Intervention de Juliana Castro
Sur l’unheimlich à partir de la nouvelle Le nez de Gogol
Lacan parle dans l’Angoisse du fonctionnement automatique d’une partie du corps et exemplifie avec un bras que l’on pourrait oublier dans le métro, tel un parapluie. Cela pourrait nous renvoyer à la nouvelle de Gogol Le nez, dont le thème est la disparition inexplicable et étrange du nez de l’assesseur de collège Kovaliov et son incroyable existence indépendante, séparément de lui. Je propose un exercice de lecture de cet ouvrage de Gogol en articulation avec le développement fait dans l’Angoisse par Lacan et dans l’Unheimlich par Freud.
Nikolaï Gogol est né en Ukraine en 1809 et s’est installé à Saint-Pétersbourg vers l’âge de 20 ans pour y faire carrière. Dans Le Nez, paru en 1835, il raconte l’histoire d’un barbier pétersbourgeois – dont on a perdu le nom de famille – qui découvre un nez dans le pain qu’il s’apprête à manger. Au même instant, son client Kovaliov « s’étira et se fit donner un miroir dans l’intention d’examiner un petit bouton qui, la veille au soir, lui avait poussé sur le nez. À son immense stupéfaction, il s’aperçut que la place que son nez devait occuper ne présentait plus qu’une surface lisse ! (…) J’ai sans doute été victime d’une hallucination. (…) Si, au moins, j’avais quelque chose à la place ! (…) Sans nez, un homme n’est plus un homme ; c’est un rien qui vaille, tout juste bon à jeter par la fenêtre. Si encore on me l’eût coupé à la guerre ou en duel ou pour ma faute ! … Là, il a disparu sans rime ni raison ! … (…) Il est inconcevable qu’un nez disparaisse ! Je suis le jouet d’un cauchemar, d’une hallucination… »
Kovaliov entreprend des démarches loufoques afin de le récupérer. C’est alors qu’il croise son nez, vêtu d’un très bel uniforme brodé d’or. Celui-ci semble avoir décidé d’entamer une existence indépendante sous forme de conseiller d’État : « Vous devriez, il me semble… connaître votre place. (…) Je suis major. Me présenter sans nez, convenez-en, cela est assez indécent. (…) Je suis en passe d’obtenir… ayant en vue une place de gouverneur… Et puis, je suis reçu dans des nombreuses maisons, (…) connaissant certaines dames…’ (…) ‘Je ne comprends absolument rien, répondit le nez. Expliquez-vous plus clairement.’ ‘L’affaire est pourtant bien claire… Enfin, Monsieur, vous êtes mon nez !’ Le nez regarda le major et ses sourcils se froncèrent légèrement. ‘Vous vous trompez, Monsieur, je n’appartiens qu’à moi-même. D’étroites relations ne sauraient d’ailleurs exister entre nous. À en juger par les boutons de votre uniforme subalterne.’ (…)
Il se passe en ce bas monde des choses d’où la vraisemblance est bien souvent bannie. Un beau jour, ce fameux nez, qui se promenait affublé en conseiller d’État et suscitait tant de rumeurs, se retrouva soudain, comme si rien ne s’était passé, de nouveau à sa place, c’est à dire entre les deux joues du major Kovaliov. (…) À son réveil, le major jeta par mégarde un coup d’œil à son miroir et s’aperçut du retour de son nez. (…) À bien y réfléchir, beaucoup de détails en paraissent inconcevables. (…) La disparition, vraiment surnaturelle, du nez et sa réapparition en divers endroits sous forme de conseiller d’État. (…) Mais le plus étrange de tout, le plus incompréhensible, est que des auteurs puissent choisir de tels sujets. (…) C’est absolument inconcevable. (…) Et puis enfin quoi, où n’y a-t-il pas d’incohérences ? Et après tout, tout bien considéré, dans tout cela, de vrai, il y a quelque chose. Vous aurez beau dire, des aventures comme cela arrivent en ce monde, c’est rare, mais cela arrive » – conclut Gogol.
Selon Hoffmann, « rien n’est plus fantastique et plus fou que la vie réelle, et le poète se borne à en recueillir un reflet confus, comme dans un miroir mal poli. »
Pour Freud, les créateurs littéraires ont une profonde connaissance de l’âme humaine, ce sont des alliés qui nous devancent, qui puisent à des sources que nous n’avons pas encore explorées. Il présente comme justifié l’examen des « rêves qui n’ont jamais été rêvés, qui ont été créés par des écrivains et attribués à des personnages imaginaires dans le cadre d’un récit ».
L’unheimlich est une variété de l’effrayant [Schreckhaft] qui remonte au depuis longtemps familier [Vertraute]. Vertrauen c’est la confiance, le familier dans le sens à qui on peut se fier, ce qu’on connaît, à qui on s’est habitué et qui ne fait pas peur. L’unheimlich est le suspect, le sinistre inquiétant, lugubre, embarrassant. Selon Schelling, est unheimlich « tout ce qui devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti ». Heimlich, lui, est le familier et l’agréable mais aussi le clandestin qui doit rester caché. « Heimlich est donc un mot dont la signification évolue vers une ambivalence, jusqu’à ce qu’il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich. Unheimlich est en quelque sorte une espèce de heimlich », dit Freud.
Dans l’Angoisse, Lacan parle de la coupure du cross-cap que peut instituer deux morceaux, une qui peut avoir une image spéculaire et l’autre qui n’en a pas. L’image spéculaire – i(a) – est sans reste, le sujet ne voit pas ce qu’il y perd. Ce résidu non imaginé du corps, non spéculaire, peut venir par quelque détour se manifester d’une façon irrepérable à la place prévue pour le manque : « l’angoisse c’est quand apparaît dans cet encadrement ce qui était déjà là, beaucoup plus près, à la maison, Heim. (…) Cet hôte inconnu, qui apparaît de façon inopinée ». « La façon la plus certaine d’approcher ce quelque chose de perdu, c’est de le concevoir comme un morceau de corps » – morceau qui serait séparable parce qu’il aurait un caractère plaqué, accroché au restant du corps, tel le sein de Sainte Agathe ou les yeux de Sainte Lucie. Ce morceau pourrait même avoir un fonctionnement automatique et il faut se prémunir contre son non-contrôle, « contre le fait qu’un autre puisse s’en emparer, que je puisse devenir le bras droit ou le bras gauche d’un autre, ou simplement contre le fait que je puisse, tel un vulgaire parapluie, tels ces corsets que (…) je puisse l’oublier, dans le métro ! (…) Que le bras peut être oublié, ni plus ni moins, comme un bras mécanique ». Lacan y parle également du cauchemar : « L’angoisse du cauchemar est éprouvée comme celle de la jouissance de l’Autre. Le corrélatif du cauchemar, c’est l’incube ou le succube, c’est cet être qui pèse de tout son poids opaque de jouissance étrangère sur votre poitrine, qui vous écrase sous sa jouissance. (…) Cet être qui pèse par sa jouissance est aussi un être questionneur. »
Selon Melman, le rêveur profite de l’abaissement du niveau de vigilance pour pouvoir exprimer des désirs que dans la vie éveillée il ne se permettrait pas, ainsi le rêve serait un moyen d’expression de désirs refoulés. L’activité diurne se trouve organisée par la responsabilité phallique, tandis que le rêve se situe sur une autre scène que celle de la vie éveillée, on change d’espace. L’instance phallique organisatrice des devoirs sur la scène du monde ne disparaît tout de même pas dans la vie nocturne, il y a une censure, si on va au-delà d’une certaine limite on se réveille, c’est-à-dire, l’activité nocturne doit être en conciliation avec cette instance dont la vigilance est abaissée mais qui reste là. Le cauchemar pourrait être dû à une « liberté de l’expansion infinie, sans limites, et l’angoisse qui dès lors serait susceptible de surgir ». « Le cauchemar c’est le moment où se révèle combien je suis l’objet de la jouissance de l’Autre et c’est là cet effet de pesée, d’angoisse. » L’ombilic du rêve serait l’index d’un réel, ce dont je ne sais pas ce que ça me veut.
Cauchemar vient de cauche [presser, du latin calcare] et mar [de Mara, esprit malfaisant du folklore nordique qui chevauche le dormeur]. Pour cauchemar on dit en suédois : mardröm, de Mara et dröm [rêve] ; marritt, de Mara et ritt [chevauchement] ; ångestdröm, littéralement rêve d’angoisse, de ångest [angoisse] et dröm. L’anglais nightmare veut dire spectre nocturne. Le portugais pesadelo, rêve oppressif, angoisse, vient de pesado [lourd], du latin pensatu, qui a le sens de peser et évaluer.
Le premier titre de cette nouvelle était Rêve, qui en russe se dit son [сон] et est l’anagramme de nos [нос] qui veut dire « nez ». En suivant Freud dans le sens opposé des mots primitifs, on pourrait considérer que d’une certaine façon si on dit « rêve » (son [сон]) on dit « nez » (nos [нос]).
Si l’on part du premier titre donné à cette œuvre, la nouvelle traiterait-elle d’un rêve fou ou d’un cauchemar ? Autrement dit, ce qui différencie un rêve d’un cauchemar, serait-il la présence du petit a ? Et dans le cas, la présence d’un morceau du corps propre qui tout d’un coup disparaît et réapparaît et entame une existence indépendante ? Où pourrait-on identifier dans la nouvelle les conditions de l’apparition de l’unheimlich ? Pourrait-on dire qu’aurait eu lieu chez Kovaliov un vacillement des parenthèses de i(a), de l’image spéculaire ?
Il faut signaler que la nouvelle débute et termine dans le miroir. Kovaliov voit le bouton qui le regarde, pourrait-on dire, comme un intrus dans la pièce qui vient le décompléter, cela n’est pas lui. L’hôte inconnu apparaît inopinément dans l’encadrement à la place prévue pour le manque. On pourrait localiser un premier temps, où Kovaliov se promène à l’aise parmi la société pétersbourgeoise, un deuxième temps qui serait l’apparition de la tache/bouton, un troisième temps qui serait la disparition du nez du visage et sa réapparition se baladant dans la rue et, finalement, le nez de nouveau à sa place originaire, image spéculaire sans faille, sans reste.
Chez Kovaliov, il s’agirait d’une disparition sans coupure, comme il dit : « Si on me l’eût coupé à la guerre ou en duel ou pour ma faute ! … Là, il a disparu sans rime ni raison ». Autrement dit, il s’agit de disparition/réapparition, justement, due à l’absence de coupure en double boucle : ce serait celle-ci ce qui permettrait la chute du petit a, comme l’a remarqué Lacan à propos de la coupure du cross-cap qui institue deux morceaux différents, l’un avec une image spéculaire et l’autre – le petit a – qui n’en a pas. Cette coupure dont le déchet est le petit a inatteignable, reste de la dialectique du sujet au grand Autre, serait donc interne au champ du sujet. Serait en jeu dans l’apparition de l’unheimlich, de ce qui ne devrait pas apparaître, un certain vacillement de la parenthèse de i(a). Il s’agirait de l’apparition, de la présentification, de la « positivité » de ce qui autrement aurait dû rester « négativé ». En d’autres termes, l’unheimlich surgit quand ce manque vient à manquer, quand cet objet, plutôt que d’être à la place du manque, se trouve présentifié.
Pourrait-on faire une lecture de la nouvelle en faisant l’hypothèse que la disparition/réapparition serait la présence de l’objet petit a dans la scène ? Dans ce sens, pourrait-on dire que ce serait la coupure en double boucle ce qui permettrait à Kovaliov un certain façonnage du corps ; pourrait-on même dire que cette coupure entraînerait une opération qui ferait corps ? Opération qui, elle, permettrait que le corps soit vécu du côté d’un grand Autre fiable et familier [Vertraut] plutôt que du côté d’un corps étranger.
En russe, le mot nos [nez] aurait un double sens : l’organe et quelque chose qu’on apporte ayant une valeur d’échange, il s’agit donc d’une homonymie. Le mot russe pour plat, podnos [поднос], se dirait « sous-nez », ce que pourrait dire qu’il y aurait un « nez » qui doit être posé dessus. On dit en russe « se retrouver avec un nez » quand on est trompé, quand on rentre bredouille. La corruption étant répandue en Russie, le « nez » est le pot-de-vin : s’il était accepté, on pouvait espérer que la question serait résolue ; sinon, mis en échec, on dit que le sujet « se retrouvait avec un nez ». Le nez représente une monnaie d’échange, quelque chose qu’on porte pour l’autre sans savoir s’il sera accepté ou pas. Ce nez aiderait à pénétrer là où on n’aurait pas accès sans lui.
Nous pourrions entendre une signification sexuelle de cet objet autant précieux que leurrant. Le nez est donc un appendice avec une valeur phallique, dont la perte serait équivalente à celle des membres sexuels. Kovaliov parle, par exemple, des difficultés face aux femmes et à se soutenir dans une position professionnelle phallique due à l’absence de son nez. La nouvelle se déroule à un moment très précis de la vie d’un sujet : celui où il attend d’être reconnu, comme le potentiel mari de la compagne dont il espère la main, reçu dans un poste de gouverneur. L’incertitude sur être reçu et reconnu serait génératrice d’angoisse. Son nez, le pot-de-vin, serait-il reçu ou le sujet va « se retrouver avec un nez », rentrer bredouille, sans lieu de reconnaissance ? C’est-à-dire, sans lieu de reconnaissance, sans nom de famille, sans arrimage, tel que Gogol entame la nouvelle avec le barbier dont « son nom de famille est perdu ». Dans ce sens, nous pourrions dire que quelque chose de l’opération du Nom du Père aurait du mal à être mobilisée chez Kovaliov.
Le nez serait un rêve créé par Gogol où nous pouvons reconnaître des éléments d’un rêve d’angoisse, d’angoisse de castration de ce nez-phallus, objet en même temps précieux et leurrant, détachable du corps sur un plat – littéralement le podnos [поднос] – tel les seins et les yeux sur un plat de Sainte Agathe et Sainte Lucie, respectivement. C’est quand il subit le poids opaque de la jouissance du Mare, de l’incube ou de la succube, quand il se perçoit en tant qu’objet de la jouissance de l’Autre, qu’il éprouve l’effet de pesée de l’angoisse de castration. Le rêve pourrait être entendu comme une tentative d’élaboration, un travail subjectif du sujet au moment-même où celui-ci se voit confronté aux enjeux phalliques de sa vie, dans ce cas, aux exigences professionnelles et à une femme.