distinguer ce niveau du signifiant détaché de la signification, c’est ce qui nous permet de concevoir ce qui fait venir au jour les significations. Alors, quand je lis tout ça, la nécessité de concevoir un signifiant détaché de toute signification, mais aussi l’impossibilité de, comment dit-il, d’imaginer, de donner une forme imaginaire, quand je lis tout ça, voilà cela m’envoie, je vous le dis comme ça, si vous le permettez, à des questions que nous nous posons par ailleurs à quelques uns ici, là, dans différentes structures de travail, qui concernent la politique. Beaucoup d’entre nous travaillent en ce moment sur la thèse selon laquelle « l’inconscient c’est la politique. » Pas seulement dans le groupe que j’ai la chance de former avec Christiane [Lacôte Destribats] et Bernard [Vandermersch] et ceux qui viennent mais il y a différents lieux où cela est travaillé et personnellement ça m’a conduit, certains le savent ici, à lire un petit peu un théoricien de la politique qui est décédé il y a quelques années et dont je recommande la lecture parfois ardue mais toujours intéressante, qui est Ernesto Laclau, un philosophe qui est né à Buenos Aires et qui a beaucoup lu Lacan.

Je vous signale au passage que les penseurs sud-américains philosophes lisent sans doute plus Lacan que les français. Il a beaucoup lu Lacan, d’ailleurs à la Maison de l’Amérique Latine, la prochaine soirée, non, la prochaine, c’est demain et c’est Angela [Jesuino] qui parle mais un mois plus tard Diana Kamienny parle de Laclau, lecteur de Lacan.

Laclau qui a beaucoup lu Lacan emprunte à Lacan la notion d’un signifiant vide. Il n’est pas à l’aise puisque il dit, enfin si ça veut dire un signifiant qui ne signifie rien, on ne comprend pas bien, ce serait simplement du bruit, Lacan lui même dit qu’on ne peut pas imaginer ce queceserait ce signifiant pur.

En revanche Laclau donne une fonction très précise à ce qu’il appelle signifiant vide. « Quand la politique devient l’affrontement de groupes trop divers et opposés » – pour Laclau le monde contemporain, n’est pas celui de la revendication de l’émancipation mais du conflit de la guerre des identités – « quand la politique devient l’affrontement de groupes trop divers et opposés l’un d’eux ne peut parvenir à une hégémonie », ce qui permet un minimum de cohérence de la société, « qu’en utilisant comme mot d’ordre, un mot dont la signification est assez vide pour que chaque groupe puisse l’interpréter à sa façon. » Et donc ce type d’analyse que Laclau applique notamment au populisme, parce qu’un de ces mots c’est peuple, le peuple ne supportera pas ça, vous ne prêtez pas attention au peuple…, et donc ce type d’analyse donne l’idée d’une approche nouvelle de la portée de la distinction signifiant/signifié, je peux alorspar exemple, qu’est-ce que c’était tout à l’heure, autour du socialisme, je l’ai oublié, (F G – C’est le signifiant société.)

Société, c’est pareil. Ce type d’analyse donne l’idée d’une approche nouvelle de la portée de la distinction entre signifiant et signifié, qui peut nous servir aujourd’hui, c’est une des choses qui peut nous servir pour penser la politique. Pour nous ça peut s’articuler à cette distinction que Lacan élabore en s’appuyant lui, entre autres choses, sur la psychose. Voilà ce que je voulaisvous dire.

Marc Darmon – Merci beaucoup Roland de cet exposé qui ne suit pas tout à fait la leçon mais qui nous a menés dans des voies vraiment passionnantes, dire que le jour et la nuit c’est l’homme et la femme, ils  ont du mal à se rencontrer sinon au crépuscule et aux aurores. Mais on va demander à Julien Alliot.

Julien Alliot – Je me limiterai à une question, qu’est-ce qui fait passer cette dissymétrie, à une interprétation de cette dissymétrie comme une inégalité ? Comment on explique que ça se soit figé dans ce sens -là ?

Roland Chemama – C’est la connerie moderne, ce n’est pas autre chose. Actuellement le principe général de pensée, c’est qu’aucune dissymétrie n’est acceptable parce que forcément on pense inégalité, domination. Mais vous savez la recherche de la symétrie va très loin. La symétrie de l’identité. On ne peut pas traiter les animaux autrement que des hommes. Pour beaucoup d’hommes ils aimeraient mieux être traités comme des animaux, par exemple pas trop maltraités, parce qu‘il y en a quand même et pas être traités comme des hommes. Doncvous voyez il y a quand même un regard porté sur le monde qui ne supporte plus la différence avec cette crainte constante, cette phobie. Vous me demandez comment expliquer, par la phobie ! Je ne vous ai pas parlé de tous les endroits où vous pourriez avoir les prolongements de cela puisque Marc [Darmon]ça l’intéresse.

À Toulouse il va y avoir un congrès de la Fondation Européenne pour la Psychanalyse le 24 mars, où il va être question du populisme, à Séville les journées sur « Tores et minotaures » où il va être question des taureaux entre autres… Je me suis laissé aller à penser que je pouvais m’amuser ici comme je m’amuse dans d’autres lieux à faire bouger un peu les choses, parce que si on ne se met pas à les faire bouger un petit peu ? Mais est-ce que je vous ai répondu ? (J A – Oui. Tout à fait, c’est intéressant)

Valentin Nusinovici – Alors est-ce que ce que tu dis ça va avec la phrase qu’il utilise une fois ou deux. Nous sommes toujours sur le départ, à peu près, il dit à peu près ça.

Roland Chemama – Ah ! Nous sommes déjà sur le départ,

Valentin Nusinovici –Pourtant je ne déforme pas trop ce qu’il dit. En tout cas pour moi, j’associe au fait qu’il ait dit plusieurs fois qu’il n’y avait pas de progrès. Je le rapproche.

Roland Chemama – Oui, oui… Moi, je ne les vois pas exactement pareils, parce que « nous sommes sur le départ » ça veut dire j’assume le fait que, malgré l’absence de progrès je peux remettre les choses sur l’ouvrage, mon métier sur l’ouvrage…

Valentin Nusinovici – Pas malgré…

Roland Chemama – Malgré ou avec. Pas malgré. Enfin, en tout cas c’est plus du côté de l’engagement d’un acte etc.

Valentin Nusinovici – L’engagement d’un acte, certainement. (R C – Nous sommes sur le départ.) Est-ce que ça va avec le fait que justement ce qui fait souvent l’impression de progrès, c’est d’empiler ou de faire succéder les significations, qui nous donne le sentiment qu’on a avancé. C’est souvent ça l’impression d’avancer que l’on a, c’est-à-dire que l’on fait une succession de significations, je crois. Et donc, peut-être que le fait de dénier cette importance de la signification, avec l’idée de la permanence. Laquestion qui vient après, c’est celle de ce signifiant nouveau qui est déjà appelée ici, qui lui, ferait un nouveau départ, parce qu’il y a aussi l’histoire de Rimbaud qui ferait un nouveau départ comme ça. Il y a quelque chose avec le départ qui est là dedans qui a toujours été chez lui, moi je pense que ça marche avec le signifiant et ça s’oppose à… En fait on empile les significations et on a avancé quoi.

Roland Chemama – Oui, parce que quand même ce qui est à noter c’est que au niveau de la structure de la pensée, elle se forme très tôt chez Lacan, le ternaire, symbolique, même y compris topologiquement, Marc [Darmon] avait montré comment les trois volets qui se coincent d’une certaine façon…

Marc Darmon – Dans le séminaire sur lesÉcrits techniques…

Roland Chemama – Donc au niveau formel, les choses sont en place, alors après pourquoi pas je veux bien être d’accord avec ton accumulation de significations.

Bernard Vandermersch– Je voudrais quand même comprendre, on est toujours sur le départ mais il n’y a pas de progrès, on part pour ? Il faut bien avancer sinon. Si on avance il y a un progrès.

Roland Chemama – Ou on fait un tour un peu autre. On fait un tour mais tout le tour.

Bernard Vandermersch– Mais progresser c’est aller en avant

Roland Chemama – Au mieux c’est une spirale.

Marc Darmon – Quand on avance d’un côté on perd quelque chose de l’autre,

Bernard Vandermersch– Forcément un peu, oui. Si j’avance d’un mètre, j’ai perdu l’endroit où j’étais.

Roland Chemama – Mais en même temps il faut l’accepter, ça.

Valentin Nusinovici–Parce qu’on n’a pas tous les signifiants en même temps.

Bernard Vandermersch – Pourquoi cette dépréciation du progrès et il n’y a pas de progrès

Roland Chemama – Je ne donne pas la même valeur…(B V – signifiant nouveau)Ah ! Le signifiant nouveau là-aussi, il y a eu une très belle intervention, certains étaient là, c’est justement un autre philosophe sud-américain qui a commenté le texte de Rimbaud. (V N– « À une raison » ?)

Roland Chemama – « À une raison »,d’une manière très jolie, ce sera publié dans le site, puisqu’on va publier l’article qui est de Safatle qui est un philosophe brésilien, important, actuel. Je le signale à l’occasion. Ce qui fait qu’on peut toujours être sur le départ et qu’en plus il y a tellement de choses qu’on ne voit pas, qu’on reprend et on voit deschoses nouvelles. L’essentiel, c’est comment dire, comment faire ça en se débarrassant parfois d’un sentiment d’un peu de lassitude, parce que le fait qu’on trouve un nouveau truc, ça ne guérit pas par soi-même.

Bernard Vandermersch – Ça relance…, il y a encore une chose, quand il a le culot de dire qu’une formule comme E = mc ça n’a aucune signification, alors je ne comprends pas, ce n’est pas une pure écriture comme on ne peut pas dire X= m³/ 2kvb. Non, c’est E = mcet chaque lettre signifie quelque chose.

Martine Bercovici – Ça veut dire qu’il n’y a pas d’équivoque.

Bernard Vandermersch– Il n’y pas équivoque, d’accord, il n’y pas de signifiant en ce sens (RC – Non, il n’y a pas de signification…) On peut faire jouer la signification…

Roland Chemama – C’est vrai qu’il le ramasse un peu rapidement, mais je crois que ce qu’il veut dire surtout c’est que si on mathématise l’univers de cette façon-là, ça nous dit rien par exemple sur la signification au sens d’une compréhension, d’un sens qu’a le monde, ça nous apprend rien sur les volontés d’un Dieu.

Marc DarmonPar exemple l’équation de Schrödingersur la matière, elle-même, c’est un écrit qui fonctionne, on a le plus grand mal à la compléter, savoir ce que ça signifie

Bernard Vandermersch– Lui, il a quand même une petite idée Schrödinger de ce que ça veut dire.

Marc Darmon – Il se laisse guider par l’écriture et par les lois qui président au maniement de cette écriture et puis les physiciens ont leplus grand mal à interpréter ce que ça peut signifier dans la mesure où ça nous amène à une vision du monde tout à fait étonnante par rapport à ce dont on a l’habitude.

Bernard Vandermersch– Ce n’est pas pour autant que ça n’a pas de signification. On a une représentation même absurde, même difficile mais…

Marc Darmon – Ça va dans ce sens -là.

Roland Chemama – Dans le même ordre de choses, je voulais dire aussi un mot mais il faudrait que je le retrouve, voilà : « Dégager une loi naturelle, c’est dégager une formule signifiante, moins elle signifie quelque chose plus nous sommes contents. Mais elle est signifiante quand même. » Comment il faut entendre le signifiant, là ?

Valentin Nusinovici Elle n’est pas significative.

Roland Chemama – Elle n’est pas significative, ce n’est pas non plus de la signifiance.

Marc Darmon – Il dira plus tard c’est une formule littérale.

Roland Chemama – Mais il ne le dit pas, pas encore.

Bernard Vandermersch– Mais là, il n’y avait pas encore de distinction claire entre signifiant et lettre, à ce moment-là.

Valentin Nusinovici – Et le signifié c’est quoi, ici ? Parce que le signifié ça va drôlement changer. Ça n’a pas l’air d’être très loin de la signification, ici ? (M D – Oui.)

Roland Chemama – Il ne parle pas de signifié, d’ailleurs.

Valentin Nusinovici – Comment il ne parle pas de signifié ? Au début de la leçon XV.

Marc Darmon – C’est assimilable à la signification.

Valentin Nusinovici – On a l’impression, il n’empêche qu’il se sert des deux, en tout cas il pose ces deux signifiants que sont signifiéet signification, il pose le signifiant, du coup la signification, si j’ose dire n’est pas du tout claire.

Roland Chemama – Sauf qu’on voit qu’il joue les uns avec les autres.

Marc Darmon – Ça ne correspond pas à ce qu’il dira plus tard, (V N – Bien sûr que non.) Il opposera le sens et la signification.

Valentin Nusinovici – Ce sont des signifiants. Puis le signifié passera de l’imaginaire au réel. Ce sont des signifiants. C’est ça qui est formidable.

Bernard Vandermersch– Tu veux dire à ce moment-là c’est sens et dénotation ou…

Marc Darmon – Oui, il parle de l’utilisation de Hegel. …sens, signification, dénotation, connotation. Là, il oppose signifiance et signification, par exemple. La signifiance c’est du côté du signifiant.

Valentin Nusinovici – C’est comme un effet du signifiant.

Bernard Vandermersch– La signification, elle est plutôt du côté du signifié.

Roland Chemama – La signifiance, là vous trouverez de beaux exemples de signifiance dans Genette, justement ce qui suit le fil d’une ressemblance phonique, par exemple. « On trouvera ainsi une confirmation de luminosité de nuit dans sa consonance étroite avec le verbe luire et plus lointaine avec lumière, d’où indirectement avec lune… de même la sonorité grave de jour se renforce par contagion para mimique avec des adjectifs comme sourd ou lourd. (M D – Oui, c’est les mal nommés le jour et la nuit.)Oui et non…

Pierre-ChristopheCathelineau – Çaa fait penser au dialogue duCratyle.

Roland Chemama – Ça nous aide à sortir d’une façontrop facile de dire qu’il y a un arbitraire du signifiant. Pour nous ce n’est pas une formulation…

Marc Darmon– On va rentrer.

Texte relu par l’auteur.

Transcription : Isabelle Masquerel, Monique Maynadier, Isabelle Nicoud, Catherine Parquet.

Relecture : Dominique Foisnet Latour, Érika Croisé Uhl.