COLLÈGE DE L’ALI 2016-2018
Conférence plénière de Nathalie DELAFOND
Lundi 5 décembre 2016
Lecture de la leçon 5 de « La relation d’objet et les structures freudiennes »
— Nathalie Delafond : Bonsoir. Je suis très contente d’être ici au Collège avec vous car j’ai participé à cette belle aventure du Collège à son début, je crois que c’était en 2000 avec Jorge Cacho et Claude Landman qui avaient créé ce Collège, et je suis très contente de voir que ça continue, que ça intéresse.
Je ne vais pas vous proposer une conférence mais plutôt une séance de travail où nous allons lire ensemble cette leçon 5, plus exactement je vais vous proposer la lecture que j’en fais en m’efforçant de vous donner quelques repères pour vous orienter dans cette lecture. C’est une leçon que je trouve particulièrement difficile. Après la leçon 4 et la précédente, Lacan a eu vent d’un certain nombre d’objections, on sent qu’il y a beaucoup de résistances à ce qu’il essaie de faire passer et donc il est cette fois-ci un peu en retrait mais malgré tout il essaie de faire entendre quelque chose et j’espère vous en restituer la saveur, si j’y arrive.
Ce qui m’a beaucoup frappée dans cette lecture – je n’avais pas ouvert « La Relation d’objet » depuis un certain temps – ce sont les repères Imaginaire, Symbolique et Réel que Lacan met en œuvre, déjà, là. Vous savez qu’il les avait amenés dans la conférence de 1953 intitulée je crois, Le Symbolique l’Imaginaire et le Réel, et on voit bien à l’œuvre ces distinctions.
Evidemment on n’a pas le ton quand on lit un texte écrit – j’ai d’ailleurs une version un petit peu différente de celle que vous avez dans la publication de l’ALI, mais très peu différente – on n’entend pas le ton de Lacan mais lorsqu’il nous dit, lorsqu’il démarre en disant «la conception analytique de la relation d’objet a déjà une certaine réalisation» c’est évidemment assez ironique ; « une certaine réalisation historique », nous dit-il, c’est ironique puisque cette réalisation, c’est ce qui, à l’époque, était en jeu dans la relation analytique ; il s’agissait, comme il nous le montre dans le commentaire qu’il fait du texte de l’observation de Marty et Fain, de concevoir l’analyse d’une part comme une relation réelle entre le sujet analysant (analysé, disaient-ils à l’époque) entre le sujet analysé et son objet qui était l’analyste, conçu comme un objet extérieur réel. Et sur la base de cette relation à deux, il s’agissait de réduire en quelque sorte ce qui, à partir de cette relation imaginaire, devait devenir réalisation c’est-à-dire s’approcher de l’objet réel qu’était l’analyste.
Dans le texte de Marty et Fain qu’il commente dans un premier temps, « La motricité dans la relation d’objet », il s’agit d’avoir le témoignage de cette réalisation de la relation d’objet, d’en avoir le témoignage par une activité motrice, ce qui évidemment ne laisse pas de nous surprendre aujourd’hui. « C’est donc (je suis sur la page 1) dans les ébauches de réaction motrice du sujet que nous trouvons le dernier mot de ce qui se passe au niveau de la pulsion, qui sera là en quelque sorte localisée, sentie vivante par l’analyste. » Tout celà dans un contexte où la convention même de la situation analytique oblige le patient à se réfréner puisqu’il y a là une barrière qui est celle de la situation même. Et donc, en fin de compte, « la situation est conçue comme étant, comme ne pouvant aboutir qu’à quelque chose qui ressemble à une agression érotique » et « dont il est souhaitable que l’érection surgisse», nous dit Lacan.
D’après ces analystes, et ils n’étaient pas du tout exceptionnels, c’était la théorie en cours dans les années 50 : A la relation avec l’objet extérieur – qu’est l’analyste, objet réel donc – se superpose une relation avec un objet intérieur – l’objet psychique de la pulsion – prise dans les mécanismes imaginaires du sujet, déjà institués dans le sujet.
La visée de la cure est en quelque sorte de réduire la distance, distance qui est imposée par la névrose, la distance à l’objet conçu comme réel. Et c’est dans la mesure où l’objet interne, l’objet psychique, fantasmatique du sujet sera réduit à la distance réelle avec l’analyste que le sujet réalisera son analyste comme présence réelle. Au point que, dans une observation de cas, il est arrivé que le tournant crucial d’une analyse soit le moment où enfin le sujet avait pu sentir son analyste et ce n’était pas du tout une métaphore, il l’avait senti réellement, il avait perçu son odeur. Voilà où en était l’analyse à cette époque !
Lacan commente cet article en nous disant que le fait que les dimensions de cette situation de l’analyse soient méconnues, n’empêche pas qu’elle soit pourtant ce qu’elle est. Et il se réfère à ce moment là à ce qu’il a déjà amené, je crois, dans les toutes premières leçons du séminaire, vous devez l’avoir en tête, ce fameux schéma L à quatre coins, qui, nous dit-il là, « qui fait intervenir et s’entrecroiser la relation symbolique et la relation imaginaire, – donc vous voyez la relation symbolique de A à S, et la relation imaginaire aa’ – « l’une servant en quelque sorte de filtre à l’autre ».
Je ne sais pas si vous avez déjà étudié et commenté ce schéma, peut-être en avez-vous une idée ?
Evidemment, ce qui est particulier dans la théorie analytique des années 50, c’est que nous partons d’une situation de l’Imaginaire c’est-à-dire d’une situation du couple analysé-analyste, pour la réduire au Réel. Donc nous partons de l’Imaginaire pour le réduire au Réel, opération évidemment qui implique de passer en revue un certain nombre de positions essentiellement imaginaires qui sont celles du sujet et, au premier plan évidemment la relation prégénitale et les pulsions dites partielles. Cette façon de voir l’analyse était assortie, je ne sais pas si ça figure dans cette leçon mais je crois que c’est important de l’avoir en tête, était assortie de la conception d’une relation génitale, non pas prégénitale, mais relation génitale, c’est-à-dire la relation d’un homme et d’une femme, qui était mise au pinacle, qui était censée apporter la plénitude, et dont Lacan dénoncera le côté illusoire.
Alors, dit-il, dans cette théorie, finalement l’on ne sait pas pourquoi l’on parle. « Rien n’est dit quant à la fonction de la parole et du langage dans cette position ».
Et cela va plus loin que ça, puisque seule la verbalisation impulsive c’est-à-dire celle qui témoignerait d’une ébauche de mouvement, d’un cri du genre «pourquoi ne me répondez-vous pas ?», seule cette parole ou verbalisation est intéressante puisqu’elle est quasiment manifestation motrice.
Donc, si nous nous appuyons sur le schéma L, nous voyons que c’est bien sur cette relation de couple aa’, c’est-à-dire celle du moi avec son petit autre, que nous sommes et que l’analyse est conçue. Par contre, la relation au grand Autre, c’est-à-dire ce qui est au delà de l’image du petit autre, cette relation au grand Autre qui est littéralement le lieu de la parole, est une relation qui justement dans l’analyse est à établir.
Lacan nous dit une chose qui est assez surprenante, il nous dit cet Autre supposé qui est le sujet comme tel, le sujet ne le situe pas en Es, qui est la traduction du Ça, vous le savez, mais il situe le sujet dans l’Autre, c’est-à-dire le sujet dans lequel votre parole se constitue, parce qu’il peut comme parole, non seulement l’accueillir, la percevoir, mais y répondre (à votre propre parole).
C’est sur cette ligne partant de grand A que nous devons concevoir que s’établit ce qu’il en est du transfert, et de l’analyse aussi bien, l’imaginaire y jouant précisément un rôle de filtre, voire d’obstacle, puisqu’évidemment le réglage par rapport à l’image fait qu’il s’agit d’avoir des oreilles pour entendre mais aussi pour ne pas entendre parfois, c’est pourquoi Lacan parle de filtre.
Tout notre intérêt à nous, dit Lacan, porte uniquement sur ce qui est là dans cette position transverse, du grand A au S, dans cette position transverse par rapport à l’avènement de la parole qui doit se faire dans l’analyse.
Si, à l’époque, tout est méconnu de la relation entre la tension imaginaire aa’ et ce qui doit se réaliser, ce qui doit venir au jour du rapport symbolique inconscient, qui se situe ici du grand A au S, c’est là tout ce qui doit se réaliser dans l’analyse et qui doit se réaliser autant comme histoire que comme aveu, nous dit Lacan. Pourquoi cette ligne est-elle en pointillés, pourquoi n’est-elle pas réalisée ? Justement parce que la névrose pourrait-on dire, est ce qui s’oppose à cet avènement symbolique.
Alors il est bien évident que, si on ne s’intéresse à l’analyse que d’un point de vue imaginaire et réel, ce n’est pas sans conséquences, et, nous dit Lacan, il a pu en constater les effets dans un cas de névrose obsessionnelle qui avait abouti à une réaction perverse paradoxale qui était la précipitation d’un attachement homosexuel, dans une analyse qu’il avait eue en deuxième main en quelque sorte d’un analysant, je crois, de Bouvet.
Comment comprendre cette réaction perverse ? Il en dit simplement que cela se manifestait comme une sorte d’artefact, par rapport à la névrose obsessionnelle donc, une sorte de gélification d’une image, d’une chose qui s’est cristallisée sur un objet qui était à la portée de ce sujet.
Il revient ensuite sur ce qu’il avait développé déjà dans la leçon 4, qui était, vous vous en souvenez peut-être, la triade imaginaire mère-enfant-phallus, pour dire que cette triade n’est isolée qu’artificiellement puisqu’en fait elle ne trouvera sa pleine fonction qu’avec l’arrivée du quatrième terme qui est le père, la fonction quarte. A partir de cette déception fondamentale de la découverte de l’enfant que, non seulement il n’est pas l’objet unique de la mère, son intérêt se porte ailleurs, et que l’objet possible est le phallus. Je ne sais pas s’il a utilisé ce terme dans les leçons précédentes mais il est évidemment assez difficile d’imaginer un objet dont il dit qu’il est imaginaire, dans la leçon 4, avec le tableau frustration-privation-castration. Vous vous souvenez peut-être que la frustration opère dans l’imaginaire et met en jeu un objet réel, alors que la castration porte sur un objet imaginaire, le phallus.
Le phallus a ceci de particulier que c’est un objet imaginaire certes, mais qui n’est pas vu, qui ne relève pas de l’imaginaire de la perception.
Je ne sais pas comment vous avez conçu ce phallus mais, à mon avis, on ne peut en rendre compte que si on prend en compte qu’en fait cet objet est un effet de la parole de la mère, c’est l’objet organisateur de sa parole. Et c’est la parole de la mère qui a pour effet, dans le sujet, cet imaginaire phallique.
Donc, premièrement, l’enfant n’est pas l’objet unique de la mère, son objet est le phallus. Il n’est pas aimé pour lui même en quelque sorte, s’il est aimé ça n’est jamais que comme représentant de ce phallus. Et deuxièmement, il s’aperçoit que la mère manque elle-même de cet objet. Et c’est à partir de cette déception que la mère manque de cet objet qu’il fait ce commentaire de la phobie d’une petite fille qui est une observation d’une élève d’Anna Freud et où on pouvait, grâce à l’observation très soigneuse qu’avait fait cette analyste, on pouvait parfaitement repérer les temps différents qui avaient précédé l’éclosion de la phobie :
– premièrement le repérage par l’enfant lui-même du phallus qui lui manque puisqu’elle avait constaté que les garçons étaient faits différemment.
– puis ensuite cette perception qu’à la mère manque aussi le phallus. Vous vous souvenez que c’est au moment où la mère revient d’une longue absence – l’absence n’avait pas provoqué de phobie – c’est au retour de la mère après une longue absence, alors qu’elle s’appuie sur une canne, que l’enfant, dans la nuit qui suit, a un rêve d’angoisse où apparaît le chien objet de la phobie. Et Lacan nous dit là, très joliment, que la phobie est l’appel par l’enfant pour soutenir en quelque sorte cette relation insoutenable puisque, entre la mère et l’enfant il n’y a même plus le phallus, cette relation insoutenable, et par l’intervention de l’être fantasmatique qui est le chien, considéré comme le responsable de toute la situation évidemment ; et c’est ce grâce à quoi est pensable pour cette enfant, est vivable symboliquement l’ensemble de cette situation, au moins pour une période provisoire.
Comme si l’objet phobique était une création, une réponse de l’enfant à l’angoisse provoquée non pas seulement par l’absence de phallus chez l’Autre maternel, mais par la disparition du lien de la mère au phallus. La question se pose de savoir ce qui se passe quand cette triade imaginaire se décompose, quand elle est rompue, comme c’est le cas pour cette enfant phobique : il y a plus d’une solution possible, dit Lacan.
Que se passe-t-il dans la situation œdipienne normale ? C’est, dit-il, par l’intermédiaire d’une série de relations d’identifications et de rivalité avec le père que, pour le garçon- il ne s’avance pas jusqu’à se prononcer pour la fille- mais pour le garçon, va lui être conférée dans certaines limites, nous dit-il, celles qui précisément l’introduisent à la relation symbolique, cette puissance phallique qui est en quelque sorte à venir, qui n’est qu’un droit au phallus puisqu’il n’en a pas l’exercice, il n’en a pas l’usage mais il y a droit, voilà !
Et il avait eu cette formule dans la leçon 4, qui est une très jolie formule puisqu’elle noue les trois registres : pour la mère l’enfant comme être réel était pris comme symbole de son manque d’objet, de son appétit imaginaire pour le phallus. Voyez, il noue les trois registres dans la même phrase.
Et alors curieusement, après cet exposé de l’œdipe normal, Lacan passe à tout autre chose, ce qu’il appelle une remarque latérale, qu’il a trouvée sous la plume de Freud dans un petit article qui s’appelle « Des types libidinaux ».
Vous trouverez ça dans « La Vie sexuelle », c’est le dernier article de 1932, donc assez tardif, où Freud distingue la relation d’objet anaclitique et la relation narcissique. Cette distinction apparaît déjà dans « Les Trois Essais » et elle apparaît ensuite dans « L’introduction au narcissisme ».
— Jean-Paul Beaumont : C’est surtout dans « L’Introduction au narcissisme » qu’elle apparaît. Elle apparaît ensuite sur « Les Trois Essais » parce que Freud la rajoute mais elle est d’abord dans « L’Introduction au narcissisme ».
ND : Elle est d’abord dans « L’Introduction au narcissisme », oui merci Jean-Paul, mais il y développe plutôt la relation narcissique, d’une très jolie façon d’ailleurs, si vous avez la curiosité d’aller voir, c’est tout à fait intéressant.
Là, dans « Les types Libidinaux » Lacan souligne quelque chose qui lui semble tout à fait paradoxal à propos de la relation anaclitique, donc de la relation à un objet d’amour qui porte la marque d’une dépendance primitive à la mère. Curieusement Freud insiste sur le fait qu’il s’agit dans cette relation anaclitique du besoin d’être aimé et non pas d’aimer. C’est dans la relation narcissique qu’il s’agit du besoin d’aimer pour autant que dans la relation narcissique, dit Freud, le sujet méconnaît toujours plus ou moins l’autre, l’autre qu’il aime.
Lacan s’arrête sur cette dépendance anaclitique puisqu’on s’attendrait, lorsqu’elle persiste chez l’adulte, on s’attendrait plutôt à ce que ce soit le sujet qui soit dépendant. Et là, il nous développe toute une relation assez complexe qui part de ceci que Freud appelle cette relation érotique. Freud l’appelle position érotique, ce qui montre bien, d’après Lacan, que c’est la position la plus ouverte et que c’est en méconnaître l’essence, de ne pas s’apercevoir que (alors là, je vous prie d’être un petit peu attentifs parce que c’est un développement assez délicat) :
– pour autant que le sujet acquiert dans la relation symbolique, du moins qu’il est investi du phallus dans la relation symbolique comme lui appartenant, comme étant d’un exercice légitime, il devient par rapport à ce qui succède à l’objet maternel (c’est-à-dire la femme) cet objet soi-disant perdu, plus exactement foncièrement perdu et soi-disant retrouvé à l’adolescence. Là aussi, il y a un très joli passage dans «Les Trois essais», qui s’appelle «La trouvaille de l’objet», où Freud essaie de rendre compte de ce qui se passe au moment de l’adolescence, malheureusement on n’a pas le temps de commenter ce petit passage mais c’est très intéressant puisqu’au fond c’est au moment, nous dit Freud, où la mère apparaît à l’enfant comme objet total et non pas objet partiel, le sein, c’est au moment où l’enfant passe du sein à l’objet d’amour qu’est la mère, où il la voit dans sa totalité, que le sein peut être dit perdu. C’est très intéressant sur le plan du rapport de i(a) et de petit a.
En tout cas là, c’est donc dans la mesure où le sujet, enfin l’adulte investi du phallus, est dans ce rapport à son objet féminin, qu’il devient lui même porteur de cet objet de désir pour la femme, et c’est donc en tant que la femme dépend de lui que la relation est anaclitique. Voyez comment Lacan subvertit en quelque sorte, opère une sorte de réversion pour situer la dépendance, non pas du côté du sujet mais du côté de la femme qui dépend de l’homme pour ce qui est de son rapport au phallus.
Et donc moi j’ai trouvé particulièrement intéressante cette idée d’une relation érotique qui, pour le sujet mâle, prend en compte la subjectivité de l’autre, prend en compte la subjectivité de la femme et donc son besoin ou cet appétit, comme il dit, imaginaire pour le phallus.
— Dans la salle : A partir de là, entre anaclitique et narcissique tout se croise ?
— ND : Pas tout à fait non, je ne dirais pas ça.
Je crois qu’au contraire Lacan nous souligne qu’habituellement on considère la relation anaclitique comme une relation de dépendance infantile à ce qui va succéder à la mère, à la femme. Par cette dialectique entre l’homme porteur du phallus et ce qui au fond est le désir d’une femme pour le phallus, il subvertit complètement cette relation de dépendance pour la situer du côté d’une femme.
La relation narcissique c’est tout simplement d’aimer quelqu’un qui… c’est de s’aimer soi-même, avant d’aimer l’autre, c’est cela qui se passe dans la relation narcissique.
Évidemment dans cette leçon on a l’impression que Lacan fait beaucoup de contorsions pour des choses qu’il dira l’année suivante dans «Les formations de l’inconscient» de façon beaucoup plus simple avec la prise en compte du désir de l’Autre, c’est-à-dire que l’enfant est dépendant non pas de la mère mais du désir de la mère, c’est-à-dire de son manque. Mais on sent là qu’il marche un peu sur des œufs, et toutes ses expressions sont très contournées.
Il nous dit qu’il est nécessaire dans cette triade imaginaire mère-enfant-phallus, des trois premiers objets, comme il dit, de faire intervenir une dialectique, de ne pas concevoir les choses comme des objets réels bien situés mais qu’il y a des relations entre les différents éléments et ce d’autant plus que le père, lorsqu’il intervient, porteur de la relation symbolique, va introduire ce manque d’objet dans une dialectique donc quelque chose qui nous dit-il prend et donne, qui institue et qui confère la dimension du pacte.
— Mr A : Qui confère au manque la dimension du pacte.
— ND : On peut dire ça, oui.
— Mr A : Ah ce n’est pas moi, c’est Lacan.
— ND : Oui, tout à fait.
— Mr A : C’est là qu’est la bascule.
— ND : Alors évidemment la question se pose de savoir, lorsqu’on part uniquement d’une relation imaginaire comme c’était le cas, à l’époque, en 50… si c’est la relation imaginaire qui devient la règle et la mesure de la relation analytique, que se passe-t-il lorsqu’intervient la destruction des liens, comme j’ai essayé de vous le montrer dans la phobie ? Que se passe-t-il dans cette triade mère-enfant-phallus lorsque les incidences, les accidents de parcours de la relation entre la mère et l’enfant font intervenir des ruptures dans cette triade ? Il nous dit qu’il y a à ce moment-là des possibilités de réponses du sujet qui sont des réponses là aussi imaginaires. Par exemple, une des réponses possibles sera l’identification de l’enfant à la mère, à partir d’un déplacement de l’enfant par rapport à son partenaire maternel et le choix à sa place, l’assomption pour elle de ce clinamen vers l’objet phallique comme tel, c’est-à-dire de son inclinaison vers l’objet phallique et c’est, dit-il, typiquement ce qui se passe dans la perversion fétichiste. Mais, ajoute-t-il, il y a une voix plus directe, il n’en dit pas plus, en d’autres termes, d’autres solutions existent, d’accès à ce manque d’objet, en effet, puisqu’il introduit là le phallus comme étant marqué du manque, des solutions qui vont donc se poser sur le plan imaginaire et il introduit…
— Dans la salle : Et c’est quoi ces solutions ?
— ND : Eh bien, il y vient ! Il y vient avec la perversion qui a cette propriété, nous dit-il, de réaliser un certain mode d’accès à cet au-delà de l’image de l’autre, c’est-à-dire au manque de l’autre, qui caractérise la dimension humaine, mais d’une façon un peu particulière puisque dans la perversion cela se produit dans des moments syncopés de l’histoire du sujet, des moments qui ne sont pas historisés, des moments donc de passage à l’acte. Il nous décrit ces passages à l’acte de la façon suivante : quelque chose est alors réalisé qui est fusion, qui est accès à cet au-delà (de l’image) qui est à proprement parler cette dimension trans-individuelle de la relation anaclitique que Freud formulait comme telle, et nous apprenait à appeler Éros – érotique donc – cette union de deux individus, chacun étant arraché à lui même et pour un instant plus ou moins fragile, transitoire, constituant cette unité.
Voilà ce qu’il nous décrit de ce qui serait le passage à l’acte pervers, dans des moments non ordonnés symboliquement, c’est-à-dire non historisés, qui sont des éclairs, des instants.
Il est assez frappant de voir que ce qu’il décrit là de cette unité pourrait aussi bien être la description d’un moment érotique, ce moment de fusion qui met en jeu le désir du sujet et le désir de l’autre ; sauf que là, évidemment, chez le pervers, ce sont des instants non historisés, non ordonnés symboliquement, non pris dans le symbolique, vous voyez en quoi c’est une réponse qui serait exclusivement imaginaire.
Le sujet donc trouve finalement son objet, en particulier pour le fétichiste, ce qui est évidemment frappant c’est que cet objet est un objet inanimé. Il est certain que désirer une pantoufle c’est plus rassurant, ça n’a pas trop de désir, ça ne bouge pas trop. C’est plus sûr, un objet dépourvu de propriétés subjectives, intersubjectives, voire trans-subjectives. La solution fétichiste est incontestablement, pour ce qui est de réaliser la condition de manque comme tel, une des conditions les plus concevables.
Donc voyez l’insistance que met Lacan sur quelque chose qui est la visée de la perversion, qui est de viser au-delà de l’image justement, de viser le désir mais dans ce désir, dans ce manque de la mère, d’y voir un objet, de croire y voir un objet qui sera le fétiche.
Alors, puisque nous sommes sur le plan imaginaire, il est certain que c’est toujours parfaitement réciproque et que plutôt que s’identifier à la mère, le pervers, enfin le fétichiste, peut aussi bien s’identifier à l’objet, mais si c’est à l’objet qu’il s’identifie, ce qui est un moment incontournable de l’analyse d’un pervers, il perdra du même coup son objet primitif, c’est-à-dire la mère et il se considérera lui même pour la mère comme un objet destructeur. Vous voyez que c’est une position pas très confortable, et c’est pourquoi ce qui est particulièrement intéressant dans cette leçon, c’est que Lacan met ici l’accent sur une relation à l’objet qui se fait sur fond d’angoisse, que ce soit dans la phobie ou dans la perversion, c’est toujours sur ce fond d’angoisse que ça se passe.
Et cette alternance de l’identification à la mère ou d’identification à l’objet a été comme ça saisie en une phrase par une analyste américaine de cette époque, Phyllis Greenacre, qui avait saisi qu’il semble qu’on soit en présence d’un sujet qui vous montrerait avec une excessive rapidité sa propre image dans deux miroirs opposés pour essayer de rendre compte de cette diplopie particulière, de l’instabilité en quelque sorte de l’identification du sujet soit à la mère soit au phallus.
Lacan, toujours sur ce fil de ce qui pourrait être l’au-delà de l’objet, l’au-delà de l’objet réel, l’au-delà de l’image de la mère, fait référence à ce qu’il a appelé dans « Fonction et Champ de la parole » un bundling, alors bundling, je ne sais pas quelle est la signification exacte du terme mais …
— JPB : Empaqueter, empaquetage.
— ND : Voilà, empaquetage, merci Jean-Paul. Le bundling qui est une vieille coutume de certaines peuplades et même encore, semble-t-il, en tout cas dans les années 50 chez les Amish, et qui consiste à, lorsqu’un invité de passage vient dans une famille, à le faire dormir dans le même lit que la fille, mais la fille est justement empaquetée, c’est-à-dire hors d’atteinte. Donc on lui offre de partager le lit de cette jeune fille à condition naturellement que le contact n’ait pas lieu puisqu’elle est enveloppée d’un drap. Et, nous dit Lacan, ce qui pourrait passer pour être simplement une heureuse fantaisie des mœurs qui pourrait être amusante, mérite attention puisque finalement la façon de mener l’analyse et d’approcher de plus en plus près de l’objet censé être l’objet réel de la pulsion, l’analyste, il nous dit que finalement il y a là quelque chose qui peut évoquer cette tentative de bundling où l’on rapporte pendant la séance tous les mouvements de la patiente qui tenterait de se rapprocher de l’analyste.
Il fait référence aussi, toujours dans cette dimension de l’au-delà de l’objet réel à ce qui s’est développé au Moyen-âge sous le nom d’amour courtois qui était donc une élaboration extrêmement rigoureuse de l’approche amoureuse où le chevalier faisait en présence de sa dame de longs stages réfrénés, nous dit Lacan, c’est-à-dire une autre façon de rechercher cet au-delà qui est cherché dans l’amour, cet au-delà proprement érotique. Et, plus tard, il ira même un peu plus loin en disant que l’amour courtois était une façon d’organiser un objet inatteignable, de le fomenter presque.
Cet ordre de recherche dans la réalisation amoureuse qui donc s’est développé socialement, qui a donné lieu à des mouvements – l’amour courtois était un mouvement extrêmement important, socialement développé – et aussi bien dans les coutumes des Amish, par exemple, c’est quelque chose qui peut nous donner un terme de référence pour situer ce qui se passe au contraire dans l’analyse.
Et pour poursuivre ou pour terminer cette leçon, Lacan nous commente un article de Ruth Lebovici dont le titre est « Perversion transitoire au cours d’un traitement psychanalytique », qui est justement un cas de névrosé, de sujet phobique, tout à fait phobique, et qui va aboutir, par un maniement assez particulier de l’analyse, à une perversion. Vous allez voir. Il s’agit d’un sujet qui mène une vie extrêmement réduite à l’abri du milieu familial, et sa crainte la plus manifeste est la crainte d’être trop grand, il se présente toujours penché et il est réduit quasiment à l’inactivité, bien qu’il ait une maîtresse que sa mère lui a fournie.
— Dans la salle : Et plus âgée que lui…
— ND : Et plus âgée que lui, nettement plus âgée, probablement une amie de la mère d’ailleurs. Et ce sujet, au bout de quelques temps d’analyse, fait un rêve répétitif qui signera la phobie. On pourrait se demander en quoi le fait de se trouver trop grand serait de l’ordre de la phobie. Mais le rêve témoigne là de la phobie, puisqu’il s’agit d’un homme, c’est l’image d’un homme en armure, c’est un cauchemar, un rêve d’angoisse plus exactement, l’image d’un homme en armure pourvu d’un instrument particulièrement agressif qui n’est autre qu’un tube de Fly-Tox – je ne sais pas si vous avez déjà vu des tubes de Fly-Tox, ça se présentait comme une espèce d’énorme seringue – et, avec ce Fly-Tox, cet homme en armure devait détruire tous les petits objets phobiques, les insectes, et le sujet était dans l’angoisse d’être traqué et étouffé dans le noir par cet homme en armure. Et curieusement, alors que tout montre que cet homme est une image paternelle, il a l’armure, il a un instrument, curieusement l’analyste l’interprète à son patient comme étant la mère phallique. Et elle ne cessera, dans cette observation, de s’interroger sur cela : est-ce qu’elle a vraiment eu raison de l’interpréter comme la mère phallique.
D’autant que, tout de suite après, apparaît la réaction perverse du patient :
– d’abord sous la forme d’un fantasme, s’imaginer vu urinant par une femme
– puis une réversion de cette position, c’est-à-dire lui observant une femme en train d’uriner
– puis une troisième étape, au fil de l’analyse et donc des interprétations de l’analyste, la trouvaille d’un petit local où il pouvait effectivement observer des femmes urinant pendant qu’il se masturbait.
Lacan fait le commentaire de cette réaction perverse – vous verrez pourquoi on ne peut pas véritablement parler de perversion mais de réaction perverse – comme quelque chose qui a pris l’allure d’une cristallisation fantasmatique (qui évidemment fait partie des composantes du sujet) non pas de la mère phallique mais de la mère dans son rapport au phallus, ce qui est tout différent. Et il ajoute que la mère phallique est là produite en raison de l’attitude de l’analyste qui, en quelque sorte, offre un démenti à cette mère aphallique par son interprétation et par ses positions, que cette analyste d’ailleurs appelle elle-même ses positions contre-transférentielles.
Je passe sur un certain nombre de détails. L’aboutissement de l’analyse, enfin ce qui est considéré comme étant un aboutissement de l’analyse : le sujet manifeste un certain rapprochement de la distance à l’objet réel, c’est-à-dire à son analyste, et il commence à épier ses jambes, ensuite il finit par dire que finalement il ne pourrait s’en sortir que s’il couchait avec son analyste, etc…
Elle lui rappelle un peu brutalement les conventions de la situation analytique, elle lui dit « mais enfin vous imaginez des choses, vous êtes en train de vous faire peur avec des choses dont vous savez qu’elles n’arriveront jamais », elle le rappelle brutalement au fait que la situation analytique ne permet pas cela. Et c’est d’ailleurs après cette intervention que le sujet passe définitivement à l’acte et trouve l’endroit parfait dans le réel, c’est-à-dire cette petite pissoire des Champs-Élysées où il observe les femmes, des femmes en train de pisser.
On ne sait pas trop comment se termine le traitement mais ce qui est tout de même assez amusant c’est qu’à la fin du traitement le sujet a cessé ses pratiques qui, curieusement, ne sont pas appelées voyeuristes. On pourrait s’interroger : pourquoi ne parle-t-on pas de perversion voyeuriste ? Peut-être que justement c’est la fin du traitement qui donne le fin mot de cette histoire puisqu’il cesse ses pratiques parce qu’il est surpris par une ouvreuse. Donc on voit bien à ce moment-là qu’il s’agit de réaction perverse, et non pas de perversion, parce qu’une perversion ne céderait pas aussi facilement. Mais il garde comme petit symptôme quand même le fait que ses souliers sont soit trop grands, soit trop petits, enfin qu’ils ne sont jamais comme il faudrait et Lacan parle à ce moment-là du virage de la transformation de la phobie qui est accomplie. On peut se demander, en effet, si ce qui se présentait au départ comme une phobie, n’est pas là, dans la question des souliers, transformé dans un fétichisme ou en tout cas porterait la marque du fétiche.
Et, comble du comble, le sommet de la prétendue bonne distance à l’objet réel est donné, comme s’il y avait là un sommet, un acmé, au moment où le sujet a la perception, en présence de son analyste, d’une odeur d’urine, comme si c’était l’apogée de la perversion.
Eh bien j’espère avoir réussi à vous faire passer un petit quelque chose de ce que Lacan disait à cette époque. C’est une leçon, je ne sais pas si certains d’entre vous l’ont lue ou un peu travaillée peut-être, je l’ai trouvée particulièrement embrouillée, je ne sais pas si c’est votre avis.
C’est assez difficile de saisir le fil de ce que Lacan veut nous faire sentir et je crois qu’il y a là quelque chose qui prépare aux leçons suivantes, on est à la fois avec cet objet phobique et l’objet pervers sur la question d’un au-delà du rapport à l’objet.
— Alice Massat : Oui, et puis je crois qu’en fait son objectif est déjà annoncé un peu dans les leçons précédentes, c’est bien de montrer la différence entre la question de la frustration, donc avec ce manque imaginaire d’un objet réel par opposition à la castration qui serait ce manque symbolique d’un objet imaginaire. Et j’ai l’impression qu’en mettant Bouvet et ses collègues du côté de la frustration, il veut bien montrer l’importance de l’introduction de la dimension symbolique dans la relation analytique et du manque d’objet imaginaire dans la dimension de la castration. Je crois que c’est surtout ça qui, dans ces dernières leçons là, la troisième, la quatrième et celle-ci, qu’il est en train d’amener peu à peu.
— JPB : Je crois qu’il le dit dans la page 6/54 dernière transcription Ali (je crois qu’il y a une petite erreur que j’ai corrigée) ceci n’est qu’une parenthèse destinée à montrer l’utilité de mettre toujours en jeu cette dialectique de la relation ici des trois objets premiers. Dans les deux exemples qu’il donne, aussi bien dans l’exemple de Ruth Lebovici que dans l’exemple de Marty et Fain, il reste dans les trois objets premiers dont a parlé Nathalie tout à l’heure, c’est-à- dire la mère-l’enfant-le phallus, et il ajoute autour de laquelle reste pour l’instant ce (et non pas sauf), dans la notion générale, quelque chose qui les embrasse tous et les lie dans leur relation symbolique : autour de laquelle reste pour l’instant localisé le quatrième terme qui est le père dont il ne parle pas sinon pour dire que justement c’est ce que va éviter Ruth Lebovici. C’est ce que tu dis, Nathalie, c’est ce que dit aussi Alice.
Pour le moment il va rester, dans les deux exemples qu’il donne, dans les trois objets premiers.
— ND : Oui, exactement.
— JPB : Et c’est ensuite qu’il va introduire le rôle du père. Il l’évoque juste là en disant que Ruth Lebovici se pose la question, à un moment donné elle se demande si elle aurait dû parler du père effectivement ou de la mère phallique.
— ND : Oui, et elle n’en a pas parlé, dit-elle, parce que le père était très carent dans la réalité.
— JPB : Elle dit qu’elle a hésité quand même et Lacan dit, que si jamais elle n’a parlé que de la mère phallique c’est à cause de ses propres positions à elle, ce n’est pas l’interprétation justifiée de ses trois propositions.
— ND : Oui, exactement. Ce qui est intéressant aussi peut-être dans cette leçon c’est qu’on voit comment la négation de la castration fait tomber dans le registre de la frustration.
— JPB : Elle pense au patient dans la triade mère-enfant-phallus : qui est-ce qui a le phallus, comment on peut le faire apparaître, dans quelles circonstances…
— ND : Alors que l’objet phobique est justement un objet qui fait appel à un élément qui est en dehors de cette…
— JPB : Ça, c’est la conception de Lacan à ce moment là, la phobie c’est justement le moyen que trouve l’enfant pour faire apparaître quelque chose qui serait analogue à la castration.
— ND : Voilà, qui échappe à la relation à la mère.
— JPB : Pas la castration mais quelque chose qui y serait analogue, ce qui donne une espèce de solution imaginaire au problème de la castration, …avec l’histoire du chien
Dans la salle : Et dans la perversion, si on revient à la façon d’aborder la castration, c’est juste un déni, un objet qui vient remplacer le phallus manquant ?… Donc, dans la phobie on fait appel à la castration et dans la perversion non ?
— JPB : La phobie ce n’est pas vraiment la castration. Dans la phobie on essaie de trouver une solution imaginaire qui remplace, si on peut dire, la castration. Dans la perversion, vous avez le déni qui n’est pas tout à fait… Dans une perversion transitoire, dont elle parle là, on fait tourner simplement le patient entre la mère, le phallus et l’enfant, il tourne vers ce triangle.
— AM : Et puis il dit : dans des moments non ordonnés symboliquement.
— JPB : Dans des moments particuliers comme ça. Le fétichiste, je ne sais pas si vous avez eu des patients fétichistes en analyse mais ça se passe vraiment à des moments… Je me souviens d’un patient qui mettait des mois et des mois à accumuler l’argent pour acheter des chaussures extraordinaires, donc il achetait une paire de chaussures qu’il payait l’équivalent de je ne sais pas combien, 1400 euros ou 1600 euros, quelque chose comme ça, un patient pas très riche, mais c’était des moments bizarres parce que il y avait des moments où il sortait la chaussure, (dans le film de Bunuel il y a une scène comme ça), il avait une scène érotique qu’il ne me décrivait pas avec la chaussure, c’est comme si ses chaussures s’illuminaient à un moment donné.
— ND : C’est le film de Bunuel, le «Journal d’une femme de chambre» tiré d’Octave Mirbeau ?
— JPB : C’est le «Journal d’une femme de chambre», peut-être là dedans, la chaussure s’illuminait à un moment donné et ensuite la chaussure, il la salissait avec ce qu’il faisait, il la nettoyait et la chaussure, elle n’était plus…., c’était un moment juste, la chaussure était apparue comme ça.
A propos de la réversion comme ça, quand il devient chaussure, je crois que dans le «Journal d’une femme de chambre» le bonhomme demande à la fille de lui marcher dessus, c’est-à-dire qu’il devient, d’une certaine manière, ce sur quoi justement ce n’est plus lui qui va marcher sur la chaussure, c’est lui qui va devenir la chaussure sur laquelle la femme de chambre en question marche.
— ND : C’est ça, dans cette alternance d’identifications.
— JPB : Dans cette alternance d’identifications, mais les moments où la chaussure devenait intéressante pour lui étaient des moments complètement isolés du reste.
Ça ne rentrait pas du tout dans l’histoire de ce monsieur bien sous tous rapports etc…et même dans les cas des exhibitionnistes, on sait bien comment l’exhibitionniste est souvent père de famille, avec des enfants, une femme, une bagnole, un pavillon, il a une vie tout à fait tranquille et il y a des moments, comme ça, qui sont tout à fait là aussi anhistoriques où il va se déshabiller, il va se dénuder devant les petites filles à la sortie de l’école, qui sont des moments que lui-même ne comprend pas du tout, il est tout à fait saisi par des moments qui ne sont pas du tout historisables, ça ne fait pas du tout partie d’une histoire qui serait racontable pour lui même, il ne comprend pas ce qui se passe. C’est curieux.
— ND : Ça reste isolé, ça reste clivé même.
— JPB : Un monsieur photographe, qui, de temps en temps était pris, pendant deux jours il allait se montrer aux vendeuses à travers les vitrines, ça durait deux jours, il ne pouvait plus s’arrêter, la nuit il allait dans un endroit qui reste ouvert. C’était tout à fait séparé de sa vie actuellement bourgeoise, tranquille. Il était photographe, c’est pas tout à fait par hasard non plus…mais il y avait ces moments dont il sortait à la fin en prenant une cuite et en se masturbant pour arriver enfin à sortir de ces moments. C’était pour dire que les exemples de Lacan sont très, très, cliniques.
— ND : Absolument.
— Dans la salle : Mais là, nous parlons plutôt des réactions perverses que de la perversion elle-même ? ND : Oui, puisque c’est la conduite de la cure qui a pour effet d’avoir ce type de résultat.
— JPB : Au moins un historique, c’est vrai que là c’est une réaction perverse.
— Dans la salle : C’est vrai que cliniquement c’est une très belle leçon, c’est une leçon à la fois de combat, en 1957 il vient de se faire sortir, il est sur le point de ne plus être didacticien, il ne l’est plus donc il n’a plus le droit de transmettre la clinique, c’est une leçon de combat, enfin ça m’a paru comme ça. C’est très humoristique ce qu’il raconte quand à un moment donné il dit que le Professeur Lebovici a envoyé le patient à son épouse Ruth Lebovici et quand le patient, à un moment donné, regarde ses jambes, elle jubile bien et quand il lui parle de l’odeur d’urine dont elle serait porteuse, alors là il se moque un peu, tout ça est amusant. Il montre bien vraiment ce qu’était le cœur de ce qui se faisait à l’époque qui était la théorie du rapproché…distance… et il est obligé de se fonder comme didacticien et de casser un petit peu tous ces pontes qu’il cite dans le fond, indirectement, en les prenant au mot parce qu’il dit quelque part, je crois que c’est dans la leçon 3, il dit quelque part que les observations sont d’autant mieux faites que les gens ne comprennent rien à ce qu’ils observent, c’est la leçon 4.
— ND : Enfin il choisit ses observations quand même, ce sont des observations très soigneuses et qui témoignent de beaucoup d’interrogations de la part de l’analyste, là, pour l’observation de Ruth Lebovici.
— Dans la salle : Dans le cas de la patiente d’Anna Freud, ce n’est pas le cas, je crois.
— ND : Mais ce sont quand même des observations soigneuses et ce qui est intéressant c’est qu’il est sans cesse en dialogue avec d’autres analystes.
— JPB : Oui c’est ça qui est intéressant, si vous souhaitez avoir les observations, je vais vous les envoyer, l’une est rare c’est celle de Ruth Lebovici, j’en ai une version qui n’est pas terrible mais je vais vous les envoyer, si vous voulez, on va vous les faire passer par l’intermédiaire de l’ALI, on va vous diffuser les deux observations, celle de Marty et Fain et celle de Ruth Lebovici.
— ND : Alors reste quantité de questions, en fait, n’est ce pas ? Par exemple, quelle est la différence, comment situer un objet phobique par rapport à un objet fétiche ? Ce n’est pas du tout la même place et en même temps ce sont quand même des réponses imaginaires, c’est cela que Lacan essaie de faire valoir dans cette leçon. Il dit à un moment que le sujet est obligé d’y mettre du sien pour répondre à une situation qui est une situation entièrement située dans l’imaginaire, par l’analyste.
Et c’est le cas parfois pour l’observation de cette enfant phobique, on voit bien que c’est le moment où justement le phallus disparaît complètement, elle ne sait plus du tout où le situer, qu’elle invente, enfin qu’elle fait appel à ce chien fantasmatique, terrifiant, qui la mord dans un rêve, je crois, et que se constitue l’objet phobique justement comme, je ne sais pas, je crois qu’il utilise à un moment l’idée d’objet pas symbolique, c’est un objet imaginaire l’objet phobique, seule l’image du chien suffit, on le sait, dans une phobie d’enfant, l’image seule suffit à déclencher la terreur, mais il tire cet objet du côté du symbolique absolument comme le disait Jean-Paul tout à l’heure, c’est-à-dire que c’est un élément qui, lui, échappe à la relation à la mère.
Et c’est pour cela que la dimension que j’ai trouvée vraiment intéressante dans cette leçon, c’est d’essayer de nous faire percevoir comment dans certaines pathologies, dans la phobie, dans le fétichisme, mais aussi dans certaines formes sociales, tout à fait organisées et codifiées, de l’amour courtois, du bundling, etc….il y là la recherche, la recherche dans l’amour ou dans le sujet, la recherche de quelque chose qui est l’au-delà de l’objet, c’est ça qui m’a paru intéressant, c’est ça que j’espère vous avoir fait passer.
— JPB : Il y a une erreur que je trouve là, il y a une erreur que j’ai laissé passer, c’est en haut de la page 2 c’est en tant qu’une certaine discordance s’introduit entre cet objet imaginaire et l’objet réel, que l’analyste va être à chaque instant apprécié, jaugé ; et qu’il va modeler ses interventions.
Que pensez-vous de cette phrase ?
Alors évidemment il y a quelque chose qui ne va pas, c’est pour ça que je vous conseille tout à fait, même dans les versions que nous vous passons de voir s’il y a des erreurs. Moi je propose de l’écrire comme ça, il faut les noter ces erreurs, il n’y en a pas exprès mais il y en a évidemment.
Je crois qu’il faut le noter comme ça : c’est en tant qu’une certaine discordance s’introduit entre cet objet imaginaire et l’objet réel, que l’analyste va être à chaque instant à apprécier, à jauger ; et qu’il va modeler ses interventions à chaque instant…
— ND : Oui, ça devient intéressant, lu comme ça.
— JPB : Quand on corrige, il faut toujours noter ce qu’on a corrigé parce qu’on peut se tromper et également choisir la solution la plus simple, là il y a juste une voyelle à ajouter.
— ND : Oui, il manque le petit a !
— JPB : Oui, tu vois il manque le petit a !
— ND : Alors peut-être pour ceux qui ont lu Freud, je trouve que ce qui est peu embrouillé justement dans cette leçon, c’est la distinction qu’on perçoit par contre très bien chez Freud lorsqu’il parle de l’objet de la pulsion ou de l’objet d’amour, en général on sait très bien s’il parle d’un objet partiel ou s’il parle d’un objet qui est un être humain, la mère par exemple, et c’est pour ça que là, dans ce contexte, enfin dans cette leçon, je me suis peut-être moi même un peu embrouillée à certains moments parce-que je trouve que ce n’est pas si évident, dans l’énoncé de Lacan. Non, ça ne vous pas frappés ?
— Dans la salle : Pour ma part, j’ai trouvé que ce n’était pas si évident que ça de saisir le passage ou en tout cas ce qu’il fait dans ce passage de la relation anaclitique à la relation névrotique, la relation anaclitique étant, pour moi définie comme étayage, une mère qui nourrit, un père qui protège, etc, on a un petit peu de mal à admettre cette subversion, mais au fond quand même la question pour moi reste entière.
— ND : Vous avez lu l’article sur les « Types libidinaux » ?… Parce que ce sont strictement les mots de Freud.
Alors vous avez raison, lorsqu’il en parle dans «l’Introduction au narcissisme», il parle de relation par étayage et, c’est par étayage sur les pulsions du moi, donc c’est un tout autre accent, c’est très différent, et en effet l’accent est beaucoup plus mis sur la dépendance infantile en quelque sorte à une femme mère, on entend plus ça.
Tandis que, dans ce petit article, il est très court, il fait trois pages, il parle véritablement de relation érotique et du besoin d’être aimé et je crois que c’est à partir de ce besoin d’être aimé que Lacan s’interroge parce que ça lui paraît ne pas aller de soi justement que Freud le commente comme ça, on s’attendrait à ce que ce soit le besoin d’aimer comme ça était aimer la mère, eh bien pas du tout, Freud dit le contraire.
Donc Lacan le prend au sérieux et essaie d’en rendre compte. Et j’ai trouvé que la façon dont il en rendait compte était extrêmement intéressante justement parce que c’est là où il fait intervenir la subjectivité de l’autre, la subjectivité du partenaire, donc on sort tout à fait d’une dimension imaginaire, on entre dans une dialectique qui, en effet, est symbolique, qui met en jeu non seulement le désir du sujet mais aussi le désir de l’Autre.
— Dans la salle : C’est le moment justement où ça m’interpelle un peu, c’est que là, quand Lacan parle, il emploie quand même des mots tels que besoin, dépendance, on n’est pas du côté du désir et en même temps quand il le décrit on a l’impression qu’il décrit justement, enfin presque une structure plutôt névrotique, mais à ces signifiants près qui quand même parlent d’autre chose, c’est curieux !
— ND : Tout à fait, vous avez raison, c’est vrai il parle de besoin, il ne parle pas de désir. A cette époque-là, le désir en fait il ne le cerne que du côté du manque de la mère et de cet au-delà de l’objet, voilà comment il le cerne. D’ailleurs, l’année suivante, peut-être même cette année-là, je ne sais plus, il parlera du manque à être, il ne parle pas encore de désir mais de manque à être.
— Dans la salle : La question de l’interprétation qui a généré le symptôme, la réaction perverse de l’analysant, je me suis dit : l’impact de cette interprétation… elle peut être pertinente mais est-ce à faire ? Est-ce le passage à l’acte du psychanalyste à ce moment-là ?
— ND : Alors, comment en rendre compte ? Moi je crois qu’on peut simplement dire que, d’une certaine façon, avec son interprétation de mère phallique, elle opère une sorte de démenti de la castration, c’est-à-dire elle ne parle plus du rapport de la mère au phallus, elle parle de mère phallique, ce qui est tout autre chose.
— Dans la salle : C’est une personne dont vraiment Lacan dit qu’elle est une très mauvaise analyste parce qu’à un moment donné il se disait…
— ND : Écoutez, elle est très mauvaise analyste mais elle est aussi en contrôle.
— Dans la salle (la même personne) : Il dit que ce garçon est resté trois ans, il a tenté à un moment donné de faire intervenir la castration, il s’est même fait enlever des varices, c’est une opération, voilà il va tenter, elle a continué, ça je peux vous dire…
— ND : Mais je crois aussi qu’on sait bien que la formation des analystes n’est pas sans effet…
— JPB : Elle était en contrôle avec M. Bouvet, Ruth Lebovici.
— Mme B : Moi je me posais une question de fond : est-ce que là cette histoire de désir cerné dans l’au-delà de la mère et cette notion de manque à être, est-ce que ce n’est pas là une solution même si elle est imaginaire, au problème de la castration ? Est-ce que ce n’est pas là une solution ?
— ND : Une solution à quoi ?
— Mme B : Une solution à la castration.
— J.P.B. : Une solution, au sens où ça la dissout ?
— Mme B : Non pas dissoute, mais c’est une solution, même si elle est imaginaire, c’est une solution d’aller au-delà de la mère.
— ND : Ça, en soi, ce n’est pas imaginaire, c’est la réponse qui est imaginaire.
— Mme B : On ne peut l’éviter peut-être même qu’imaginairement. Car c’est une réalité, c’est un réel la castration, c’est le réel, c’est l’impossible.
— AM : Ce serait une manière de l’éviter justement, une solution pour l’éviter.
— Mme B : Exactement c’est ce que je me demande, si ce n’est pas une solution, qui tient la route, après !
— ND : Mais absolument, je suis d’accord avec ça. Mais ça n’est pas une solution imaginaire, l’au-delà, c’est aimer quelqu’un pour ce qu’il n’a pas, ça revient à ça.
— Mme B : Voilà, oui. Mais pourquoi on dit qu’elle est solution imaginaire ?
— ND : Moi je n’ai jamais dit que c’était une solution imaginaire. Non, c’est la solution du patient qui est imaginaire, c’est la réponse qu’il fait, lui, à cet au-delà de l’image qu’il cherche dans l’Autre. Le pervers peut nous apprendre ça, c’est que lui ne s’en tient pas à l’image, contrairement au névrosé, en quelque sorte, il veut aller au delà, il vise au delà. Nous, nous sommes soumis à ce filtre imaginaire, qu’on le veuille ou pas ; lui, il cherche à aller au-delà mais cet au- delà, en lui-même, n’est pas imaginaire, c’est le manque, c’est le manque à être de la mère. La solution qu’il trouve, lui – en l’occurrence la réaction fétichiste – est imaginaire puisqu’elle consiste, dans ce manque à imaginer voir un objet, à supplémenter l’Autre en quelque sorte d’un objet, ça c’est imaginaire.
— Mme B : Là oui, c’est imaginaire, d’accord ; mais justement je me posais la question : et alors, pourquoi pas ? Dans la mesure où ça évite peut-être des dégâts de castration…
— Dans la salle : La castration serait normative normalement.
— ND : Mais là aussi, il faut s’entendre sur ce dont on parle parce que je crois qu’il y a deux registres possibles de la castration alors je vais peut-être embrouiller un peu les choses mais il existe un registre de la castration qu’on peut appeler castration imaginaire…
Lacan distingue deux temps pour la jeune enfant phobique :
– la castration imaginaire c’est celle qui porte sur le sujet. Il est privé de ce phallus et même s’il l’a, il en est privé puisqu’il doit passer par la menace de castration et qu’il ne l’a jamais que sur fond de «il ne l’a pas». -tandis que la castration symbolique, c’est celle qui porte sur l’Autre, c’est la castration du grand Autre, c’est-à-dire la castration maternelle. C’est pour cela que la phobie ne se déclenche véritablement que, au retour de la mère, quand l’enfant voit que sa mère est atteinte dans sa puissance.
— Dans la salle : C’est accepter que la mère est manquante par exemple ?
— ND : Voilà.
— Dans la salle : … question sur le pervers et le névrosé, sur l’évitement de la castration…
— ND : Lacan dit que le névrosé est dans un rapport à la mère dans son rapport au phallus.
Après il dira plein d’autres choses, il va beaucoup étudier la perversion et la phobie puisque je crois que, dans la relation d’objet, vous aurez un tiers du séminaire sur la phobie de Hans.
— AM : Voilà, merci beaucoup.
Transcription effectuée par le Collège et relue par l’auteur.