Le non-rapport sexuel : subversion ou lalangue ?
Notes sur l’Indécidable
« Il n’y a pas de rapport sexuel », qu’est-ce qu’un énoncé pareil peut produire chez tout un chacun ? On pourrait dire qu’il a la force d’une bombe, tellement il est inusité, déconcertant, provocateur. Mais nous en avons peut-être assez de l’imagerie de la guerre, prenons alors l’image du tonnerre. Sa force n’est pas dans le grondement qu’il produit, mais plutôt dans l’éclair, le trait de foudre qu’il laisse sur son passage.
Malgré tous nos efforts, on ne pourra jamais imager, imaginer ou imaginariser le Réel. Il peut nous atteindre, parfois comme une bombe, mortelle quelque part ou comme l’étincelle d’un éclair, mais en produisant des vrais dégâts. Une dernière image pourrait peut-être mieux nous convenir, celle du phare. Il peut éclairer un angle de la nuit en laissant dans l’ombre tout un pan du paysage.
Un phare peut ainsi faire place au mystère. Mais les mystères, comme celui des Dieux et des femmes, nous sont bien connus. On a souvent essayé de les substantialiser ou de les essentialiser en peuplant le vide du ciel avec l’Etre suprême. Ou encore avec l’Eternel féminin, comme en témoignent la Dame de Dante ou celle des troubadours. Alors que c’est du Réel que vient le mystère des Dieux et des femmes : d’un trou noir de l’univers qu’on essaye de combler avec l’Universel.
Selon Jean Allouch, « suivre le fil de la thèse du non-rapport sexuel est une ascèse du savoir »[1], autrement dit, c’est tout un boulot. Il évoque également ailleurs que l’inexistence de l’Autre relève, pour chacun, d’une quête, voire d’une conquête, dont l’analyse n’a pas l’exclusivité. Je le cite : « Ainsi, un des lieux, sinon le lieu, de cette conquête de l’inexistence de l’Autre pourrait bien être le rapport sexuel en tant qu’il est exclu de l’écrire ».[2] Filer, tisser et broder autour du rapport sexuel, sans pouvoir jamais l’écrire, c’est ce que nous faisons en analyse. Alors, quel lien y a-t-il entre l’inexistence de l’Autre et l’absence du rapport sexuel ? Que les cieux soient vides, c’est indéniable, c’est même la raison pour laquelle nous les avons toujours peuplés de Dieux. Qu’il n’existe pas de rapport de couple, c’est peut-être aussi la raison pour laquelle nous n’arrêtons pas d’essayer de le faire exister.
Serait-ce notre façon de nous débrouiller avec ce « troumatisme » structural ? Que cet enseignement de Lacan opère une subversion dans la pratique analytique, c’est incontestable, mais de quelle façon ? Tout d’abord, la thèse du non-rapport produit un renversement de la théorie œdipienne de Freud. A travers l’élaboration des quatre formules de la sexuation, surtout des deux premières, Lacan fait tomber le voile du mythe de l’Œdipe et celui du père de la horde primitive. Pour Freud, ces deux mythes fonctionnent comme l’arbre qui cache la forêt du non-rapport sexuel, c’est ce qui peut se déduire de la lecture de L’étourdit par Christian Fierens.[3]
L’aveuglement final d’Œdipe, dans la pièce tragique de Sophocle, ainsi que celui de Hamlet chez Shakespeare, n’est-il pas l’impossibilité de voir le trou, le « troumatisme », de toute scène primitive ou fantasmatique ? L’imaginaire du fantasme sert-il à voiler le non-rapport sexuel, en l’occurrence celui du couple parental ? La clinique de l’enfant en est une illustration. Tout d’abord, il faut vider le sac de toutes les historiettes œdipiennes, peuplées de monstres dévorateurs qui sortent du trou du Réel. Celui-ci regorge et régurgite l’excès de sens et de signification avec lesquels il a été rempli. Est-ce qu’une cure analytique nous permet de vider de substance et d’essence le trou du Réel ? Pourrait-elle faire place à l’absence du rapport sexuel ainsi qu’à l’inexistence de l’Autre ?
Nous essayons, tant bien que mal, en suivant le bruit de fond de lalangue, de « motérialiser », encore un néologisme de Lacan, de matérialiser avec des mots, de balbutier ce « troumatisme » depuis l’enfance. Ainsi, si le non-rapport sexuel produit une subversion dans la cure analytique, celle-ci se fait à mots couverts, sans faire de vagues. Il n’y a que ces quelques traces silencieuses, mais fulgurantes, comme des éclairs, qui nous arrivent à l’improviste au détour d’un dire. Dans l’expérience analytique, nous suivons à la trace l’énigme que le dire laisse sur son passage.
Le dire[4] est ainsi un acte, c’est l’entrée du sujet dans la ronde des discours. Nous n’avons pas le choix, il faut passer par tous les tours du dit, par l’étourdit, pour qu’on puisse finalement entendre quelque chose. Le dire implique ainsi une lecture de ce qui s’oublie au passage, raison pour laquelle il faut que les dits se décantent. Ils laissent derrière eux un dépôt, une trace, un fil rouge…
Dans Lituraterre, Lacan évoque, au sujet de lalangue, ce qu’il a vu de l’avion, « d’entre les nuages », en Sibérie : les ravinements, les traces laissées par le ruissellement de l’eau sur une plaine sans végétation, des reflets qui « poussent à l’ombre ce qui n’en miroite pas ». De manière surprenante, il va associer ce relief sibérien à sa formule du fantasme, je le cite, « la moitié [Sujet barré] sans paire [objet a] dont le sujet subsiste ». Par le cadrage étroit de la fenêtre du fantasme, le sujet voit ce qu’on appelle la réalité. Cependant, il reste en dehors aussi bien de son fantasme que de son dire, poussés à l’ombre, mais non sans subir tous leurs effets.
En 1975, dans une leçon du séminaire RSI[5], Lacan a pu évoquer qu’il était seul à dire que le rapport sexuel n’existait pas. Il revient ainsi sur son fameux aphorisme : « L’inconscient, c’est le Réel ». Que le sujet soit affligé du trou qu’implique le fait de parler. Nous sommes souvent dans l’embarras avec ces aphorismes lacaniens parce que nous ne savons pas s’il s’agit d’un dit, d’un mi-dit, ou d’un dire. Par ailleurs, il évoque que « Un dire, c’est de l’ordre d’un événement », mais pas n’importe lequel, et il rajoute : « c’est quelque chose qui est dans le coup, dans le coup de ce qui nous détermine en tant que c’est pas tout à fait ce qu’on croit ».[6]
Souvent nous avons l’impression, parce que nous sommes névrosés, que le rapport sexuel n’existe pas de notre fait ou de celui du partenaire et que, par nos efforts, nos entêtements, nous pourrions le faire exister. L’espoir du changement, surtout de l’autre, comme atteste le vœu, non-avoué, des thérapies de couple, montre bien l’impasse à laquelle chacun est confronté : le non-rapport.
Pascal Quignard, dans La nuit sexuelle, écrit une chose surprenante que je résume de la façon suivante : comme il y a deux sexes, il ne peut y avoir que « quatre » différences sexuelles.[7] Pour chacun des partenaires, il n’y a pas qu’une, mais deux différences à prendre en compte : la sienne pour l’autre et celle de l’autre, car on méconnait les deux. Ainsi, chaque sexe doit se débrouiller avec ses « deux » différences et celles du partenaire. Elles ne se recouvrent cependant pas, étant hétérogènes. Lacan disait qu’il nous suffit d’apprendre à compter jusqu’à quatre, mais apparemment nous sommes très loin du compte, car on ne parle que d’une, voire de deux différences sexuelles.
Le fait de ne pas avoir accès à sa propre différence sexuelle n’est pas une évidence. On se dit homme, on se dit femme. Et si nos différences nous attirent, on ne sait pas tellement à quoi elles tiennent. De même, pour nos jouissances respectives. Là nous sommes en terrain instable, ou plutôt méconnaissable. Il y a des différences, certes, mais on sait qu’elles ne sont pas qu’anatomiques et qu’elles relèvent surtout de logiques discursives différentes. Logiques qui, mises en relation et aussi en opposition, soutiennent le fantasme de chacun, ainsi que leurs jouissances.
J’ai été surprise d’entendre, en écrivant ce texte, une résonance, en langue française, entre « l’impossible » et « le Un possible ». Cette homophonie est une prouesse de la langue française. Que « l’Un possible » et « l’impossible » puissent consonner dans l’Amour ou dans le rapport sexuel des couples, c’est un exploit de la langue, même si on a du mal à l’entendre. Serait-ce à cause de l’impossibilité de faire Un avec sa « moitié sans paire » ou, encore mieux, de faire Un entre deux « moitiés sans paire » ? Ainsi, « rien ne cache autant que ce qui dévoile… », le Un possible venant cacher l’impossible dont il subsiste.
J’ai employé tout au début de mon propos certaines images qui renvoient à la lumière : bombe, étincelle, éclair, phare. Alors que Lacan, pour parler du Réel, évoque plutôt le nœud borroméen, je le cite, « en tant que la lumière n’éclaire pas, qu’il n’y a nul éclaircissement, bien plus : qu’il rejette toute lumière dans l’Imaginaire ». Et il rajoute : « Et ce que j’annonce (…) c’est justement de vous dire que l’Imaginaire, parce qu’il est lui-même de l’ordre du voile, n’en noircit pas pour autant ».[8]
L’Imaginaire ne noircit pas le Symbolique et le Réel. Il est lui-même de l’ordre du voile. Mais comment comprendre les tourments de la jouissance produits par ce qui fait la fixité du fantasme ? Cette partie vécue comme assombrie, chargée, a-t-elle un revers ? D’une part, le fantasme est suppléance au non-rapport, une fenêtre qui s’ouvre vers la rencontre avec l’autre. D’autre part, il est constitué par des « points fixes », effets de logiques discursives qui déterminent la jouissance hétérogène de chacun. Une analyse peut permettre au sujet le dévoilement, en partie, de ce qui fait la fixité de son fantasme, les impasses à répétition auxquelles nous sommes confrontés dans la rencontre avec l’autre.
Christian Fierens, dans sa lecture des formules de la sexuation, a pu dire qu’une fin de cure devrait permettre au sujet une « désarticulation du fantasme »[9], j’entends par là une désarticulation de ces points fixes du discours, de ce qui faisait sa fixité à une jouissance malheureuse. D’ailleurs, la formule d’un « fantasme parfaitement désarticulable » concernant ce qui se passe dans le tableau de la sexuation est de Lacan.[10] Désarticulation qui peut provoquer certaines ouvertures vers une autre jouissance qui ne soit pas toute phallique, centrée sur l’Universel et son exception. Le « pas tout » phallique n’est pas une exclusivité des femmes. Ne serait-il pas une résultante de la « désarticulation du fantasme », elle-même inscrite comme possibilité dans ces logiques discursives hétérogènes ?
En quoi ce non-rapport sexuel pourrait-il alors être subversif ? Autrement dit, quels sont les effets chez tout un chacun de ce dire qui dit « qu’il n’y a pas de rapport sexuel » ? En toute modestie, je risque une réponse : ce dire peut ouvrir à une sorte de liberté, toute relative et provisoire, certes, mais qui ferait place à un rapport de couple, non marqué exclusivement par le ratage, par une jouissance malheureuse. Autrement dit, c’est comme s’il fallait rester dans une sorte d’équilibre précaire, dans un seuil, entre l’Un possible et l’impossible. En faisant résonner et consonner les deux, on reste dans une sorte d’indécidable, entre le rapport et le non-rapport sexuel. Comment ne pas tomber dans la positivation de l’un des deux ? Pour ne vous donner qu’un exemple : la jalousie, serait-elle autre chose que la recherche dans les moindres détails de la preuve du non-rapport sexuel ? C’est-à-dire, rendre impossible et inviable tout amour.
Alors, ce seuil, cet équilibre précaire entre l’Un possible et l’impossible, pourrait-il inscrire un rapport sexuel ? Rien n’est sûr. Il pourrait laisser place à l’invention. Mais quand on parle d’invention j’ai toujours l’impression qu’il vaut mieux dire autre chose. Qu’au lieu de se cantonner à la fenêtre du fantasme, une porte pourrait s’ouvrir ailleurs. Autrement dit, que l’Autre, même barré, peut rester dans une sorte de béance ouverte, car même sans exister « il sait quelque part beaucoup plus qu’on ne le croit », d’ailleurs, ne serait-ce pas là le paradoxe de l’inconscient ?
Pas d’initiation au rapport sexuel, disait déjà Lacan. Alors, posons-nous la question autrement : un ratage pourrait-il être contingent, provisoirement suspendu, au moment d’une rencontre ? Il me semble qu’il y a quand même une condition : celle de faire place aux « quatre » différences, sans qu’on sache vraiment à quoi elles tiennent. Ou alors, il suffirait peut-être de faire place à une pure différence, celle qui fait que l’autre nous est à jamais mystérieux à partir de notre place, de notre différence méconnue. Cela ne fait peut-être pas un rapport sexuel, mais pas non plus un ratage réitéré, un redoublement de l’impossible.
Lacan disait que le discours analytique, le dernier arrivé, permet quelques progrès par rapport aux discours précédents qui aboutissent toujours à l’impuissance de dire « la vérité » sur le rapport sexuel. Le discours analytique fait parler « en pure perte », ce qui montre bien que le dire ne se dévoile pas complètement, qu’il n’est que mi-dire, mi-vérité. Qu’en fin de compte, on ne sait pas grand chose sur ce qui nous afflige et sur ce qui nous anime. Qu’on peut savoir, mais « pas tout ». S’il n’est pas totalitaire, est-ce qu’un dire est indécidable, comme l’écrit Lacan dans L’étourdit ? Est-il toujours boiteux, précaire ? Et la vérité elle-même, est-elle aussi du même ordre ? Alors, ce qui ne peut pas se décider peut être pris au sérieux, notamment les limites du dire et, dans le meilleur des cas, se réinventer. Si j’ai bien compris les leçons de Lacan, ce qui n’est peut-être pas, non plus, décidable.
J’essaierai donc de conclure. Il me semble que la subversion opérée par le discours analytique, est que le symbolique découvert par Lacan reste ouvert et que s’il côtoie le mur des impossibles, l’indécidable n’est qu’une de ses variantes.[11] Donc, ouvert, le Symbolique de Lacan est Réel, comme l’inconscient. Il peut vider l’Imaginaire du sens et des significations, en désarticulant le fantasme pour faire place à l’absence du rapport sexuel et à l’inexistence de l’Autre. Serait-ce un nœud lacanien ? Le défi de notre pratique est peut-être le suivant : pouvons-nous faire tresse du nœud borroméen et maintenir ouvert l’enseignement de Lacan ainsi que notre inconscient lui-même ? Il ne s’agit peut-être pas d’un défi mais plutôt d’un pari…
Merci de votre attention.