L’exposition à l’Orangerie des œuvres de Sam Szafran est particulièrement saisissante : elle montre les étapes où trouvent leur place les tableaux de la fameuse série L’Escalier de la rue de Seine caractérisée par la déformation de l’espace.
Différentes séries se succèdent. La première met en avant le désordre chaotique d’un atelier, désordre certes cerné par quatre murs mais perméable aux tempêtes du monde extérieur, véritable point de départ chez un sujet marqué par le traumatisme réel de la dernière guerre mondiale. Dans la série suivante apparaissent en premier plan ses pastels, support concret de son travail artistique du moment. Ils introduisent un ordre dans chaque tableau : l’alignement d’une quantité surprenante de traits des couleurs, celui de ses propres pastels, dont une partie se trouve exposée au milieu de la salle. L’annonce de la torsion de l’espace à venir retient l’attention de l’observateur : les pastels ordonnés se trouvent reflétés en haut de la toile, sorte d’image en miroir, désordonnée cette fois. Ils introduisent ainsi l’imprévisible, l’inattendu, la rupture avec l’espace rassurant, organisé par la perspective, du reste du tableau.
La série suivante, celle de l’imprimerie, voit le tableau entier lentement sous l’emprise de l’anamorphose et perdre l’assurance de l’équerre. La composition subit un décalage, la perspective devient instable ; on croirait un bateau malmené en mer par la tempête.
Avec cette création, l’artiste nous emmène à l’escalier de la rue de Seine, qui deviendra l’objet de son observation et sa création obstinés. On y trouve le caractère familier des escaliers du vieux Paris, la rampe, les marches, les tommettes ; on y trouve aussi l’inquiétante étrangeté d’un espace où des repères inhabituels rompent avec la perspective traditionnelle. Les psychanalystes lacaniens s’y retrouveront par une déformation qui rappelle la torsion mœbienne.
Szafran n’en reste pas là. Regardez la curieuse série suivante : des philodendrons reproduits à l’infini dans la toile, à un détail près, la représentation à une place excentrée mais bien définie de sa femme dans le tableau. Comme si sa présence y était requise pour des raisons qui restent à explorer…
La torsion de l’espace dans l’œuvre de Sam Szafran est étonnante, certainement intéressante pour un analyste curieux de la topologie lacanienne, parce qu’elle nous permet de supposer que l’artiste a eu une intuition de la bande de Mœbius. Autrement dit, une perception, fût-elle inconsciente, de sa condition de parlêtre marquée par ladite torsion. Peut-être l’a-t-il projetée sur la toile.
L’accent mis par Jacques Lacan sur la demi-torsion de la bande de Mœbius pour décrire la prévalence de la parole dans notre structure psychique serait à mettre en rapport avec le « mode opératoire » psychique dans la création artistique appelé sublimation ; il permettrait une décharge de la libido sans la retenue qui cause des symptômes névrotiques.
Pour Lacan, l’art relève du miracle. Il le définit comme l’émergence de quelque chose qui renverse à chaque fois l’illusion qui le précède. C’est un processus à renouvellement constant qui exige que l’artiste bouleverse l’horizon culturel de son époque. La perspective, au XVe s., introduit dans la peinture une illusion prégnante : elle reproduit, comme un miroir, un espace à trois dimensions, à un détail près. Le point de fuite deviendra une façon de fixer « le vide » en un point somme toute imaginaire, illusoire, point de fuite que les anglais appellent d’ailleurs vanishing point. Chez Szafran la fiction, ou fixion, du vide attrapé par la perspective est transcendée ou détruite et montre ainsi ce qu’il en est de son substrat, l’organisation signifiante. L’acte de création propre à la sublimation n’est possible que si l’artiste se rafraîchit à chaque fois à la source du réel primordial de sa constitution.
Cette torsion fondamentale nous montre le détachement requis de l’appui imaginaire dans la réalité ordonnée par les trois dimensions pour nous livrer l’accès à la détermination que nous subissons de la parole et du langage. Elle nous détache de l’idée d’un espace prêt à nous accueillir inconditionnellement.
À voir avant le 16 janvier.
Virginia Hasenbalg-Corabianu