Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Paris (Gallimard, L’esprit de la Cité), 2018
06 mai 2019

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FAUCHER Jean-Marc
Lire Freud et Lacan

Marcel Gauchet, Robespierre. L’homme qui nous divise le plus, Paris (Gallimard, L’esprit de la Cité), 2018

 par Jean-Marc Faucher

Tous les naïfs, mais les francs scélérats aussi, trouveront un grand intérêt à la lecture fort instructive du livre de Marcel Gauchet : Robespierre. Notons que ce remarquable ouvrage a été mis sous presse avant que ne se déclenche l’épisode dit des gilets jaunes. La lecture n’en est que plus passionnante et la question finale plus pertinente, de la voir aussi vite inscrite dans notre actualité.

C’est dire comme cette lecture est également recommandable à ceux qui cherchent à y voir un peu plus clair dans les impasses où semble nous mener de façon répétitive notre vie collective.

L’ouvrage est sous-titré : l’homme qui nous divise le plus. Cette division peut être entendue de diverses façons : L’homme sur lequel nous avons le plus de difficulté à nous forger un jugement partagé. Mais aussi : L’homme qui incarna nos propres divisions, ou du moins celles qui rendent nos discours irréductiblement réfractaires à une synthèse.

C’est le parcours d’un homme, « d’une pensée en action », que Marcel Gauchet s’attache à suivre. Comment cet homme, après s’être appuyé pour son ascension sur la mise en avant intransigeante des principes les plus fermes, ce qui l’amènera à abattre les plus modérés, en vient-il à se saisir des moyens les plus en contradiction avec ces principes pour finir par occuper la place qu’il dénonçait, contre laquelle il s’était acharné, et qui lui sera fatale ?

Ce mélange de folie et d’événements dont nous nous honorons encore nous permet, à tout le moins, de mesurer à leur juste valeur les équilibres subtils auxquels sont parvenus les rédacteurs de notre constitution actuelle, du moins dans sa rédaction initiale.

Incontestablement Marcel Gauchet nous montre chez Robespierre l’intuition d’un fait que l’on peut dire de structure : celui qui exerce le pouvoir, fût-il élu, ne nous représente pas. Sa fonction devrait se limiter à « appliquer les lois par lesquelles la nation se gouverne elle-même, lesquelles lois sont l’expression de la volonté générale, dont la manifestation est confiée à ses représentants ». Mais Robespierre n’accepte pas les conséquences de ce qu’il pressent pourtant. Le parcours que Gauchet nous restitue d’une façon particulièrement lisible le montre plutôt tenter de contourner ce fait de structure en exerçant le pouvoir lui-même d’une place de représentant du peuple.

Sa défiance à l’égard de la place même de l’exécutif est telle qu’elle voue ceux qui seraient susceptibles de l’occuper à une suspicion systématique. Il est sans cesse question dans ses discours des « usurpations de ceux qui gouvernent », de leur volonté individuelle qui tend « naturellement à leur intérêt particulier ». « Tous les vices qu’enfanta la tyrannie n’ont pas disparu avec le tyran ; ceux qui se seraient prostitués à lui se prostituent à l’orgueil, à l’ambition, à la cupidité ». Il s’agira donc de « garantir […] la souveraineté du peuple contre le gouvernement même qu’elle doit établir ».

La place où Robespierre s’installe dans cette logique constitue un savoir-faire tactique qui aura une postérité. Son talent d’orateur au Comité de salut public lui permet de rester du côté des accusateurs, en même temps qu’il « inspire oriente voire contraint » un exécutif subordonné. Cette place du guide, incarnant la vertu du peuple, se révèle efficace pour régner et lui permet de rester à l’écart des cibles que son discours désigne aux colères sans cesse attisées.

De cette place, Robespierre va efficacement contribuer à bâtir en pratique, « tout en le masquant autant qu’il est possible », un pouvoir exécutif dictatorial « qui affecte de ne pas en être un ». Et cela sans qu’apparemment il semble le moins du monde alerté par le grand écart auquel il se trouve conduit. La pratique, poursuit Gauchet, fonctionne, en un mot, comme le refoulé de la théorie.

C’est là l’autre question où il est passionnant de suivre l’auteur : en quels termes interroger une position subjective qui conduit Robespierre à réserver un tel sort aux contradictions dont sont porteurs ses discours successifs ? S’agit-il de l’interroger en termes éthiques ? cliniques ? politiques ?

Cette apparente duplicité doublée d’une habileté manœuvrière consommée est-elle consciente d’elle-même ? Ou se déploie-t-elle en toute méconnaissance avec une totale sincérité ? Dénote-t-elle la mauvaise foi d’un « démagogue pernicieux » pris dans des luttes pour le pouvoir ? Ou relève-t-elle plutôt de l’intelligence de situations politiques rapidement mouvantes chez un homme qui « découvre, à l’épreuve des circonstances extraordinaires, la nécessité de ce qu’il refuse ou réprouve dans le principe ».

Il paraît singulièrement difficile de faire la part des choses. Et l’on ne saurait qu’être caricatural à vouloir résumer les éléments que Marcel Gauchet prend le soin de reprendre dans le détail. L’ensemble est passionnant. Tout y est précieux, tout y est instructif.

Sur la fin de l’année 1792 et le début de 1793, les clivages se déplacent et s’exacerbent dans la tension croissante d’un manichéisme virulent. « Aujourd’hui que l’ennemi commun est terrassé, vous verrez ceux que l’on confondait sous le nom de patriotes se diviser nécessairement en deux classes… il n’existe plus que deux partis dans la république, celui du peuple français et celui des hommes ambitieux et cupides ».

Mais le postulat initial du caractère naturellement vertueux du peuple, où la république devait trouver ses fondements une fois le tyran abattu, ne se vérifie pas. Non seulement « la vertu fut toujours en minorité sur la terre » mais « le peuple est égaré, il faut s’attacher à l’instruire ». Marcel Gauchet situe au printemps 94 l’émergence du point où « la contradiction se déclare au sein de la pensée de Robespierre », contradiction qui, dit-il, est « celle de tout l’esprit de la révolution ».

Le projet révolutionnaire qui était initialement conçu comme un simple retour à un ordre naturel qu’avait subverti le tyran, se révèle après coup ne plus pouvoir reposer que sur un autre postulat ; celui d’un progrès collectif de la raison dans l’ordre politique. Donc sur quelque chose dont l’hypothétique advenue ne peut qu’être reportée dans l’avenir.

Il est intéressant de nous arrêter un instant sur cet ultime renversement que Marcel Gauchet désigne à notre attention. Ce mode d’anticipation, que Robespierre évoquera avec la métaphore de l’homme qui jette son ancre dans l’avenir, rappelle celui repéré chez Joyce par Lacan.

Dans cette structure chronologique particulière, une entreprise ne trouve finalement ses propres fondements que dans une anticipation de la situation qu’elle devrait finir par produire.

Mais comment dans l’esprit de Robespierre répondre au hiatus ouvert par ce saut dans l’avenir qui pose la question de la transition ? Qu’envisager dans l’attente de cet hypothétique progrès ? Il semble à ce moment douter qu’un groupe humain soit gouvernable sans l’appui d’une religion, ce qui reste une question actuelle.

« Le chef d’œuvre de la société serait de créer en [l’homme] un instinct rapide qui, sans le secours tardif du raisonnement, le portât à faire le bien et à éviter le mal […]. Or ce qui produit ou remplace cet instinct précieux, ce qui supplée à l’insuffisance de l’autorité humaine, c’est le sentiment religieux qu’imprime dans les âmes l’idée d’une sanction donnée aux préceptes de la morale par une puissance supérieure à l’homme ».

L’être éternel, avait-il dit, « me paraît à moi veiller d’une manière toute particulière sur la révolution française ». Pourtant, cette sanction, Robespierre allait se proposer de la distribuer lui-même avec la loi du 22 prairial. « Celui qui peut remplacer la divinité dans le système de la vie sociale est à mes yeux un prodige de génie ».

Ce saut tardif lui fut toutefois fatal. Marcel Gauchet déroule alors la succession des événements où Robespierre, malgré sa longue expérience des maniements d’assemblée, se laisse prendre d’une façon irréversible dans une mécanique dont il connaissait pourtant bien les rouages. Et ceci alors même qu’il semblait avoir à sa disposition les moyens d’en réchapper. Là aussi des questions restent ouvertes sur ce que fut sa position dans un épilogue qui, par certains côtés, semble s’être joué à son insu. Peut-être se méprenait-il sur le regard dont il se sentait accompagné ? Lui-même ne se regardait pas comme un tyran.

L’intitulé du dernier chapitre, où cette révolution est dite terminée en même temps qu’interminable, en dit long sur cette division que Robespierre incarna, sur son caractère insoluble qui la rend toujours prompte à renaitre des cendres où sa méconnaissance conduit les entreprises qu’elle inspire.

Une révolution se termine, mais par de toutes autres voies que celles que laissaient espérer les idéaux de ses inspirateurs. Ceci est oublié nous dit Marcel Gauchet et c’est ce qui la rend interminable. C’est cet oubli même, conforté par l’apparente stabilité retrouvée, qui ranime la vigueur de l’illusion fondatrice. Alors, pas d’issue ? C’est du moins ce que laisserait supposer le titre très freudien de ce chapitre. À moins… d’y trouver une passe ? Mais saurait-elle être collective ?

Au début de son chapitre précédent Marcel Gauchet évoquait le modèle plus paisible de la monarchie constitutionnelle anglaise (sans constitution). La neutralisation de la puissance monarchique, disait-il, « laisse cependant subsister un point d’identification du pouvoir marquant son extranéité ».

Nous retrouvons là ce joli terme peu usité, par lequel Clérambault a su nommer le caractère si particulier du lieu d’où est issu ce qui l’anime pour celui qui est porteur d’un automatisme mental.

Ainsi serait marquée la place où vient celui qui s’offre à incarner l’autorité. Une place, quoi qu’on ait pu en dire, pas très « normale ».

Grâce à Marcel Gauchet le lecteur pourra se considérer comme averti de ce point de structure. Mais s’il l’est, ce sera à titre particulier. On en revient à la même question : peut-on l’être à titre collectif ? Ce n’est pas sûr.

Décidément la lecture de ce livre ne peut qu’être vivement recommandée, aux uns comme aux autres.