Comment devient-on paranoïaque ?
Bernard Frannais : Voilà, on va commencer. Je tenais à remercier particulièrement Charles Melman d’être venu jusqu’à Orléans et de nous honorer de sa présence ce soir qui est due à un des ateliers de l’école régionale d’Orléans, école régionale de l’Association lacanienne, et qui se consacre à l’étude d’un séminaire de Charles Melman sur les paranoïas qu’il a tenu de 1999 à 2001. Donc on a eu l’idée de l’inviter pour nous parler de ce thème et l’entendre à nouveau sur cette question de la paranoïa, question qui me paraît plus que jamais actuelle.
Alors vous connaissez Charles Melman qui est fondateur de l’Association freudienne et puis de l’Association lacanienne internationale. Bon, rapidement je rappellerais qu’il a tenu, que vous avez tenu un séminaire pendant une vingtaine d’années, un séminaire bimensuel qui va être édité je crois en poche aux éditions Erès, dont les retranscriptions vont être éditées en poche. Je citerais entre autres Les Nouvelles études sur l’hystérie, Les Structures lacaniennes des psychoses, Retour à Schreber, Nouvelles études sur l’inconscient, La Linguisterie, etc… et je rappellerais aussi et pour m’en tenir à votre activité éditoriale, activité déjà conséquente mais qui est loin de rendre compte de vos multiples interventions, je mentionnerais également le livre d’entretiens avec Jean-Pierre Lebrun : L’Homme sans gravité. Notons également La Nouvelle économie psychique : la façon de penser et de jouir aujourd’hui, un livre qui a fait quelques bruits et qui, a mon avis, continue de faire des vagues. Et enfin vous avez pris l’initiative l’été dernier de créer avec quelques collègues l’École Pratique des Hautes Études en Psychopathologie, donc qui a démarré en octobre et dont l’enseignement – puisque j’en ai quelques échos – se révèle être tout à fait passionnant et d’un intérêt tout à fait exceptionnel.
Avant de vous passer le micro, je tiens à remercier la municipalité d’Orléans qui nous a prêté cette salle agréable. Je remercie tous mes collègues d’ALEF qui ont soutenu ce projet, et puis Hubert de la Rochemacé qui est donc le discutant de cette soirée. Voilà donc sans plus tarder je donne la parole à Charles Melman.
Charles Melman : Merci, merci Bernard. Bon c’est pas… le sujet que nous allons aborder n’est pas des plus faciles, mais il est néanmoins tout à fait central comme je vais essayer de vous le rappeler. On pourrait partir de ceci, si vous le voulez bien, c’est que nous sommes des gens bizarres. Nous sommes des gens bizarres les uns et les autres parce que nous supportons mal l’intrus. L’intrus c’est quelque chose qui se définit de façon très précise, c’est celui qui impose sa présence alors qu’il ne fait pas partie de la famille. La famille à entendre au sens aussi large que l’on voudra y compris national ou religieux. Nous supportons mal l’intrus par définition. Et quoi que je dirais… bien que nous fassions appel à la raison, voire à la générosité ou à l’humanité, il est en général le mouvement spontané, celui de la réticence vis-à-vis de l’intrus, c’est-à-dire de celui dont la présence d’emblée semble mettre en cause – dans la mesure où il n’appartient pas à notre famille – notre identité. Et donc la première question que nous pourrions à ce propos nous poser de ce fait banal, social, anthropologique on va dire, la première question que nous pourrions nous poser, c’est pourquoi sommes-nous aussi sensibles et vulnérables quant à notre identité, c’est-à-dire pourquoi vivons-nous notre identité comme une instance particulièrement fragile et donc exposée justement aux aléas de l’intrusion ? comme si nous avions une certaine difficulté à la trouver assurée et de bon droit.
Alors je commence de cette manière pour rappeler que le dénommé Lacan a commencé son parcours – je laisse de côté sa thèse – sur ce qu’il a appelé la phase du miroir, c’est-à-dire ce fait que le Moi se constitue à l’image du semblable, éventuellement celui capté dans le miroir, mais qui dès lors prend figure d’Idéal, y compris la sienne renvoyée par le miroir, et donc d’emblée la constitution du Moi se fait sous le signe d’une intrusion de l’altérité. Ça c’est quand même… faut quand même que nous soyons bizarrement fichus pour que ce soit ainsi que se constitue notre Moi, c’est-à-dire par cette opération qui nous socialise, qui nous permet de nous reconnaître comme Moi, mais dans la mesure où ce Moi est à l’image d’un autre, et cette image de l’autre venant donc constituer la mienne en miroir. Alors je passe bien entendu sur les divers travaux, y compris d’ailleurs ceux qui relèvent dans le monde animal l’influence de l’image du semblable, mais ce n’est pas notre question, c’est pas notre problème, je passe là-dessus pour simplement marquer ce fait que le sentiment de l’intrusion, c’est-à-dire du rapport à une instance qui vient s’imposer en dérangeant ce qui serait peut-être l’inertie souhaitée du sujet : qu’on le laisse tranquille ! Peut-être que ce que nous souhaitons après tout spontanément, c’est qu’on nous foute la paix et qu’on reste tranquille. Or, voilà que cette instance, le Moi, vient ainsi s’imposer comme ce qui fait entrer dans la socialisation et impose l’image d’un autre et le fait d’avoir à convenir et à soutenir donc cette image d’un autre. Donc retenons ceci : c’est que ce sentiment de l’intrusion est évidemment une instance constitutive de notre subjectivité même, et l’on peut évidemment en clinique, et en particulier bien sûr dans celle des psychoses, retrouver les effets de la décomposition du stade du miroir…, enfin vous savez que tous ces symptômes que vous connaissez par exemple chez le schizophrène, les phénomènes qu’on dit d’échomimie par exemple, je veux dire ses mouvements répétés à l’image de interlocuteur par exemple et qui viennent marquer là, à ce moment-là, une sorte de réviviscence du rapport au semblable comme venant imposer sa forme et ses mouvements à celui qui en étant dépourvu se trouve capté par cette image et ses mouvements. Donc commençons si vous le voulez par ce premier point qui nous permettrait, si nous nous servons des catégories lacaniennes, de dire que nous voyons comment le registre de l’imaginaire est sous la dominance de l’intrusion, et donc d’une altérité avec ce travail qui consiste à sans cesse devoir me l’approprier – cette altérité – sous la forme du Moi. Alors je ne vais pas m’engager dans des digressions philosophiques, évoquer…, peut-être que ça intéresse certains d’entre vous de quelle façon chez Platon toute la pensée justement d’appropriation du monde est fondée sur cette distinction du même et de l’autre, et de quelle façon la pensée procède par appropriation de l’autre pour en faire le même, pour en faire l’identique et en particulier l’identique à soi, simplement pour souligner que c’est là manifestement une problématique qui est présente dès le départ et qui est signalée à la manière évidemment, avec les moyens dont disposaient les savants du temps, les philosophes du temps, et qui est donc d’emblée là présente, cette dialectique du même et de l’autre ; et ça donc pour le champ de l’imaginaire.
Mais il y a une autre forme d’intrusion que nous connaissons bien et qui est encore plus ordinaire, plus répandue, c’est le rapport évidemment à la sexualité, volontiers vécu sur le mode intrusif quand ça n’a pas été d’ailleurs effectivement le cas pour l’enfant, mais avec je dirais dans les meilleurs cas, je veux dire là où il ne s’est rien produit d’autre pour lui, qu’un repérage nocturne et éventuellement bruyant et énigmatique d’une scène parentale. Eh bien même dans ces cas, ce sentiment qu’il est exposé là à une intrusion qui en général le laisse muet et sans pensées – ce qu’on appelle la scène primitive – a des conséquences subjectives intéressantes sur l’enfant, je veux dire comme si elle pouvait provoquer cette espèce d’annulation subjective, je veux dire : il n’y a plus rien à penser. Et donc ceci, je dis bien dans le meilleurs des cas, l’autre, les autres cas les plus bruyants étant bien sûr ceux par lesquels Freud a commencé son parcours, c’est-à-dire les révélations d’actes incestueux commis sur des jeunes filles rendues ainsi pathologiques et cela du fait d’actes incestueux commis… Alors il n’a même pas osé, Freud, là au départ, parler du père parce qu’il a estimé que vraiment ça allait lui valoir une levée de boucliers, alors il a parlé de l’oncle, que c’était un oncle dans la famille qui avait eu des gestes déplacés à l’endroit de sa nièce, mais donc cette allégation qu’il a prise très au sérieux et qui continue d’ailleurs, et souvent elle est vérifiée, mais enfin elle s’accompagne aussi même lorsque c’est vérifié avec le fait qu’elle est volontiers fantasmée, autrement dit la sexualité est vécue comme une violence, comme un traumatisme, comme une intrusion. Et on sait qu’aujourd’hui, je dirais notre dirigisme généralisé veut que l’on protège à tout prix les enfants, nos enfants, contre ce qui pourrait en être des intrusions sexuelles venant de la part d’adultes, tout ça c’est je dirais de la banalité, mais dont vous voyez que ça mérite néanmoins d’être rangé dans cette catégorie qui va nous mener plus précisément à celle de la paranoïa classique, clinique, telle que nous la connaissons, mais simplement ceci pour nous montrer que finalement la paranoïa classique à laquelle nous allons avoir affaire, vient s’insérer dans ce qui est un rapport très général, et j’allais quasiment dire physiologique, car pourquoi est-ce qu’on va dire qu’il y a là de la pathologie ? mécanisme quasiment physiologique de notre rapport à des instances qui viennent s’imposer au sujet rendu vide de ce qu’il pourrait vouloir. Il ne l’a pas demandé, on le lui a imposé ! Et je ne vais pas développer davantage, vous savez aujourd’hui les problèmes en particulier aux États-Unis, les problèmes légaux, les problèmes judiciaires que cela conduit à poser, je veux dire celui de savoir si la jeune fille ou la jeune femme était consentante au point que s’envisage la nécessité d’un engagement par écrit préalable, ce qui je dois dire n’est pas forcément le plus agréable dans les préliminaires, mais cela va jusqu’au point de paraître rendre souhaitable cet engagement écrit. Mais après tout on ne voit pas ce que cet engagement écrit viendrait prouver puisque… enfin bref ! Vous voyez que nous sommes là dans un domaine où justement cette catégorie de l’intrusion n’est pas clairement pensée, ni notre rapport à cette catégorie et la manière dont nous avons tendance à le traiter.
Donc, je parlais tout à l’heure de l’imaginaire, admettons que ce traumatisme sexuel que je viens d’évoquer se range dans la catégorie du réel, qu’il soit allégué ou pas, et maintenant venons-en à la paranoïa classique, celle qui est susceptible de nous fasciner lorsque nous avons affaire à ce type de patients, dans la mesure où nous avons nettement le sentiment que c’est une horlogerie qui s’est là mise en place, destinée, et contre laquelle le patient ou les médecins aussi dévoués soient-ils ne peuvent pas grand-chose. Et donc évidemment, néanmoins pour tous, aussi bien pour le patient que pour le médecin, l’intérêt des mécanismes de cette horlogerie. Mais comment ça se fabrique pour qu’un tableau à la fois aussi stéréotypé, aussi net, aussi irréductible, et qui paraît chaque fois rationnellement validé, puisse venir accomplir ce qui est l’une des formes majeures de la folie ?
Alors pour essayer d’en rendre compte, je reprendrais – je ne sais pas si c’est dans mon bouquin, je n’en sais rien – mais je reprendrais un type d’expérience subjective qui a simplement pour intérêt de jeter un éclairage je dirais paisible sur le problème. Imaginons cette situation : vous montez dans un compartiment de chemin de fer – on va supposer qu’il y a encore des compartiments, ça se passait donc autrefois, ça ne peut plus se faire – vous montez dans un compartiment de chemin de fer et vous prenez place, il n’y en a qu’une, il n’en reste qu’une parmi les voyageurs qui vous regardent entrer sans aménité particulière, parfois même vous dévisageant de façon un peu curieuse, et donc vous vous apercevez une fois que le train a démarré qu’ils parlent une langue que vous ne connaissez pas. Ils parlent une langue que vous ne connaissez pas, et manifestement ils ont entre eux des rapports animés, des rapports…, et puis de temps en temps, mais de façon qui n’a rien de spécialement significatif, tout en se marrant entre eux, éventuellement ils vous jettent un petit coup d’œil comme ça en coin, vous qui êtes là tout seul isolé qui ne pouvez pas intervenir, et il est, il serait normal que vous vous sentiez dans une position d’exclusion, et non seulement dans une position d’exclusion, mais que vous soyez automatiquement amené à croire que finalement ces braves gens-là, eh bien c’est peut-être bien de vous qu’ils parlent et tout en se fichant de votre poire. Ceci pour uniquement faire valoir ce point qui est que la position du paranoïaque est bien entendu celle de l’exclusion, celle de l’exclu. Il est en dehors du cercle constitué par la communauté, et du même coup par un effet absolument remarquable, magique, imparable, il a le sentiment que le signifié de ce qui peut se dire dans cette communauté, c’est lui que ce signifié concerne, c’est de lui que l’on parle, dans cette position qui, vous voyez, est une position qu’il faut appeler de son nom, qui est topologique, celle de la position de l’exclusion d’un ensemble. Vous voyez que dans cette position, les choix qui lui sont laissés sont en nombre limité. De quelle manière va-t-il réagir à cette position d’exclusion ? Il se trouve, et là encore admirons ce pouvoir de ce qu’il faut bien appeler la structure, il se trouve que ce brave homme ou cette brave dame n’a que trois solutions. Il n’y en a que trois, et là encore pour des raisons indépendantes de sa volonté, pour des raisons de structure. Il peut réagir, et ce sera le mode, le traitement en quelque sorte habituel, le plus ordinaire de ce destin d’être exclu de la communauté, et il pourra réagir en s’identifiant à l’objet, l’objet qui se trouve rejeté par le processus appelé savamment castration que Lacan a théorisé sous la forme de l’objet petit a, et qui est donc l’objet aussi bien le plus trash – et vous savez qu’aujourd’hui on aime bien le trash, on en fait même un objet d’art – que l’objet cause de la séduction, cause du désir. Et donc je dirais que l’un des modes de traitement spontané de l’affaire, eh bien c’est de s’identifier à cet objet petit a, à cet objet cause de la séduction, et de vouloir réparer cette éventuelle dénonciation du caractère trash de l’objet, caractère excrémentiel, le corriger en se montrant séducteur, en essayant donc du même coup de plaire et de se faire admettre dans la communauté par ses talents de séduction. Voilà un point dont je me permets de vous signaler qu’il est très rarement individualisé comme tel. La séduction comme traitement spontané, car nous savons tous qu’il y a des tentatives d’auto guérison des manifestations pathologiques éprouvées, la tentative de séduction, la séduction comme tentative donc de réadmission et de validation de sa présence dans une communauté dont on est exclu.
Alors je vous ouvre là un vaste chapitre puisque ça va très loin le pouvoir de la séduction, ça peut mener très loin. Ça peut même mener au poste supérieur, suprême de l’État, quitte à ce qu’ensuite puisse se poser la question : est-ce qu’on peut diriger un pays par la séduction ? mais ça peut aller très loin et très fort. Mais en tout cas, reconnaissons que c’est pas la forme la plus désagréable ni pour l’intéressé ni pour l’entourage d’une difficulté éprouvée. Mais, mais ! Il y a toujours des mais hélas. Mais il est bien évident que cette faculté, cette adoption d’une position séductrice expose au risque d’une féminisation. Vous savez, vous avez peut-être vu cette formule de Lacan qui dit que dans la psychose il y a du pousse-à-la-femme, puisque dès lors que l’on se trouve rejeté en position Autre, eh bien c’est le lieu justement des objets causes de la séduction. Il y a donc ce risque qui est celui permanent du paranoïaque ce coup-là, c’est qu’on le prenne pour une femme. Et dès lors il n’a d’autres recours que de se défendre, se protéger contre cette issue en s’affirmant être un Un, non plus un objet petit a mais d’être un Un, le Un, le Un supérieur, suprême, celui-là même qui depuis le lieu Autre commande la communauté et exige qu’on lui rende les hommages qui lui reviennent et qu’on paye la dette qui revient à cet Un, pas à écrire avec un « h » hein !, écrire avec un « u », ce Un, pas Hun ! Ça c’est une drôle d’affaire encore, c’est une drôle d’affaire ! C’est une drôle d’affaire… Je me souviens d’un colloque qui a eu lieu il y a plusieurs années à Marseille sur le thème qu’est-ce que c’était… la charité ? c’était quoi ce colloque ? je ne me souviens plus, non ça ne pouvait pas être la charité, je ne sais plus. Mais enfin ça posait la question, se trouvait posée la question du mendiant, de la place du mendiant dans la société. Il y a des sociétés où la place du mendiant est… comment dirais-je ? est d’emblée préparée, il a son statut social le mendiant, en particulier dans la société hébraïque. Vous savez qu’au repas de fête on met toujours un repas de plus, un couvert de plus pour le cas où frapperait à la porte le mendiant, et qu’il paraîtra tout à fait normal que frappe à la porte celui qui vient tendre la main et qui aura son obole. Ce que l’on ose moins dire, c’est que le mendiant suprême c’est Dieu, car c’est celui qui vit de ce que nous sacrifions pour lui, de la part de nous-mêmes que nous donnons pour qu’il existe. C’est non seulement le plateau de la quête qui passe le dimanche, c’est bien plus que ça, puisque c’est une part subjectivement assumée par chacun, la part qu’il ampute de lui-même pour la donner à Dieu et dont l’existence serait en péril si… Et Dieu là qui s’impose beaucoup moins par sa force que par le fait qu’évidemment sans cette charité consentie, il ne tiendrait pas, il n’existerait pas, c’est en tout cas le propre de notre Dieu à nous. Donc ceci pour vous dire simplement que celui qui va se trouver dans ce lieu Autre, dans ce réel comme Un, il va forcément exiger la retraite, la pension, les indemnités, tout ce que vous voudrez, tout ce qui socialement est là présent comme mode justement de paiement, d’assistance, et de considérer tout simplement comme étant le dû, ce qui lui revient.
A partir de cette mise en place topologique que j’évoque pour vous, je crois que vous pouvez aisément décliner la clinique ordinaire du paranoïaque : le délire de grandeur. Il est le Un accompli parfait, à qui il ne manquerait rien si justement on consentait, chacun d’entre nous contribuait à assurer sa grandeur, à payer le délire de revendications : on lui doit. Le délire de jalousie… La jalousie, c’est aussi une affaire sensationnelle ! C’est une affaire sensationnelle parce qu’il ne faut pas dire la jalousie, il faut dire les jalousies, puisqu’il est évident que la jalousie fait partie de la constitution ordinaire de la subjectivité. Envier ce qu’a son prochain, c’est évidemment le mode habituel de constitution du désir. Je ne saurais pas ce que je désire si je n’avais pas envie de ce qu’a l’autre. C’est banal ce que je raconte, enfin c’est bien connu ! Donc la jalousie, aussi bien ce que Lacan prend comme exemple princeps, c’est-à-dire celui qui allait devenir, qui allait devenir un père de l’église, Augustin enfant, et voyant son petit frère à la mamelle, allaité par sa chère maman, car Augustin aimait beaucoup sa maman. Ce qui est drôle c’est que ce sein, il l’avait eu ! mais il n’en a envie, et il écrit donc qu’il en devient tout pâle, pâle d’envie que dans la mesure où c’est l’autre qui l’a. C’est là qu’il le voudrait alors qu’il est à un âge où évidemment il n’est plus d’usage je dirais d’être allaité. Donc pour ce qui est de la jalousie, commençons déjà de ne pas nous contenter de la dénoncer comme un vilain défaut, mais reconnaissons qu’elle fait partie de la constitution ordinaire du désir. Si nous naissions avec, inné en nous, ce que sont les objets du désir, nous n’aurions pas le souci d’aller tâcher de les repérer dans ce que sont les possessions d’un autre, mais nous sommes ainsi faits que contrairement à l’animal nous ne savons pas ce que nous désirons. L’animal, lui, à cet égard est tellement plus tranquille, aucun souci à se faire, tout est engrammé, programmé, génétiquement en place et tout cela fonctionne je dirais par repérage de signes. Alors que nous, nous sommes parasités par ce curieux système de communication qui s’appelle le langage et qui a manifestement des effets dont nous ne mesurons pas encore parfaitement toutes les conséquences, enfin on essaie d’apprécier justement de quelle manière ça nous rend absurdes. Alors donc, retenons que dans les jalousies, il y a une jalousie tout à fait physiologique, mais il y a, comme nous le savons, la jalousie, la vraie, la jalousie pathologique, c’est-à-dire la certitude à l’intérieur d’un couple qu’il y a un tiers, peu importe que ça vienne de la part de l’homme ou de la femme, il y a un troisième, j’en suis persuadé ! Et il suffit de bien chercher dans les tiroirs ou sur le portable, ou sur internet, tout ça, on va trouver, on va trouver la trace, il y a un troisième ! on croyait être deux… Et si vous prenez cette pièce qui, à cet égard, comme toujours les pièces de Shakespeare, est absolument cliniquement admirable : Othello. Vous voyez de quelle façon Desdémone et Othello s’adorent. C’est le couple le plus admirable qui puisse se voir et vraiment, vraiment ! ils ne sont que deux, tous les deux, tête-à-tête, seuls au monde à être ainsi deux, et ah ! il y a un type qui dans la pièce s’appelle Iago et qui va ah ! vous croyez que vous êtes deux, il y a un troisième. Iago, nous pouvons nous aujourd’hui lui donner un autre nom, un nom plus précis, même s’il est beaucoup moins poétique que Iago. Faudrait d’ailleurs savoir d’où il vient ce nom, je n’ai pas cherché. Iago il a un nom dans la théorie analytique, il s’appelle le phallus. Dans un couple il y a toujours un troisième et qui s’appelle le phallus, qui est à la fois ce qui rassemble les deux et qui en même temps les sépare. Mais dans la mesure où ils s’aiment beaucoup les deux, ils en viennent à forclore ce troisième, le forclore, et de telle sorte qu’il va resurgir dans le réel, il y a un troisième ! il est quelque part, il suffit d’en repérer la trace. Là on est dans le champ de la vraie jalousie, de la jalousie pathologique et dont on peut dire que d’une certaine manière, là, peut être le produit des amours les plus réussis. Avouez que c’est quand même pas de chance, ce n’est quand même pas bien comme récompense, c’est pas juste ! Moi je dirais ça comme ça : c’est pas bien. Et cependant, c’est comme ça que ça marche.
Alors la jalousie, puisque je n’évoque ça que pour parler de celle du paranoïaque, elle est différente en ceci c’est que lui sait qu’il y a un troisième, mais ce qu’il n’admet pas, c’est que ce troisième puisse être quelqu’un d’autre que lui, il a un concurrent puisque la paranoïa n’est pas moins décidée par ce qui est du fait de ne pas appartenir à une communauté, de ne pas appartenir à un ensemble, n’est pas moins organisée par une forclusion du phallus pour soi-même, du fait qu’on n’en est pas, qu’on n’en relève pas, et donc du même coup on l’est. Si on ne l’a pas, on l’est. Donc vous voyez de quelle manière, par une sorte de mise en place topologique élémentaire, et l’appel je dirais à quelque concepts plutôt réduits, un petit nombre, nous arrivons je crois à dire sur la paranoïa, sur les paranoïas, nous arrivons je crois à apporter des éléments qui ne sont pas sans intérêts, qui ne sont pas sans intérêts non pas seulement pour le plaisir de notre intelligence, de notre conceptualisation, que nous-même aurions tout compris comme le paranoïaque, que nous aurions le savoir dont lui-même d’ailleurs se réclame par le savoir absolu, un savoir sans faille, mais de disposer là de repérage qui pourrait permettre de mieux penser notre conduite vis-à-vis du paranoïaque. Car elle n’est pas évidente, elle n’est pas facile, et comme c’est souvent quelqu’un de sensitif, d’intelligent, il est bien évident qu’il a vite fait de repérer nos failles à nous, et donc de s’en servir et de faire que nous pouvons facilement manquer à notre tâche ou à la tentative d’exercer une tâche auprès de lui.
Je parle encore quatre minutes et puis… non je vois que ça fait déjà un moment, je ne veux pas vous fatiguer ni vous encombrer.
Je voudrais encore peut-être avant de conclure ou de m’arrêter…, moi je ne sais plus ce qu’il y a dans mon bouquin, puisque j’ai la faculté remarquable d’oublier complément ce que j’ai pu écrire, et ensuite je n’arrive absolument pas à le relire, ce qui fait que ce sont mes collègues ou mes amis qui prennent le soin de retranscrire tout ça et de l’éditer, moi je ne sais pas ce qu’il y a dedans, ça me soulage. Mais il y a un point que justement j’abordais hier soir dans le cadre de cette École Pratique des Hautes Études en Psychopathologie qu’évoquait Bernard, et qui concernait ceci : c’est-à-dire puisque que j’en venais évidemment à ce qui est la paranoïa psychotique, vouloir néanmoins rappeler combien elle est présente je dirais de façon fort ordinaire, mais avec des apparences de légitimité dans notre fonctionnement social quoique ne nous apparaissant plus comme telle, c’est-à-dire comme pathologique, et donc étant éventuellement couverte et protégée par les sentiments les plus légitimes ou les plus nobles. Et je faisais remarquer donc ceci aux élèves de cette école, c’est que le lieu de notre naissance, le lieu d’où nous venons, nous sommes assurés de ne jamais le retrouver. C’est un lieu perdu le lieu de notre naissance. Où est-il en effet ? Le lieu de notre naissance, il ne peut être localisable que dans cet espace qui, à un moment donné, est venu réunir nos parents dans un lit pour aussi bien les séparer, les séparer même s’ils restent ensemble. Car l’instance phallique, c’est ce qui a la faculté de réunir tout en séparant ou séparer tout en réunissant, c’est comme on voudra. Et donc ce lieu c’est pas le lit, ce lieu c’est, je dis bien, cet espace psychique dans le réel et qui a fait que le couple parental s’est trouvé un temps, un instant, ainsi conjoint. C’est de là, c’est-à-dire de ce pur espace qui n’est rien d’autre que celui ménageant à ce moment-là leur désir, autrement dit habité par ce qu’ils ignorent l’un et l’autre, ce pur espace, c’est de là dont je viens. Or ce lieu-là, il est assuré que dans l’espace des représentations, dans l’espace sur l’écran du monde et dans lequel je me déplace, où je suis comme les autres une image, une silhouette, je ne retrouverais jamais ce lieu, même si je le cherche bien sûr, je veux toujours le rejoindre ce lieu d’où je viens. Ce qui fait que pour répondre à cette quête, je n’ai d’autres solutions que de découper un morceau de cet espace pour dire que ce lieu-là, c’est ce lieu d’où je viens, c’est là mon territoire, c’est à moi ça, c’est ça mon lieu. Autrement dit c’est ce qui le sacralise, c’est celui auquel j’ai droit, c’est ce que je dis en tout cas. J’ai besoin, de même qu’on l’a vu pour le Moi tout à l’heure, j’ai besoin de figurer dans l’espace un lieu qui serait le mien, que je pourrais m’approprier. Vous savez que le droit d’appropriation du sol n’est pas allé de soi, que ça a été discuté. Est-ce qu’on a le droit de s’approprier le sol ? Est-ce que quelqu’un ne peut jamais dire que ça lui appartient à lui ce bout de sol ? mais enfin nous savons de quelle façon cette question est résolue avec cet effet immédiat, c’est que la frontière qui sépare mon territoire, que ce soit celui de mon jardin ou que ce soit celui de ma nation qui me sépare du voisin, est une frontière qui sera toujours menacée et réciproquement. Ce qui – je vais conclure là-dessus, mais vous en ferez ce que vous voudrez de ce que je vais vous raconter – ce qui a été mal perçu à mon sens, c’est que le rapport à la nation, nation que nous chérissons tous en général et à juste titre puisque c’est le lieu certes de nos contraintes mais aussi de nos libertés parfois difficilement acquises, mais dans la mesure où la nation se réfère forcément à un ancêtre mythique…, je ne sais pas si vous savez que par exemple pour la nôtre, l’ancêtre mythique – je ne crois pas que ce soit dans nos livres d’histoire – l’ancêtre mythique c’est les Troyens, que les Gaulois descendaient, venaient directement de Priam. Vous ne savez pas ça hein ? si vous ne le saviez pas je suis content de vous l’apprendre. Les nations ont forcément un ancêtre mythique, mais la différence de relation entre cet autre ancêtre que constitue Dieu et l’ancêtre mythique supposé à la nation, c’est que Dieu on y croit ou on n’y croit pas, on y croit, mais enfin c’est un problème de foi, avec cette dimension très importante qu’est la foi, c’est une dimension psychique très importante la foi : avoir foi en quelqu’un. L’ancêtre national on le croit. Lacan fait cette distinction entre y croire et le croire, autrement dit, bien qu’historiquement ce soit complément zinzin, ça n’a pas d’importance ! et on le croit, on en a, fusse par un mythe, la certitude. Et vous voyez de quelle manière la certitude d’un Un dans l’Autre, dans le réel, cette certitude d’un Un, autrement dit de ce qui vient boucler le savoir, de ce qui vient le fermer, de ce qui vient donner au savoir son sens définitif, ultime, de ce qui fait le dernier mot, eh bien ce type de détermination est évidemment de type paranoïaque et n’empêchera aucunement que ça puisse être vécu je dirais de la manière la plus noble, assumée avec le plus grand courage, la plus grande détermination, et y compris par le gars qui est de l’autre côté et qui est dans le même cas de figure.
Ceci donc – et là alors vraiment je m’arrête – ceci donc pour vous dire qu’avec ces questions que nous pouvons aujourd’hui, comme vous le voyez, réélaborer… Moi j’adore la clinique classique, mais son inconvénient c’est évidemment de se conclure, de se fermer sans espoir. Une fois que vous avez dit ben voilà : paranoïaque, bon une fois que vous avez fait le certificat, et alors qu’est-ce que vous faites ? Je crois que vous voyez de quelle manière les élaborations dont nous disposons aujourd’hui et en particulier bien sûr grâce à la psychanalyse, grâce à Freud – et je ne vous ai pas parlé de Schreber, je laisse ça de côté – grâce à Lacan dont le travail a commencé là-dessus, et dont le travail s’est terminé là-dessus, mais d’une manière que je ne vais pas évoquer là parce que ce serait trop long, mais son travail s’est terminé là-dessus, il a bouclé quelque chose. Eh bien vous voyez, je crois que nous pouvons, me semble-t-il, je crois pouvoir me servir avec légitimité de ce terme, je crois que nous pouvons progresser, et cela non pas seulement pour faire le bel esprit ou pour jouer au savant que nous ne sommes pas, mais pour pouvoir mieux traiter des questions qui, non seulement relèvent bien entendu de ce qui fait bruit dans les asiles, mais aussi de ce qui fait bruit dans la vie sociale, la frontière n’étant pas toujours évidente. J’espère que moi-même je ne vous ai pas paru trop un intrus, j’espère aussi que je ne vous ai pas trop fatigués. Et je vous remercie pour votre attention.
[Applaudissements]
Bernard Frannais : Avant de passer la parole à Hubert…alors la salle dispose d’un micro si elle veut poser des questions éventuellement. Je ne sais pas si, je crois que c’est hier soir, il y a un film qui est passé sur Arte : Anna M. Hein c’est un beau cas d’érotomanie. Je ne sais pas si vous connaissez ce film de Spinosa [Ch. M. : Je ne connais pas] et qui respecte la description qu’en fait de Clérambault, et je voudrais que vous nous donniez peut-être des précisions sur la qualité de cette certitude qu’a la patiente d’être aimée, et puis aussi pourquoi elle en arrive à creuser le plafond pour rejoindre…
Dans l’assistance : Le plancher.
Bernard Frannais : Le plancher, pas le plafond [?] pour le…
Charles Melman : C’est le plancher de l’autre.
Bernard Frannais : C’est le plancher de l’autre.
Charles Melman : Ouais. C’est donc à moi que vous posez la question ? [Rires] Oui l’érotomanie, c’est aussi une affection sublime, c’est sublime ! car là c’est justement un exemple du véritable amour, d’un amour sans faille et qui ne peut pas comprendre qu’il puisse exister une faille entre celui qui est ainsi aimé et dont l’érotomane sait que… sait ! il en a l’assurance qu’il est aimé en retour ou qu’elle est aimée en retour. Il est évident que c’est une variante de la paranoïa sous sa forme au début la plus aimable, puisqu’il y a les trois phases que décrit de Clérambault qui ne sont pas d’ailleurs toujours respectées – hein les érotomanes n’ont pas toujours le souci de respecter les trois phases de Clérambault – mais qui témoigne de ceci, c’est que celui qui est ainsi élu, est quelqu’un qui a, avec justement le patient, une disposition qui sera celle du miroir, autrement dit… mais d’un miroir qui ne donne pas une image inversée d’un miroir qui dans la nature n’existe pas, c’est-à-dire une image permettant une collusion parfaite, et donc la réunion parfaire de l’un avec l’autre de telle sorte que celui qui est visé, eh bien appartient à l’érotomane, il fait partie de lui-même ou d’elle. Je veux dire, il ne va pas y avoir de plan de séparation. Alors évidemment celui ou celle qui est visé ne sait pas ça, mais c’est pourtant bien clair ! Et c’est donc l’une des expériences les plus sublimes et les plus douloureuses lorsque survient le moment critique où il faut faire appel à des tiers pour que la séparation devienne effective, car sinon ça se déroule sur le pas de la porte évidemment, sur les appels téléphoniques incessants, etc… Et donc l’expression la plus sublime de ce qui se produit entre deux moi, dès lors que justement l’élément tiers que j’évoquais tout à l’heure se trouve forclos, et que c’est par leur réunion en quelque sorte que de deux ils vont réussir à faire Un, ce qui est je dirais l’ambition de toute passion amoureuse, arriver à faire Un avec la personne aimée. Et donc le caractère tragique du tableau, puisque cette passion amoureuse si pure, si belle, si émouvante, passion amoureuse se trouvera inévitablement confrontée à une réalité tierce qui, dans ce cas-là, va être la force publique, ce qui n’est pas la représentation la plus avantageuse de cet élément tiers. Donc voilà pour… cher Bernard, voilà quelques mots trop rapides sur l’érotomanie.
Hubert de la Rochemacé : Monsieur Melman, je voulais peut-être repartir de ça, de ce point-là, c’est-à-dire vous poser la question suivante : si le phallus, comme je ne sais pas si c’est seulement à propos de l’érotomanie, c’est aussi quand vous avez donné l’exemple d’Othello, si le phallus il est forclos, c’est-à-dire s’il est en quelque sorte, s’il reste j’ai envie de dire bien sagement dans les coulisses pour laisser les deux amants sur la scène de leur amour, pourquoi est-ce qu’il réapparaît ce phallus ? Pourquoi est-ce qu’il ne reste pas sagement de côté pour laisser les deux amants tranquilles ? c’est-à-dire qu’on pourrait très bien imaginer, parce que vous dites : il y a visiblement un impossible, est-ce que c’est parce que la position des deux amants est une position purement imaginaire qu’elle forclôt un phallus qui ne relèverait pas de cette instance imaginaire qui pourrait réapparaître sous une forme par exemple symbolique ou réel, et est-ce que c’est pour ça, mais je voudrais dire pourquoi est-ce que ça réapparaît forcément ? Pourquoi est-ce que ça va systématiquement réapparaître ? Voilà c’est un peu …
Charles Melman : Oui, oui, c’est une très juste question et qui tourne autour de ceci, c’est que le phallus, il est dans le meilleur des cas symbolisé, autrement dit sa présence dans le réel n’est en aucun cas manifeste. Il n’est jamais arrivé à un couple d’amant de… les anciens évoquaient facilement les idoles phalliques ou des choses comme ça, mais c’était plutôt de l’amusement, c’était pas de la pathologie. Donc le phallus n’est en place je dirais dans le réel qu’à la condition… j’ai peine à dire normalement, je dirais physiologiquement, qu’à la condition d’être symbolisé. Il doit être là. C’est-à-dire qu’à la limite ça peut être une question de croyance, il doit être là. A partir de sa forclusion du symbolique, ce qui est forclos du symbolique reparaît dans le réel, et donc va se trouver propulsé sur la scène. Normalement je dirais… là encore, pardonnez-moi ce terme, c’est lui dont l’élision soutient la scène, le monde des représentations, c’est son élision, c’est le fait qu’il n’est pas là, mais néanmoins c’est le fait d’être symbolisé que la scène du monde, l’écran du monde se soutient, s’il est forclos à ce moment-là il apparaît comme un élément présent sur la scène, et c’est donc ce qui à ce moment-là en rend la présence insupportable.
Hubert de la Rochemacé : Est-ce que c’est pas aussi parce que les amants ils se causent ? [Ch. M. : Oui]. C’est-à-dire est-ce que c’est pas parce que… c’est à partir, et vous avez donné des exemples où on voit bien que la suspicion de l’un envers l’autre se situe par rapport au langage. Hein vous avez donné l’exemple de l’amant jaloux qui…ou du mari jaloux qui va regarder dans les textos, sur internet, etc.… qui va chercher à repérer dans le langage – alors peut-être dans les signifiés, mais alors peut-être aussi dans les signifiants, je ne sais pas – il va essayer de repérer quelque chose par le langage, c’est-à-dire quelque chose qui pourrait peut-être amener à ce moment-là la fonction phallique.
Charles Melman : On pourrait sans doute soutenir ce que vous évoquez avec la restriction peut-être suivante, c’est que s’il y a des amants c’est parce qu’ils causent. S’ils ne causaient pas ce serait… comment dirais-je ? une rencontre au coin d’un bois. S’il y a autre chose qu’une rencontre occasionnelle, c’est bien parce qu’ils causent. Ce qui est une… comment dirais-je ? un élément classique du roman et assez bien vu par les romanciers, c’est que l’amour – là aussi je suis désolé de dire des choses aussi désagréables – mais que l’amour accompli, l’amour parfait, et peut-être avez-vous pu l’observer vous-mêmes dans votre expérience, l’amour parfait, ça tourne rarement bien. C’est embêtant ! c’est embêtant ! les romanciers ont clairement mis en évidence comment la possession du partenaire, non plus comme d’un semblant mais comme d’un partenaire qui est enfin le vrai, le réel, le vrai partenaire, et donc l’effacement de la dimension du semblant, et donc du même coup du rapport au phallus. Eh bien ce genre de virage qui se traduit en général par des manifestations passionnelles, c’est très très intéressant et très important la passion, eh bien ce moment donc où enfin on a réussi à rejoindre l’être même de son désir, et non plus je dis bien le semblant, le substitut, c’est un passage qui se conclut mal, c’est-à-dire qu’il se conclut bien souvent comme dans… les romanciers l’ont très bien aperçu par la perte de l’un et de l’autre, par l’issue tragique de l’affaire. Donc ça fait partie… je suis désolé, c’est pas de ma faute ! ça fait partie de… ça fait partie je dirais de ce mécanisme qui fait qu’on cause et qu’on n’a pas le choix. On peut siffler évidemment, on peut fffuuut, on peut faire comme ça, mais on finit quand même au bout d’un moment par causer quoi !
Bernard Frannais : Patrice tu voulais…
Patrice Ridoux : Oui je voulais reprendre un point concernant l’appréhension de la paranoïa. Vous avez parlé essentiellement de forclusion alors qu’à d’autres moments de votre lecture j’entends et j’ai vu le terme de récusation. C’est-à-dire est-ce qu’il est toujours question de forclusion du référent phallique en ce qui concerne la paranoïa ou est-ce que pour comprendre l’intérêt et la pertinence du paranoïaque à l’instauration des liens sociaux, avoir un terrain plus privilégié.
Charles Melman : Oui, alors là la récusation, c’est pas… c’est un terme moderne et qui je crois a sa pertinence. Et à un moment donné, moi je n’ai pas très bien compris ce que c’était la récusation. C’est pas un terme freudien, vous ne trouvez pas cela chez Freud. C’est pas un terme lacanien, vous ne le trouvez pas chez Lacan, à ma connaissance hein. Et donc ça a surgi assez récemment, et ça me paraît tourner autour de quoi la récusation ? C’est que c’est pas une même opération que la forclusion, c’est-à-dire de l’expédition dans le réel de ce qui est chassé du symbolique, c’est le maintien dans le symbolique de l’instance en cause, mais en récusant ses pouvoirs, et je crois que ça concerne aujourd’hui plus précisément justement la fonction paternelle. Autrement dit non pas forclusion du Nom-du-Père, mais le Nom-du-Père c’est pas gênant, sauf que finalement à part être un père nourricier et fournisseur, voire intendant de la famille, ça sert pas à grand-chose, donc récusation de ce qui pouvait s’entendre, être vécu comme étant justement le pouvoir qui lui était attribué. Donc… alors on va dire : oui mais alors, qu’elle est la différence avec la dénégation ou le démenti ou le désaveu ? faudrait voir, faudrait raffiner ou affiner, mais je crois qu’effectivement ça a sa pertinence, je crois qu’effectivement on voit bien comme ça peut fonctionner aujourd’hui, c’est une sorte de neutralisation. La récusation, vous savez que c’est un terme juridique et qui concerne originellement un témoin. : on récuse un témoin en estimant que pour des raisons diverses il ne peut pas… ou pas seulement un témoin mais le membre d’un jury, ou un témoin aussi, si on estime que des liens de parenté font que son témoignage est faussé. Mais on peut récuser les membres d’un jury en disant que… mais on voit très bien que le terme peut parfaitement s’appliquer aujourd’hui à ce qui est le Nom-du-Père. C’est pas gênant un père, sauf que… et alors ? Ça vous va comme ça ?
Thibault : Dans les… vous avez dit, vous avez donné, vous avez dit qu’il y a trois solutions pour le paranoïaque et vous en avez donné qu’une seule : la séduction. Alors quelles sont les deux autres ?
Charles Melman : Alors ça c’est bien alors Thibault ! Ça je reconnais bien Thibault dans la vigilance qu’il met à … mais merci en tout cas d’avoir relevé qu’en réalité j’en ai évoquées deux. J’ai évoqué la séduction et le fait de s’opposer à la féminisation risquée en se faisant Un, Un phallique, le Un phallique. Il y en a une troisième position, mais … je ne vais pas alourdir l’atmosphère … j’ai déjà l’impression d’être pénible.
Thibault : Moi j’en aurais une à proposer.
Charles Melman : Alors ! Mais joyeuse j’espère !
Thibault : La substitution. J’aurais dit la substitution.
Charles Melman : La substitution.
Thibault : C’est-à-dire le phénomène de zapping.
Charles Melman : Hein ?
Thibault ? : Les zappings
Charles Melman : Ah le zapping ! Je ne sais pas. Je ne sais pas… la substitution. Y en a une qui est de se faire zéro ! Celui qui est en position d’exclusion il a déjà un triple choix et il n’y a que celui-là : le petit a, le Un et le zéro. Alors se faire zéro ça a des conséquences tout à fait différentes, mais que je ne vais sûrement pas alors développer ce soir.
Hubert de la Rochemacé : Monsieur Melman, est-ce qu’on peut repérer des différences dans la paranoïa entre la paranoïa on va dire qualifiée de masculine, et j’ai noté ça par rapport à ce que vous avez dit sur la féminisation. [Ch. M. : Ouais !] Comme si le vecteur féminin pouvait être un vecteur important pour le paranoïaque psychotique tel Schreber ou… mais est-ce qu’il y aurait, on pourrait repérer cliniquement, structurellement des différences importantes entre une paranoïa…
Charles Melman : Vous m’engagez vraiment à dire des choses pas sympathiques hein, mais moi qui étais venu avec l’intention ferme de capter votre bienveillance, c’est-à-dire que je suis à la peine. Mais… c’est… la paranoïa féminine passe beaucoup plus facilement inaperçue, parce que venir fonctionner comme objet petit a, comme représentante de l’objet petit a, c’est pas gênant et que d’autre part une femme peut facilement se sentir en marge de la communauté, c’est-à-dire occuper justement ce lieu Autre, grand Autre dont nous parlons, et donc qu’à cet égard elle est beaucoup plus à l’aise. Elle est beaucoup plus à l’aise, mais cela débouche évidemment sur une des expressions pathologiques tout à fait différentes, si tant est qu’on puisse encore les appeler pathologiques d’ailleurs. Moi j’ai toujours, mais j’aurais pas le temps de le faire, j’ai estimé depuis bien longtemps que la pathologie féminine et masculine n’étaient pas semblables, et il est bien normal qu’elles ne soient pas semblables ! Mais nous continuons de parler d’un sujet… comment dirais-je ? sexuellement neutralisé, alors qu’il suffit de fréquenter les services de psychiatrie et d’être dans… Moi lorsque j’avais à… je vais vous faire une confession. La psychose féminine, je n’ai jamais rien compris ! Et j’avais toujours le plus grand mal quand j’étais dans l’obligation de faire des certificats. Autant pour la psychose masculine chez les hommes je pouvais être à l’aise, je travaillais, j’ai travaillé pendant des années au service des admissions de Ste Anne, et j’avais donc tous les matins une quarantaine de certificats à rédiger, des certificats d’admission qui ont donc un certain poids, je veux dire une valeur légale. Il faut faire attention, et en particulier décider ou non du maintien de l’hospitalisation ou pas, et tous les matins j’étais amené à voir une cinquantaine de… quarante / cinquante malades arrivés dans les vingt-quatre heures. Et j’étais assistant donc dans le service hommes chez Daumezon, et aucun problème, ça pouvait marcher rapidement et je ne commettais pas d’erreurs massives. Lorsque j’avais à faire le même travail, lorsque mon collègue qui s’occupait de l’admission femmes qui était donc mon regretté ami Lantéri-Laura, lorsque donc le dimanche il n’était pas là, enfin qu’on se remplaçait, etc.… durant la période de vacances ainsi que ça se faisait. J’avais donc la charge du pavillon femmes, eh bien je n’arrivais pas à m’en sortir ! Je n’y arrivais pas ! Je ne savais pas ou je ne savais plus ! Ça fait quand même bizarre !
Alors évidemment il y avait des choses manifestes : un grand délire, une schizophrénie… enfin des choses massives : l’alcoolisme… bon ! Mais je dirais, ce qui était quand même là la majorité qui nécessitait autre chose qu’un repérage global comme ça. Et donc, je suis persuadé qu’un jour il y aura des gens qui voudront bien se donner la peine de marquer et de relever que ce n’est pas du tout la même chose, même si bien évidemment il y a des schizophrénies féminines, il y a des délires, ça oui ! Mais même je dirais, dans ce cas-là, leurs expressions sont volontiers différentes. Une drôle d’affaire ! Et je me permets de le dire, parce que j’ai pu vérifier, mais cette fois-là quand j’étais interne, de quelle manière les erreurs de diagnostic sur ce domaine n’étaient pas rares, des erreurs de diagnostic ! Lorsque… je vais vous raconter une anecdote pour je ne sais pas moi… lorsque je suis arrivé tout jeune interne et ignorant tout, à part le concours de la psychiatrie, je n’avais pas vu de malades ! Je connaissais la médecine parce qu’on était interne de médecine en psychiatrie – on n’était pas interne en psychiatrie, on était interne de médecine en psychiatrie – lorsque je suis arrivé et que j’étais jeune interne dans le service de mon excellant maître Follin, j’étais donc dans un service de femmes, et dans un lit… c’était donc des salles communes évidemment, avec les malades qui ne sortaient pas de la position allongée toute la journée, c’était des malades, fallait bien qu’ils soient allongés dans un lit pour qu’on le soigne !… et j’ai remarqué qu’il y en avait une qui devait avoir une trentaine d’années et qui manifestait pour le jeune interne qui arrivait, qui à l’époque bon, mon dieu, n’était pas antipathique, manifestait un intérêt certain. Alors je suis allé voir son dossier, j’ai vu schizophrénie. Je me suis dit quand même une schizophrène qui témoigne comme ça un intérêt pour le jeune interne qui arrive, ça m’a paru un peu étrange. Je me suis dit que d’après les connaissances livresques que j’avais, ça n’allait pas de soi. J’ai commencé donc à m’intéresser à elle qui elle-même répondait de façon très favorable et pas du tout schizophrénique à l’attention que je pouvais lui porter, c’était sans doute la première fois qu’on faisait attention à elle. Je la recevais donc tous les jours dans mon bureau et comme je ne connaissais rien à rien, j’avais trouvé un médiateur, j’avais lu quelque part chez une dame qui s’appelle Séchehaye – je ne sais pas si ça se lit ça encore ça – elle s’était servie comme médiateur entre une patiente et elle d’un pot de lait. Alors j’ai demandé à la surveillante de m’apporter un pot de lait, et je la recevais, je lui versais tout en essayant de parler avec elle du lait qu’elle buvait avec un plaisir absolument évident, elle buvait du petit lait, c’est super [Rires]. Et puis là-dessus la maman est venue voir la chef de service Follin, et elle lui dit : « Ecoutez je ne sais pas ce qui se passe avec ma fille, mais vraiment elle a changé, elle va beaucoup mieux et puis j’ai bon espoir, elle va peut-être guérir… ». Alors Follin était évidemment, qui a regardé le dossier, était évidemment surpris. Et puis j’ai donc ainsi continué de la voir et la maman est venue dire à Follin : « Ecoutez, je vous demande la sortie de ma fille parce que manifestement elle pourrait très bien vivre avec moi, etc… ». Et il y a deux leçons que j’ai retenues de ça : c’est d’abord que l’ignorance qui était la mienne a sûrement parfois de bon effet, hein si je m’étais fié au diagnostic et tout ça… l’ignorance a de bons effets ; deuxièmement la pathologie féminine n’est pas évidente, on peut se tromper et là, il était clair que cette fille n’a jamais été schizophrène sinon d’ailleurs mon lait n’aurait pas eu le pouvoir, mon bon lait n’aurait pas eu le pouvoir qu’il a eu, elle n’aurait jamais été schizophrène ; que troisièmement le transfert évidemment existe avec les patients même psychotiques et que c’est quand même l’une des grandes façons d’introduire justement dans une maladie marquée, dominée par je dirais les relations duelles et la forclusion du tiers, la possibilité d’établir un transfert, c’est une grande façon de faire entrer la ternarité dans le fonctionnement, donc se féliciter à chaque fois qu’un transfert est possible ; et puis enfin je dirais : qu’est-ce qu’elle avait cette fille ? Je vous assure que je n’en sais rien ! J’en sais rien, je sais seulement qu’elle est sortie, qu’elle revenait tous les trois mois ou tous les six mois, que la mère la ramenait comme ça pour contrôle. Je crois que l’un des éléments de sa maladie c’était que sa mère l’affublait d’une manière extravagante, c’est-à-dire ne l’affublait pas du tout comme on affuble une jeune femme, elle avait quelque chose de dépareillé dans sa vêture qui n’était sûrement pas innocent de la part de la mère, mais enfin moi, je n’ai pas eu le loisir d’entrer dans ces problèmes. Mais donc simplement pour encourager tous ceux d’entre vous qui consentiraient à vous intéresser et à travailler, c’est tout un champ inexploré ! Hein, on croit que tout est balisé, mais absolument pas ! Hein il parait que le XIXème siècle était le siècle des grandes découvertes et que depuis, bon, ça n’a pas été terrible, à part l’atome bien sûr, on ne sait pas si c’est pas terrible. Mais il y a là un domaine formidable et qui ne serait pas sans conséquences, sans effets, et qui trouve sa justification dans ce que Lacan a pu isoler comme différence de structure, lorsqu’il dit qu’une femme non seulement occupe le lieu de l’Autre, mais qu’elle n’est pas-toute, qu’elle n’est pas toute-phallique. C’est le genre d’affirmation qui, si on le développe, ça a de l’intérêt pour aborder justement cette clinique, et je crois que ça ne ferait pas de mal, il me semble, qu’on s’intéresse un peu aux femmes. Vous voyez d’autre chose ?
Solange Le Magueresse : Oui peut-être, c’est assez remarquable le rapport du paranoïaque à l’écrit. Il y a des productions merveilleuses enfin hein, il y a des choses tout à fait étonnantes. Est-ce qu’on pourrait en dire quelque chose ? Est-ce que ça nous permet de comprendre quelque chose de la lettre ? Est-ce que… qu’est-ce qu’on en sait de cette activité assez particulière… enfin dans d’autres pathologies on ne rencontre pas cette appétence.
Charles Melman : Vous avez parfaitement raison, absolument. Il y aurait là tout un chapitre à traiter, à aborder, je ne suis pas sûr de l’avoir fait, je ne suis pas sûr d’avoir abordé ça dans mon travail, sans doute parce que c’est un chapitre qui nécessite une étude très attentive des textes, justement des écrits de paranoïaques. Lacan a très rapidement traité ça, il l’a traité, mais très rapidement. C’est pas exclusif du paranoïaque les expressions écrites dans la psychose, de même que le paranoïaque apprécie beaucoup la voix. C’est donc pas exclusif, c’est pas spécifique, mais les écrits de paranoïaques ont évidemment une organisation particulière qu’il serait très intéressant d’analyser, de spécifier, et ça aussi c’est un travail qu’il faudrait reprendre, sûrement. Moi je suis sur le champ… qu’est-ce que tu dirais de plus ? Je ne peux pas là, parce que vraiment j’alourdirais encore d’avantage une atmosphère qui me paraît déjà bien plombée, et donc si vous le permettez, là ce soir, je ne vous en dirais pas plus, mais c’est la question très générale de l’incidence de l’écrit en tant que tel. Demain justement, et c’est pour ça que je rentre tout de suite à Paris, demain je dois me trouver à Lyon avec des collègues qui justement s’intéressent à l’écriture, au problème de l’écriture, des écrits, et sur lesquels là aussi nous sommes assez peu avancés. Ça aussi c’est un très beau domaine à travailler. A quoi reconnaît-on qu’un écrit est paranoïaque ? et est-ce que… si je vous le dis vous n’allez pas me croire ! Il y en a évidemment divers modes. Il y a un type qui a écrit les plus belles pages de la littéraire française, les plus belles ! d’un style très difficile à imiter, un style limpide, pur, cristallin, captivant, et qui a eu de grandes conséquences en particulier en ce qui concerne non seulement l’évolution des mœurs mais également la pédagogie, et je pense que vous avez reconnu Rousseau. Quel style extraordinaire ! et en même temps quelle paranoïa superbe ! superbe ! et donc une modalité, on a l’impression en lisant Rousseau qu’on ne peut pas faire mieux, on ne peut pas mieux écrire, c’est-à-dire de façon aussi nette, précise, sans bavure, avec chaque fois le mot juste, et je dirais sans positivisme pour autant, et cependant le sentiment que c’est pas un autre terme qui aurait pu venir à cet endroit-là, je veux dire, il n’y a pas de brouillard, c’est net ! C’est absolument admirable, et il faudrait associer à ce travail de Rousseau, je veux dire à cet écrit de Rousseau, le fait qu’il a inventé un système de notation musicale, c’est encore fantastique ! Il y a un dictionnaire de la musique écrit par Rousseau. Alors c’est une notation qui n’est pas suivie, mais il faudrait demander aux musiciens pourquoi ça n’est pas… vous savez qu’il gagnait sa vie en recopiant… à l’époque on ne savait pas imprimer la musique, et donc c’était des copistes qui reproduisaient des partitions, et donc il a gagné sa vie comme ça, mais il a inventé un système de notation musicale. C’est génial ! alors qu’est-ce que nous allons dire à propos de cette écriture si belle ?
Hubert de la Rochemacé : Elle a eu quelques effets dans l’histoire de France quand même cette écriture, c’est le moins qu’on puisse dire.
Charles Melman : Mais elle a eu des effets, mais elle en a encore ! Ben oui !
Hubert de La Rochemacé : Sur la question du contrat par exemple chez Rousseau, on voit quand même combien c’est encore très présent.
Charles Melman : Mais absolument ! Il a écrit une constitution pour la Pologne. C’est pas génial ça d’écrire une constitution… Vous vous mettez devant votre papier, vous allez écrire une constitution [Rires] Faut le faire ! Donc la paranoïa peut être parfaitement associée au génie pur, au pur génie, complètement fou, pur génie !
Intervenante : Est-ce que vous pourriez dire quelques mots sur l’intérêt du paranoïaque pour la voix ? Ce que vous disiez tout à l’heure, est-ce que vous pourriez préciser un peu ?
Charles Melman : Oui, ben pour la voix en tant qu’il faut que ce soit justement celle du commandement absolu, que ce soit celle de l’impératif, que ce soit celle devant laquelle on va forcément s’incliner, le pouvoir pur, comme ça, qu’il y fait éventuellement référence. Et comme on le sait d’ailleurs la voix a toujours joué un grand rôle jusqu’ici dans la détermination des… on va appeler ça : du mouvement des masses. Ce qu’il y a de tout à fait nouveau dans ce à quoi nous assistons ces jours derniers, c’est que pour la première fois dans l’histoire nous assistons à des mouvements de masses qui ne sont soutenus ni par la voix ni par l’écrit. Nous n’avions jamais vu ça ! ce qui montre bien que les choses bougent. Alors on ne sait pas évidemment ce que deviendront des mouvements de masses ainsi agencés, on sait en tout cas que des précédents mus par la voix ou par l’écrit ont systématiquement mal tournés, ça on le sait. Alors qu’est-ce que des mouvements de masse qui fonctionnent sans leader, sans chef, sans qu’à la radio il y ait quelqu’un qui : yoyoyo !!!, sans texte de référence, sans programme.
Intervenante : Est-ce que internet c’est pas à la fois et la voix et l’écrit ?
Charles Melman : Vous savez je ne saurais pas me… je suis malheureusement, je ne suis pas arrivé à investir cet instrument aujourd’hui essentiel, et je… internet a forcément des effets très importants que nous ne mesurons pas parfaitement. Ça a de grands effets et en particulier le portable. Ça alors c’est un truc ! Est-ce que vous avez bien l’idée de ce que ça fait le portable ? vous en avez une idée ? ça veut dire que vous avez des jeunes alors si vous en avez l’idée. Non mais ça entraîne une mutation complète des rapports, complète ! et ça entraîne alors un truc dont je ne sais pas si ça a été dit comme tel, mais il y a une addiction au portable, une addiction ! Autrement dit que ça puisse être devenu le genre d’instrument dont l’absence causerait je ne sais pas quelle précipitation dans un gouffre, je veux dire, mais c’est pas paranoïagène le portable, mais ça a d’autres effets.
Bernard Frannais : Ce matin j’ai reçu un jeune justement collégien, et donc je discutais tranquillement avec lui en étant en face. Tout à coup je le vois bondir comme ça, j’ai pas mon portable ! [Ch. M. : Oh !] et ça a perturbé l’entretien, après il ne voulait plus…
Charles Melman : Ah à coup sûr.
Bernard frannais : D’habitude je le sens dans ma poche, il ne sentait rien.
Charles Melman : Bien sûr, on le sent dans la poche, oui, bien sûr. Il est dans la poche, la poche était plate, sans le portable, ça fait un choc hein ! Oui oui.
Hubert de la Rochemacé : Et c’était pas…, tu ne l’as pas travaillé sur la question du signifiant, c’était pas un signifiant, ça ne se pose pas comme tel Bernard ? parce qu’on pourrait entendre, j’ai pas mon portable, enfin.
Charles Melman : Ah ben oui. Ça c’est difficile quand même à faire entendre à un jeune.
Hubert de la Rochemacé : Oui non mais soi-même. Je ne dis pas forcément le…
Charles Melman : Et même à un moins jeune d’ailleurs.
Hubert de la Rochemacé : J’ai pas mon portable !
Bernard Frannais : Mais il y aurait encore je trouve plein de pistes dans notre vie moderne comme ça, on nous entraîne, on nous pousse vers la paranoïa. Enfin je pensais à « J’le vaux bien » par exemple, « J’le vaux bien », c’est-à-dire que c’est quand même poussé vers une espèce de folie des grandeurs de… il y avait aussi la question : si l’identification passe par l’appartenance à un groupe, c’est ce que vous soutenez enfin à plusieurs reprises, et que donc je suis dans un groupe parce que voilà, je partage certaines valeurs avec le groupe, et ça rejoint peut-être la question d’internet, et si ces valeurs-là se déprécient, si voilà, ça devient ringard, du coup mon identité n’est plus soutenue par ce groupe, par l’appartenance à ce groupe. Alors est-ce que ça ne peut pas provoquer justement des effets par… de ce style « J’le vaux bien » ou voilà…
Charles Melman : Peut-être… [Rires] Bon. Allez bonne soirée quand même !
[Applaudissements]
Transcription : Solveig Buch
Relecture : Céline de la Rochemacé