A QUOI BON ?
22 janvier 2022

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ROTH Thierry
Séminaire d'hiver

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Séminaire d’hiver 2022 
Nos inhibitions, nos symptômes, nos angoisses
Samedi 22 janvier 2022
Intervention de Thierry Roth 

A QUOI BON ?

 

            Freud pensait que la fin de la répression morale et sexuelle réduirait considérablement les symptômes, les culpabilités, les angoisses, éviterait nombre d’inhibitions, voire même mettrait fin aux névroses… Cependant, si la clinique a changé en effet, le malaise persiste, sous d’autres formes.

Mais Freud n’était pas un naïf, c’est le moins qu’on puisse dire, et parallèlement à l’espoir qu’il mettait dans la future libération sexuelle, il craignait aussi le déchaînement des pulsions et de la barbarie. Il avait également repéré le caractère inexorable de l’insatisfaction sexuelle (« quelque chose tenant à l’essence de la pulsion sexuelle elle-même nous refuse la pleine satisfaction et nous pousse sur d’autres voies », écrit-il en 1930). Avait-t-il repéré quelque chose de l’ordre du « non-rapport sexuel » pointé plus tard par Lacan ? Pas tout à fait bien sûr, le non-rapport sexuel est une notion complexe et qui va bien au-delà de l’insatisfaction sexuelle – il n’empêche d’ailleurs pas la satisfaction de chacun des partenaires, mais décrit plutôt la dissymétrie des jouissances et l’absence d’un rapport inscriptible.

            Freud, en tout cas, avait vu juste quand il prévoyait la possible chute des grandes névroses grâce à la libéralisation des mœurs, même si cette chute n’est bien sûr que relative, mais je crois par contre qu’il n’avait pas complètement anticipé l’ampleur de la désorientation des sujets modernes… Il n’avait sans doute pas non plus imaginé que la libéralisation sexuelle et l’émancipation des femmes déboucheraient paradoxalement sur une dénonciation encore plus massive du sexe. La liberté sexuelle qui s’est massivement et rapidement installée à partir des années 60, a finalement débouché – tout aussi rapidement – sur sa dénonciation plus forte encore.

La résolution du transfert, visée par Freud en fin de cure, s’est traduite collectivement par un rejet de la fonction paternelle et de sa « prescription phallique ». Il n’est plus question désormais de « se passer du Nom-du-Père à condition de s’en servir » (Lacan[1]), mais plutôt de la promotion de sa récusation voire de sa forclusion. Que constatons-nous parmi les conséquences de ce phénomène ? Eh bien que le sujet dit « hpermoderne », affranchi du Nom-du-Père[2], libre désormais d’exprimer ses désirs, libre de revendiquer ses identifications de genre – volontiers mouvantes –, ce sujet si actuel se montre finalement particulièrement dépendant, accroché à la jouissance objectale (directe et volontiers illimitée). Dépendant des objets et des modes plutôt que du sexe ou d’une autorité. Quant aux relations amoureuses, elles sont elles aussi dépendantes du zapping et de la concurrence permanente, proposés par les applications de rencontre notamment.

            Je voudrais donc souligner cet apparent paradoxe : la levée des restrictions morales concernant la sexualité, les progrès scientifiques concernant la contraception et la fécondation (qui ont permis une sexualité ludique indépendante de la procréation), le droit des femmes à la jouissance et au respect au même titre que les hommes, tous ces progrès ont débouché finalement sur une guerre des sexes renouvelée, plus vive encore, voir même désormais sur une guerre contre le sexe. Je constate dans ma clinique un relatif désintérêt pour la sexualité chez de nombreux couples de jeunes. A refuser toute forme de dyssimétrie et de dépendance à l’instance phallique, c’est le sexe qui se retrouve ainsi dévalorisé, dénoncé, et concurrencé par toutes ces jouissances objectales, technologiques, volontiers addictives… La sexualité, elle, se retrouve alors souvent désubjectivée, simplifiée d’une certaine manière, devenant une sorte d’activité ludique parmi d’autres, une sorte de gymnastique sexuelle… « J’aime bien voir Mathieu de temps en temps, me disait récemment une patiente, on fait du bon sexe ensemble ». Les drogues et au-delà tous ces objets si pratiques fabriqués pour les jouissances individuelles, pullulent et séduisent, et leur nomination en tant que « sexolytiques » par Charles Melman il y a quelques années se justifie tout à fait. L’orientation autour du sexuel ne semble plus le destin promis à nos jeunes contemporains…

Par ailleurs nous constatons, autre paradoxe apparent (et pas sans lien avec ce que je viens d’évoquer), que ces libertés nouvelles cohabitent avec de nouvelles formes d’inhibitions, pas seulement sexuelles bien entendu. Dans son texte Inhibition, symptôme et angoisse, Freud décrit les inhibitions comme étant le plus souvent liées au sens sexuel caché de telle ou telle action ainsi entravée, ou encore au sens caché de profanation vis-à-vis des instances parentales ou morales. Ainsi l’inhibition à l’écriture par exemple peut être liée, je cite Freud, au fait que « l’écriture, qui consiste à faire couler d’un tube du liquide sur un morceau de papier blanc, a pris la signification symbolique du coït ». Freud décrit ainsi les inhibitions comme des restrictions moïques « soit par précaution », pour s’éviter un danger et un nécessaire refoulement, « soit à la suite d’un appauvrissement en énergie », lors d’un deuil par exemple[3].

Mais alors, à une époque – la nôtre – où la répression des désirs sexuels n’a plus cours, où l’individualisme prime sur les valeurs morales sociétales, qu’est-ce qui peut bien aujourd’hui encore inhiber nos contemporains (et aussi les pousser à refouler) ? Ce ne sont pas les offres de jouissances pour tous qui manquent pourtant, ni l’encouragement à vivre selon ses désirs. Mais ce qui semble manquer, c’est peut-être le manque fondateur justement, c’est la vectorisation d’un sujet par son propre désir, faute d’appui sur le Nom-du-Père et la castration rejetés en chœur… Ainsi, de nombreux jeunes se présentent, non plus en raison d’un désir contrarié, refoulé, d’une jouissance interdite, mais plutôt parce qu’ils sont envahis par les offres de jouissances et incapables de savoir quel chemin prendre, quel pourrait être finalement leur désir… Ils sont souvent atteints de désillusion ou d’épuisement, avec une certaine dépressivité qui n’a pas toutes les caractéristiques d’une vraie dépression, mais qui est une sorte de constatation de leur inexorable impasse, une sorte de panne, de désintérêt… Ce qu’ils nous disent en gros, c’est « à quoi bon », à quoi bon ceci ou cela, ce choix plutôt qu’un autre, puisqu’aucun de ces choix ne semble avoir de sens pour eux, et qu’il y a toujours en plus un prix à payer.

Quelques exemples cliniques pour illustrer cela… Une jeune femme, en couple depuis plusieurs années, me raconte qu’elle s’ennuie avec son partenaire, qu’ils n’ont quasiment plus de discussions, ni de rapports sexuels, qu’ils partagent vraiment peu de choses… Mais elle n’imagine pas le quitter (« à quoi bon ?, me dit-elle, pour me retrouver seule ? Ou tomber sur encore pire ? »). Elle a eu un amant un fois, mais c’était – je cite – « un sale type ». Donc elle subit, malgré tous les possibles. Et surtout c’est exactement pareil dans son travail, qu’elle subit sans avoir la moindre idée de ce quelle pourrait faire d’autres. Donc elle reste, « ailleurs, dans une autre boite, ce serait pareil » dit-elle un peu dépitée.

Citons, autre exemple parmi bien d’autres, le cas de cet homme de 42 ans me disant ceci : « entre 20 et 40 ans, je me disais à quoi bon fonder une famille, c’est un truc de vieux, à quoi bon passer mon permis de conduire, c’est un truc d’adultes installés, de bon père de famille… Maintenant que j’ai passé les 40 ans je me dis à quoi bon tout ça, je suis trop vieux ».

Un mot aussi sur ce garçon de 28 ans, son père parti quand il avait un an et demi, jamais revu depuis… « Je n’ai pas de père » dit-il… Il a toujours vécu seul avec sa mère, dépressive devenu alcoolique pendant son adolescence. Aujourd’hui il est toujours vierge, à l’exception d’une prostituée vue deux fois « pour voir ce que c’était ». « Le sexe s’est bien passé » précise-t-il, mais ce qui lui semble impossible, impensable, intolérable, c’est d’aborder une fille, de prendre le risque d’une rencontre. Sans doute aussi de se séparer de cette mère qui a tout fait pour lui, qui souffre, et pour qui il est tout. Culpabilité et inhibition sont donc sur le devant de la scène, et aucun père, aucun repère ici pour l’aider à s’orienter.

Je voudrais m’attarder un peu plus, avant de conclure, sur le cas de Anne, jeune femme de 34 ans, en analyse depuis trois ans. Elle dirige plusieurs magasins avec succès, vit seule, se veut indépendante, tout en étant assez entourée. Elle semble très libre, et plutôt satisfaite de sa vie sexuelle. Elle change de partenaires régulièrement, mais elle n’a jamais pu faire couple. D’ailleurs la plupart de ses amants sont déjà en couple, ou ne veulent surtout pas s’engager. Mais elle se plaint cependant d’être toujours seule, bien que ses choix de partenaires laissent penser que ce sera toujours comme ça… Elle imagine d’ailleurs faire un enfant toute seule avec la PMA, « enfin autorisée en France » dit-elle.

A deux reprises cependant, il y a dix ans puis il y a trois ans au tout début de son analyse avec moi, elle a rencontré un homme libre, souhaitant s’investir avec elle, et à deux reprises elle s’est retrouvée d’une part complètement inhibée sexuellement, et d’autre part très cassante verbalement. « Je sais, dit-elle, j’ai tout fait malgré moi pour qu’il parte ».

Il y a peu, une nouvelle rencontre de ce type a eu lieu, avec d’emblée la même conséquence. « Je suis incapable de coucher avec lui, je ne sais pas comment me comporter » me dit-elle. Avec les autres, « c’est simple, précis-t-elle avec amusement, c’est un peu de la gymnastique sexuelle ». Bref la sexualité ludique, qui n’engage pas subjectivement, ne lui pose pas de problème. Un pur plaisir corporel, avec un partenaire occasionnel et sympathique de préférence, une jouissance des corps, tout cela ne pose pas de difficultés à Anne – comme à beaucoup d’autres jeunes. Mais l’amour peut venir chambouler cette apparente tranquillité. Il peut permettre, comme l’a exprimé Lacan, « à la jouissance de condescendre au désir », ce qui n’est pas rien évidemment (on le voit parfois avec certains toxicomanes), mais c’est aussi là le problème voire le danger… Car l’amour convoque le sujet, le parlêtre sexué donc, il convoque le manque à être d’un sujet et non plus simplement le moi !

Ma patiente, après trois ans de cure, sait que ce qui se passe là, au-delà de l’homme en question, est important. Elle s’agite, bouscule le cadre, demande des séances supplémentaires, me dit qu’il faut « absolument » que je l’aide à ne pas encore faire fuir son nouvel amoureux… En trois semaines, elle s’est révélée incapable de coucher avec lui, et ne sait pas quoi lui dire, même s’il semble s’avérer plutôt patient… Elle finit une séance en disant « je sais faire du sexe, mais je ne sais pas faire l’amour » (enfin c’est moi bien sûr qui l’arrête là-dessus).

Elle est angoissée par les conséquences d’une éventuelle rencontre amoureuse, et complètement inhibée devant le désir de son partenaire. « Je ne vais jamais y arriver, et vous ne m’aidez pas », se plaint-elle. Les quelques remarques que j’ai pu faire ne l’ont guère aidée en effet, rien ne changeait, elle se contentait d’acquiescer tout en estimant que mes quelques interventions n’étaient que des « constatations », qui ne l’aidaient pas… Elle me pousse à en dire plus, à l’aider à se « débloquer » avant que son compagnon ne s’en aille à son tour… Elle avait en général un discours très féministe, très « égalitaire », prenant volontiers les hommes comme des objets sexuels au même titre disait-elle que les hommes prennent les femmes comme des objets sexuels. Cette business woman qui ne manque pas de réussites, se retrouve donc complètement coincée devant son potentiel amoureux.

Mais que lui dire pour éventuellement, potentiellement, débloquer cette situation qui se répète à nouveau ? Après quelques minutes d’une séance un peu tendue, je réponds à ses interpellations, un peu exaspéré peut-être, en lui disant ceci : « C’est lui l’homme, laissez-le faire ! Laissez-le vous apprendre comment il faut faire, comment on fait l’amour ». Elle n’a pas apprécié évidemment, « et oh ! c’est vraiment pas très féministe ce que vous dites ! ». Je lui réponds « au contraire », avant de lever la séance… Je n’étais pas trop sûr de ce que je faisais à ce moment-là, si ce n’est que je tentais de la mettre face à son impasse et de l’interroger sur sa place de femme et sur la différence sexuelle, sur la dissymétrie des places. La remettre potentiellement du coté Autre, du côté féminin, et qu’elle puisse laisser à un homme la chance éventuelle de l’aimer et de la désirer en tant que femme. Finie la gymnastique sexuelle !

Je dois dire qu’au moment de mon intervention, je me suis rappelé une intervention de Charles Melman, qu’il avait racontée il y a quelques années, parlant d’une femme, la quarantaine bien entamée, se réveillant un peu tard pour tenter de faire un enfant et accumulant les aides médicales infructueuses. Un jour qu’elle pleurait en fin de séance sur ses échecs après tous ses essais d’aide à la procréation, Charles Melman lui dit, sur le pas de la porte je crois, « de toute façon ce n’est pas comme ça qu’on fait des enfants ». Sa patiente tomba vite enceinte… Quant à la mienne, elle me dit quelques jours plus tard qu’elle avait enfin pu coucher avec son homme. Il me semble que mon intervention est un peu du même type que celle de Melman que je viens de rappeler… Remettre la question du manque et de l’Autre au centre. Pour ma patiente, ma remarque fut d’abord entendue par elle comme une provocation voire une insulte à son statut de femme libre et indépendante, mais elle a sûrement joué un rôle finalement dans ce changement qui a eu lieu les jours suivants. Deux séances plus tard, que me dit-elle ? « J’ai peur de devenir dépendante de cet homme » ! Et oui, elle a raison…

Ce cas vise à montrer comment la libération des mœurs, la liberté nouvelle et souhaitable bien sûr des femmes, peuvent certes permettre une vie sexuelle plus facile, souvent d’ailleurs moins centrale dans la vie de nombreux jeunes, mais que dans le même temps peuvent surgir des inhibitions sexuelles qui n’ont rien à envier à celles des générations précédentes, même si elles n’ont pas les mêmes causes et les mêmes modalités. Il se trouve que Anne tenait encore à l’amour, et au transfert sans doute, pour que cela bouge un peu.

Dans certains autres cas – et je vais conclure là-dessus –, l’inhibition est plus massive, plus générale, celle des non dupes qui errent comme disait Lacan. Il ne s’agit plus de reculer devant son désir comme dans l’inhibition freudienne mais de stagner, d’errer, de reculer même devant l’absence de désir, l’absence de sens à l’existence. Certains plongent dans l’addiction, qui vectorise alors artificiellement leur vie dans une course effrénée, d’autres sont plutôt en panne.

Ce qui est intéressant et même réjouissant, c’est qu’ils viennent encore chez l’analyste, pour chercher justement quelques repères. Seule la relation analytique en effet, basée sur le transfert, peut permettre d’aller à la rencontre de ce qui a pu constituer le statut de sujet de chacun, de ce qui a pu lui donner sa singularité. C’est je crois en s’appuyant sur le désir de l’analyste, sur le transfert émanant de l’analyste en tant que transfert sur le savoir inconscient, que l’analysant aura une chance d’aller au-delà de son inhibition, à condition d’être prêt à affronter l’inconfort du désir. Sinon, il reste bien sûr la possibilité de consulter un comportementaliste ou un coach. Pourquoi pas ? Celui-ci proposera alors un chemin à suivre, il réveillera peut-être le moi, mais pas le sujet. On est là, comme vous le voyez, au cœur de notre problématique contemporaine : veut-on encore tenir compte du sujet de l’inconscient ?

[1] Jacques Lacan, Le sinthome, Séminaire 1975/76.
[2] Thierry Roth, Les affranchis. Addictions et clinique contemporaine, Toulouse, érès, 2020.
[3] Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse (1926), Paris, PUF, 1993.