Éperdument
Je vais commencer par un mot sur ce titre que j’ai proposé : Éperdument. Ce n’était pas forcément par ceci que je voulais commencer, mais le retour que j’ai eu notamment des collègues qui parlent d’autres langues m’y incite, des collègues lusophones, hispanophones ou anglophones, qui m’ont dit que c’était intraduisible : éperdument. En tout cas, que c’était difficile à traduire. Être éperdument amoureux. Je pourrais me cacher derrière l’expression, ou bien derrière cette petite référence chez Lacan, qui dit que l’adverbe « ment », qu’il faut s’en méfier. Je pourrais aussi me cacher sur l’impossible à traduire, traduttore traditore, c’est-à-dire qu’il y a toujours une trahison, un impossible à combler entre deux langues. Mais je me suis dit que ce que je voulais souligner avec éperdument c’était quelque chose non seulement de poétique, qu’on peut entendre, mais quelque chose d’une perte. Je vais y venir.
Ce qui est intéressant – je suis content d’être le premier à intervenir cet après-midi pour faire le lien avec ce qui s’est dit ce matin, parce que c’est comme ça que nous avons conçu aussi ces journées et je pense que c’est important de rappeler un peu le rythme – c’est que le fait d’avoir parlé de psychose ce matin me permet de faire le lien sur ce que se perd. Une perte de quoi ? Quand on essaie de traduire éperdument en anglais, en espagnol, en portugais, ce qui vient c’est la perte de la raison : c’est-à-dire locamente, madly, follemente… dans les différentes traductions possibles de ce mot, il y a la question de la folie, d’aimer à la folie, par exemple, de perdre la raison, de perdre le contrôle.
Pourquoi est-ce que je disais que je voudrais souligner quelque chose de la perte ? C’est pour prendre appui sur ce texte que vous connaissez de Freud, qui est un peu entre les lignes pour nos deux journées, qui est « Pour introduire le narcissisme ». D’autres collègues l’on déjà cité hier et ce matin. Qu’est-ce que ça veut dire aimer si ce n’est pas se perdre, justement ? Nous l’avons souligné, je crois que Jean-Paul Beaumont aussi, quand il est intervenu, il a rappelé chaque partie de notre titre, qui était une trouvaille comme ça, mais sur laquelle on a beaucoup hésité aussi, sur l’ordre des mots, un éventuel point d’exclamation, d’interrogation, pas de ponctuation etc… Il y a cette question du réflexif : s’aimer soi-même et donc chez Freud – vous vous souvenez, cette image, je dirais presque topographique chez Freud des vases communicants, du sujet qui se vide en aimant l’autre, qui investit l’autre en se désinvestissant lui-même.
Melman l’a rappelé dans un petit livre que vous aurez le plaisir de lire dans quelques mois – pour l’instant il n’existe qu’en italien, il s’appelle Le voyage clandestin avec Lacan, qui est en traduction, correction et qui va bientôt exister en français – mais dans ce livre il y a deux points qui m’ont beaucoup intéressé. Il rappelle deux évidences, on pourrait dire. L’une d’elles c’est la bonne santé : quand on est amoureux on est en bonne santé. Peut-être que j’aurais l’occasion d’y revenir et puis de revenir sur le deuxième point qui se rapproche de mes conclusions.
Alors, ceci étant dit, par rapport à ce titre, je voudrais ouvrir la question qui nous a travaillé depuis hier et ces derniers mois en préparant ces journées, sur quelque chose de très simple : qu’est-ce que c’est que l’amour ? Je dis très simple parce que nous avons tous une idée, parce que nous sommes tous concernés. Pourquoi des psychanalystes font des journées sur l’amour ? Est-ce qu’on doit rester à cette opposition freudienne de pulsion de vie et pulsion de mort ? Je pense qu’on n’en a pas beaucoup parlé, mais ça a été nommé d’autres fois, je pense qu’il n’y a eu aucune intervention pour faire toute sa place à la haine. Alors que c’est quand même présent. C’était la réflexion des collègues colombiens qui m’ont invité pour faire une intervention, en 2019, pour un colloque qui s’est appelé « Que faire de la haine ? ». Ils se demandaient que faire de la haine, dans un contexte politique où les FARC, c’est-à-dire la guérilla colombienne qui sévissait depuis des décennies, est devenue un parti politique. Alors comment intégrer ceux qui ont tué pendant des décennies, dans le jeu politique ? Qu’est-ce qu’on fait de cette haine ? C’est une question qu’on devrait aborder, avoir peut-être le courage de reprendre.
Alors, la proposition, la réponse que j’aimerais vous proposer par rapport à l’amour – qu’est-ce que c’est que l’amour –, c’est quelque chose, j’allais dire de très simple, c’est un lien. L’amour comme lien, comme ce qui est dans cette petite phrase de Lacan, « l’éros comme tension vers l’un ». Mais l’amour comme un lien, comme tension donc, mais qui serait toujours le même, le même type de lien, lien c’est-à-dire dans sa visée, un lien pour unir, pour faire un. Cela a été dit et redit depuis hier. Alors comment différencier les amours si c’est le même lien essentiellement ? Ce qui pourrait les différencier, c’est ce que je nous propose comme différenciation, c’est l’objet. L’objet, c’est-à-dire ce qu’on aime.
Est-ce qu’on aime une langue, par exemple, maternelle ou étrangère ? Vous vous souvenez de ces références de Charles Melman au « complexe de l’enfant adopté », quand il parlait de l’immigré ? Eh bien, il s’agit d’amour, de se faire aimer de cette langue. Est-ce que c’est l’amour philia ? Disons-le avec les termes qu’il convient en 2023 : liker. Sur des réseaux sociaux, ou bien si vous recevez des ados, si vous en avez des ados chez vous, vous savez l’importance de ce mot qui s’est imposé : liker. D’ailleurs quelqu’un nous avait proposé, pourquoi on n’aurait pas appelé nos journées : « Pourvu qu’on se like ». Mais justement de quel amour s’agit-il ? Est-ce que ça renvoie, cet amour philia à ce qui pourrait aussi s’appeler, comme on le dit beaucoup aussi aujourd’hui kiffer, son kif. Vous connaissez l’origine étymologique d’ailleurs de ce mot. Nazir Hamad pourrait peut-être nous la rappeler, parce que c’est de l’arabe. Cela veut dire amusement, un divertissement, c’est prendre son kif, donc kiffer c’est cette philia où je me fais plaisir. La question de ce plaisir est en jeu. Est-ce que c’est la même chose l’amour des enfants ? De nos enfants ? Est-ce qu’on s’aime nous-mêmes quand on laisse grandir nos enfants, puis partir, faire quelque chose qu’on n’avait pas prévu ?
En tout cas, quel que soit cet objet de l’amour, on a affaire à un enjeu de discours, puisque dans les quatre discours il est question d’amour – je ne suis pas en train de dire quelque chose de très nouveau là, dans les quatre discours vous savez que les enjeux politiques, puisque je parlais de la Colombie, les enjeux politiques nous montrent tout le temps que le chef, ceux qui nous gouvernent, ils s’appuient sur cet amour. On pourrait parler aussi de la servitude volontaire, par exemple, pourquoi on se laisse gouverner, pourquoi on est docile, pourquoi on soutient par notre amour ceux qui tiennent une place de maître, de prof, ou autre ? Dans ces quatre discours, ce qui me paraît faire la différence – parce que nous y sommes en tant qu’analystes aussi dans cet enjeu, l’amour est notre outil de travail, donc on est concerné –, mais ce qui me semble faire la différence entre ces trois autres discours et le discours de l’analyste, c’est la jouissance. L’analyste est le seul qui ne jouit pas, il n’est pas là pour kiffer justement mais pour occuper la place d’un absent actif.
Alors, si je reviens au titre « Éperdument » : jusqu’où se perdre en amour ? Puisque on dit qu’on tombe amoureux, comme on tombe enceinte, comme on tombe malade. Et en disant ceci je fais allusion à la passion. Vous savez que la passion, l’origine étymologique de la passion c’est subir, c’est le participe passé de patior, c’est endurer, subir, éprouver, c’est quelque chose qui vous tombe dessus, ce qui fait une part belle – Nazir Hamad l’a dit d’emblée en ouvrant nos journées – au hasard, à quelque chose d’énigmatique, qu’on passe parfois notre vie à vouloir évacuer. Alors que ce hasard, il est là, il nous tombe dessus et d’ailleurs on ne rêve que de ça, que d’être l’objet de cette chute, pour le dire comme ça, quand on tombe amoureux. On a affaire à un abîme, l’abîme de la mort. C’est pour ça que j’aimerais lier ce titre et la question de l’amour à la question de la mort, on ne peut pas les séparer. L’amour et la mort sont inséparables.
Il y a des exemples cliniques, je pourrais en évoquer quelques-uns si j’ai le temps ou bien lors des questions, je pourrais y revenir, mais vous avez sûrement étendu ou peut-être même vécu une grossesse qui commence par un doute, des patientes qui vous disent se sentir coupables, qu’elles ne savent pas si elles veulent garder ou non ce bébé. Ou bien ces séparations difficiles où, l’un ou l’autre menace le conjoint qui est sur le départ, en disant : « Si tu me quittes, je me tue ! » Vous allez me dire que c’est banal. Un autre exemple, c’est le deuxième point que je voulais rappeler dans ce livre de Charles Melman – qui pour l’instant n’existe qu’en italien – où il parle de ces mamans qui sont très inquiètes parce qu’il y a un bébé qui dort dans la pièce d’à côté, elles ont peur qu’il ne meure dans la nuit. Il dit que cette peur est liée à cet amour définitif qu’est la mort, qui unirait par là mère et enfant, par la mort, comme ce un définitif de la mort.
Comment avancer sur ce éperdument, que j’aurais pu aussi nommer autrement, pour l’associer à la mort – j’ai une référence, un chanteur, mais je n’ai plus son nom en tête, peut-être que si je dis le refrain que j’ai en tête ça va me venir, « je l’aime à mourir », voilà, Cabrel ! C’est une expression qui unit l’amour et la mort et qui montre l’intensité de cette amour, qui viendrait être scellé par la mort. Ça a été rappelé tout à l’heure, surtout par rapport aux psychoses, en citant Melman « l’amour vrai », je crois que c’était Édouard Bertaud qui le disait, cet amour vrai, vouloir tuer quelqu’un, c’est-à-dire aller jusqu’au bout. C’est pour ça que je reprenais à titre de question : jusqu’où se perdre ?
Charles Melman disait dans ce même livre que l’amour est adressé à l’autre et qu’il est adressé dans cette volonté que cet autre soi Un, pour faire ensuite référence à ce mur dont parle Lacan – je ne sais pas si Thierry Roth va le reprendre dans son texte, la question de l’amur –, ce mur qui vient contenir, peut-être avec cette référence poétique, vous savez d’où ça vient la référence chez Lacan, « entre l’homme et la femme il y a l’amour, entre l’homme et l’amour il y a un monde » (de Tudal), pour arriver à ce mur, à ce mur qui signifie cette séparation impossible à combler, qui est toujours là, comme une mort qui est toujours là, d’emblée, qui est présente, qu’on doit prendre en compte. C’était ça qui était en jeu aussi dans les interventions d’hier, c’est-à-dire, quelle est la place qu’on fait à la mort ? Je pense par exemple à ce conte qui a été repris par une psychanalyste américaine, d’origine mexicaine, Clarissa Pinkola, dont vous avez sûrement entendu parler, qui reprend le compte de « La femme squelette », qui présentifie comme ça la mort, la mort qui vient dans tous les couples, dans toutes les relations où il y a de l’amour et qui représente la mort. C’est-à-dire que la mort, il va falloir, à partir du moment où il y a rencontre, il va falloir la prendre en compte et se demander quelle place on va lui donner. Est-ce qu’on va s’y risquer ? Qu’est-ce qu’on va perdre ? Et c’est pour ça que j’insiste sur l’éperdument : qu’est-ce qu’on consent à perdre pour que de l’amour puisse circuler ?
Je vais terminer sur trois idées qui concernent la mort. Qu’est-ce qu’on a fait de la mort après la religion ? Parce que pour les religions c’était balisé, il y avait une place pour la mort, il y avait une cérémonie. Qu’est-ce qu’on a fait après la religion ? Je parle d’un après la religion parce que la période qu’on vient de vivre – et d’ailleurs j’ai partagé avec vous ces réjouissances, de nous retrouver après deux ans où on était peu nombreux, il y a des collègues et des amis qu’on n’a vus en présence ou sans masque depuis trois ans ! –, après cette période cela a été très clair que nous étions dans un après la religion ; on peut dire que c’est la science qui a été un relais, qui a rythmé nos sorties, nos entrées, nos débats. Quel est le traitement que nous propose la science pour la mort ? Quelle est la place pour la mort ? Vous avez un exemple avec ce qui s’est passé avec le COVID, vous savez que les morts ont été un chiffre. Ça a été compliqué avec ce COVID, et je ne vais pas m’engouffrer, surtout qu’on a parlé de gouffre ce matin, je ne vais pas m’engouffrer dans les débats, parce que ce n’est pas le lieu, ce serait intéressant peut-être qu’on les ait en petit comité – vaccin, pas vaccin, les enjeux politiques ou autres – mais simplement ce point, de rappeler la place de la mort, qui a été utilisée simplement comme un chiffre, comptable, la mort dans ce deuil impossible. Vous avez eu certainement, comme moi, des patients qui n’ont pas pu enterrer leurs morts, qui n’ont pas pu accompagner des agonies, des décès ou la cérémonie qui est nécessaire justement pour apprivoiser quelque chose de la mort, pour symboliser, attraper quelque chose de ce trou – ça n’a pas été possible.
Je le mets en lien avec des patients dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, des patients qui viennent de pays où il y a une dictature, une guerre civile, qui viennent demander d’asile en France. Une patiente qui me disait par exemple : « Mon mari a disparu et j’ai quitté le pays mais je ne sais pas s’il est vivant ou non ». Comment elle fait son deuil ? Le fonctionnaire qui l’a reçue à Paris lui a dit : « En France, au bout de dix années, vous êtes considérée veuve Madame, vous allez pouvoir vous remarier ». Voilà une réponse de fonctionnaire, formelle comme un robot pourrait-on dire, en tout cas pas d’analyste. Que faire de ce deuil impossible ? De cet amour qui reste scellé avec un mari ou enfant ? Nous le voyons aussi – je pense que c’est un point important à rappeler – dans des situations moins traumatiques, dans beaucoup de familles où il y a eu un enfant mort, où il y a eu une fausse couche, qui laisse une trace. L’avortement ou la pilule du lendemain, dont me parlent de plus en plus de jeunes patientes – des jeunes et des moins jeunes –, ne sont pas de méthodes de contraception, ça évacue quelque chose que Nazir Hamad a rappelé, cet impossible, et ça l’évacue un peu trop vite. C’est cette place de l’impossible qui signe le type d’amour auquel on a affaire.
Je terminerai là-dessus, pour échanger comme hier. Avec un mot sur ces amours où le tiers a une place, le tiers ça peut être le social – je ne sais plus qui le disait –, les amants qui se tiennent la main dans la rue, voilà ce social qui nous voit nous tenir la main dans la rue, que ce soit ce social, que ce soit la grossesse surprise, que ce soit d’autres formes de vie-mort-vie qui rappellent qu’on n’est pas tout seul, qu’on n’a pas la maîtrise de la mort, que la mort doit avoir une place, qu’on doit lui ménager une place. Je conclus avec un clin d’œil, vous vous souvenez l’opposition qui avait été celle de Charles Melman à cette exposition des corps « plastinés », vous vous souvenez ? On avait été quelques-uns à signer des pétitions, à signer des petits papiers, des articles dans différentes revues et la France est un des seuls pays qui n’a pas accueilli cette exposition. Voilà qui était déjà cette question, qui était déjà présente, c’est-à-dire, qu’est-ce qu’on fait de cette mort ? Alors que dans toutes des traditions il s’agit, comme disait Bernard Vandermersch toute à l’heure, de faire un trou, pas trop vite certes, mais de lui faire un trou, de lui faire une place. Alors, ce n’est pas une place dans un musée ou dans une rue à la vue de tout le monde : nos morts méritent une place. Et la mort mérite qu’on réfléchisse à sa place quand on parle d’amour.
Merci.
J.-P. Beaumont : Merci Omar pour ces remarques très intéressantes, je crois que tu travailles actuellement sur la question de l’autorité et peut-être y a-t-il une autorité différente pour chacun des discours, mais moi j’étais très intéressé parce que tu mets en rapport l’amour et les quatre discours. Je passe la parole à Thatyana Pitavy qui va discuter.
T. Pitavy : Merci Omar, peut-être que je vais revenir sur quelques points là de ton exposé, en te disant déjà d’entrée, d’emblée qu’on n’a pas entendu le sexe dans ton exposé : tu as mis la mort à la place du sexe ! Alors, pourquoi pas, on va partir de là. Qu’est-ce que c’est que cette histoire !? Voilà la première question.
Alors tu as insisté sur cette question-là, sur ce signifiant « éperdument », qui est effectivement un très beau signifiant, qui est très poétique, intraduisible, tu dis, et en interrogeant beaucoup cette question : qu’est-ce qu’on perd quand on rentre dans la dimension amoureuse ? Et je me suis posée la question : qu’est-ce qu’on gagne ? Parce que l’amour reste quand même une source d’énergie vitale qui n’a pas d’égal, je pense. Donc il y a là quelque chose aussi comme source, comme puissance même, intensité, qui me paraît importante aussi de souligner parce que c’est vrai que l’amour ça fait mal, ça rend fou, tout qu’on veut, mais je veux dire il est quand même, voilà, l’amour nous donne des ailes, ça nous rend belles, beaux. Donc cette question qu’est-ce qu’on perd, mais qu’est-ce qu’on gagne aussi, ça serait une autre question à te poser.
Tu évoquais aussi la question de la haine. Hier on a aussi parlé beaucoup de cette question de la haine. Il y a Colette Soler qui parle de la haine d’une façon qui me semble tout à fait intéressante, parce qu’elle en parle d’un affect autonome. Donc nous ne sommes pas du tout dans la hainamoration, la haine comme l’envers de l’amour, mais quelque chose, un affect qui sait très bien quel est l’objet de la haine et que cet objet-là on veut détruire, qu’il n’y a pas d’ambivalence, comme quelque chose très isolé. Je voudrais savoir un peu qu’est-ce que tu en penses un peu de ça.
Après Jean-Paul Beaumont nous rappelle, et effectivement tu reviens sur les questions du discours, ça c’est très joli chez Lacan quand il va, quand il revient sur Rimbaud et sa poésie « À une raison » : « Ta tête se retourne – le nouvel amour ! ». Ce changement de discours par un nouvel amour, qu’à chaque fois qu’il y a changement de discours, un nouvel amour.
Et puis aller dans le sens de ce que tu amènes effectivement du travail du deuil : qu’est-ce que c’est ce changement de discours, un nouvel amour, comment on, qu’est-ce qui fait qu’on passe d’un discours à l’autre, d’un amour à un autre. Je trouve très juste ce que tu dis, effectivement que pour aimer en bonne santé, pour rappeler Charles Melman, il faut pouvoir avoir un traitement symbolique de la mort, il faut que quelque chose, pour chacun de nous a été traité de ce côté-là, pour supporter effectivement qu’il y a de la perte aussi. D’autant plus qu’il y a de l’autre quand on aime. Parce que s’aimer soi-même ça va un petit peu quoi, mais on veut de l’autre. Peut-être c’est cette dimension-là transcendante ou héteros, qui est plus intéressante dans l’expérience amoureuse.
Voilà ce sont des questions qui me sont venues en t’écoutant, si tu veux dire un mot.
O. Guerrero : Je peux dire un mot, peut-être pas sur tout, pour ne pas monopoliser la parole et maintenir une dynamique d’échange. Mais effectivement quand tu dis, et c’est intéressant, aimer l’autre et pas soi-même, d’en passer par un autre, bien sûr. Mais quand j’ai rappelé le kif, et on peut s’appuyer sur la clinique des adolescents, des problématiques actuelles, comme les jeux vidéo ou autres, on voit que cet autre est virtuel, le sujet reste dans une boucle où c’est lui, c’est lui qui prend son kif par un écran, est-ce que cette jouissance est bordée par cet écran ? Est-ce que ça fait bord un écran ? Je ne suis pas sûr.
T. Pitavy : Une masturbation, nous sommes là dans l’autoérotisme.
O. Guerrero : Absolument ! Et quel va être le Subutex qu’on va trouver pour les jeux vidéo ? Quelle méthadone ou substitut ? Donc ça par rapport à la question de l’autre. La question numéro quatre, je ne vais pas y répondre, comment on passe d’un amour à un autre ? Je ne vais pas vous donner la recette… Je pense qu’il y a une question de discours, Jean-Paul Beaumont rappelait que c’est l’un des sujets qui m’intéressent, notamment par le biais de l’autorité et ce rapprochement que je fais entre Lacan et Kojève en assignant un type d’autorité à chacun des quatre discours – ce Kojève que je dois à Virginia Hasenbalg qui me l’avait mis entre les mains il y a un bon bout de temps. Oui, il y a un type d’autorité propre à chacun des discours et effectivement celui que je rapproche du discours analytique est l’autorité dite du juge, qui est le seul entre le maître, le chef ou le père, à ne pas jouir de l’autre, à ne pas tirer pour lui-même, le juge, une jouissance. Je pense qu’on a une piste qu’on pourrait explorer là par rapport à l’amour qui circule dans les discours.
T. Pitavy : Tu mets le juge dans le discours analytique, c’est ça ?
O. Guerrero : Oui, je ne le mets pas dedans, je le rapproche.
T. Pitavy : Tu mets du un là où il y a du trou.
O. Guerrero : Justement, le juge est le seul qui vient émettre un jugement et se retire.
T. Pitavy : Oui, mais c’est lui qui tranche, alors que dans le discours analytique celui qui tranche c’est du côté du sujet.
O. Guerrero : Absolument, c’est un rapprochement qui, comme tout rapprochement, a des limites. Donc voilà, c’était par rapport à la question des discours, je pense qu’il faudrait creuser cette question, c’est ce qui circule et qui est modulé d’un discours à l’autre. Qu’est-ce qu’on fait de l’amour dans chacun de ces discours ?
J.-P. Beaumont : On aura peut-être l’occasion d’en parler l’année prochaine, parce que nous allons étudier L’Envers, mais pour le moment on va peut-être passer la parole à la salle et à la salle virtuelle bien sûr.
J. Vennemann : Puisque vous parlez de traduction de « éperdument », alors pour Freud serait… Ce pauvre Freud serait content de dire Unsterblich, être amoureux immortellement, le contraire de cette mort dont vous parlez, ou plutôt il dirait Hoffnungslos, être énamouré sans espoir, ce qui nous porte plutôt en direction de désir, amour, l’amour qui sert à protéger du désir, voilà.
O. Guerrero : Je pense qu’effectivement le signifiant que chaque langue va mettre au milieu n’est pas anodin. On avait parlé déjà, je crois que c’était aux Journées des 40 ans, on avait rappelé avec Angela Jesuino de manière différente cette expérience qu’on avait fait entre hispanophones et lusophones pour traduire le même texte au même temps – c’était Lituraterre – et d’avoir la surprise, pour répondre à Thatyana Pitavy aussi, qui est lusophone, qui n’a pas trouvé le sexe dans mes propos, la surprise de ce qui se passait dans ce groupe : les collègues brésiliens, à chaque fois qu’on traduisait le même terme, étaient morts de rire, parce que à chaque fois c’était obscène, c’était coquin, c’était border, pour le même mot, tous les sens qui tournaient autour de ce même mot. Alors que les hispanophones, on aurait pu faire des caricatures, les hispanophones étaient là peut-être avec des armures, avec des lances quichottesques, à dire qu’il y avait de la mort, de la violence, à chaque terme qu’on traduisait. Peut-être qu’on se trouve à la même table, quelques décennies plus tard, à mettre ça au travail. La remarque de Johanna Vennemann va peut-être dans ce sens. Et je profite pour faire encore une fois un clin d’œil à Meschonnic, que nous avons connu, qui a travaillé avec nous, qui a écrit quelques perles comme La poétique du traduire – qui est l’un de mes préférés – qui a écrit un autre texte qui est fondamental, De la langue française, qui est épuisé mais qui rappelait justement l’idéal de chaque langue. Et l’idéal qu’il identifiait pour la langue française, c’était la pureté. La pureté avec les effets sociaux et politiques qu’on peut imaginer. Je m’arrêterai là.
T. Pitavy : Cette question elle est intéressante, Omar, par rapport aux langues, c’est comme si dans chaque langue on aime différemment aussi.
O. Guerrero : On entend différemment.
B. Vandermersch : Merci, Omar. Évidemment je suis un petit peu surpris d’associer comme ça librement l’amour et la mort, en demandant leur rapport amoureux, où trouve-t-il son non rapport ? On parlait du non rapport sexuel qui fonde un réel, et je me demandais ici dans l’amour si le fond d’une relation amoureuse c’est la mort, la mort ne fonctionne même pas comme impossible, comme réel, puisque on se retrouvera dans l’amour. Et je pensais, Marika Bergès, des petits garçons qui volontiers disent : « Je serais dans le cercueil avec toi maman ». Comme si c’était le rapport sexuel, quand il reviendra, introduira un vrai impossible au niveau du sexe, même si le sexe est par ailleurs lié à la mort, mais enfin il est lié surtout à la reproduction quand même. Le cadavre n’est que l’appendice qui choit. Dans l’amour c’est le corps qui est là et c’est fini. À la limite il n’y a même pas d’impossible. C’est peut-être pour ça que le rapport amoureux est fou.
O. Guerrero : Il faut être fou pour y aller.
B. Vandermersch : Oui, c’est ça.
O. Guerrero : Effectivement je pense que c’est une liaison, c’est le cas de le dire, qui convient de mettre au travail. Je ne pense pas être le premier, je l’ai trouvé chez plusieurs auteurs, la question de l’amour et la mort. Et la mort justement comme ce réel qui est là – et c’est pour ça que j’ai commencé par l’intraduisible – qui est là aussi entre deux langues. C’est-à-dire qu’on ne peut pas combler, qu’on passe notre temps, puisqu’on s’aime, à chercher à signifier quelque chose pour l’autre, à dire : « Dans ma langue, voilà comment je fais le tour ». Voilà, comme tu l’as rappelé tout à l’heure, les lèvres de cette béance – la spécification de notre bord, dirions-nous à l’ALI. Johanna Vennemann nous rappelle, ou d’autres collègues en d’autres langues, que pour eux ça ne se découpe pas du tout comme ça.
N. Hamad : Là on voit un lien direct entre l’amour et mort, c’est ce que Lacan appelle l’amour passionnel en s’appuyant sur Hamlet, on le voit clairement là quand il cite, parce qu’une des définitions de l’amour, il y a une tonne d’amour qu’on peut, qu’on trouve chez Lacan, et parmi eux, c’est l’amour passionnel ou effectivement être l’autre, avoir l’autre ou tout l’autre pour lui, ou mourir. C’est effectivement, c’est ce qu’il dit par rapport à Hamlet. En tout cas c’est ce que j’ai compris de la lecture de Hamlet, de l’amour passion.
O. Guerrero : Absolument, Shakespeare a eu le génie de nous rappeler que les histoires d’amour qui nous passionnent ce sont les tragédies. Les journaux qui se vendent le plus, je ne sais pas si en Irlande vous subissez la même chose qu’en Angleterre – Barry O’Donnell, Terry Ball qui êtes présents – les journaux qui se vendent le plus, ce sont ceux qui racontent les faits divers. Dans les pays latino-américains c’est la même chose. Ça se vend surtout quand il y a des photos et quand on raconte les détails de ces tragédies, de ces crimes passionnels où la folie n’a pas été du bon côté du lit. Mais je ne vais pas aller plus loin.
Transcription : Juliana Castro