La descente aux enfers
19 avril 2023

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TOUMSON Roger
Hommages à Ch. Melman

Roger Toumson, professeur émérite de l’Université des Antilles françaises, a été présent à plusieurs reprises, en Guadeloupe et en Martinique, aux rencontres avec Charles Melman dont il a appris très récemment le décès. Il a souhaité rendre hommage à celui avec lequel il avait tissé une relation de respect et propose de publier sur le site de l’ALI, le texte de son intervention au cours du séminaire sur l’identification de Jacques Lacan, que Charles Melman a souhaité organiser en Martinique du 25 Février au 3 Mars 1996 .

Les questions que pose l’identification pour le sujet sont de plus en plus repérables dans la pratique actuelle des psychanalystes. Elle reste souvent brûlante pour les femmes et les hommes des sociétés coloniales que l’histoire de la première mondialisation capitaliste « a marqués dans leur chair ». Au cours de ce séminaire, ont été associées aux présentations des leçons du séminaire de Lacan par des psychanalystes, des conférences de spécialistes qui ont fait entendre dans leurs disciplines diverses, les conséquences de la colonisation qui a donné naissance aux sociétés antillaises. Le texte de Toumson a été publié dans la revue pour le sujet Le discours psychanalytique n°16-Octobre 1996. C’est dans la quête mythique d’Ulysse, descente aux Enfers, qu’il retrouve « l’origine perdue, celle de l’origine du nom perdu » dans l’œuvre poétique de Césaire.

Placé sous la présidence d’honneur d’Aimé Césaire, alors député-maire de Fort-de-France, la présidence de Mustafa Safouan et de Mme Euzhan Palcy cinéaste (qui a présenté l’un des films de sa trilogie sur Césaire), ce séminaire a marqué un moment majeur de la transmission de la psychanalyse que Charles Melman soutenait en Martinique depuis plusieurs années avec le Groupe Antillais de Recherche et de Formation psychanalytique (G.A.R.E.F.P.). Il a été un moment déterminant dans la création en 2011 de l’école régionale ALI-Antilles.

Jeanne WILTORD


 

Roger Toumson

LA DESCENTE AUX ENFERS
Fonction paternelle et fonction du langage poétique dans l’œuvre d’Aimé Césaire

Hommage au Docteur Charles Melman

 

1-    « NEKUÏA », nécromancie

Le poème est « dit d’errance [1]», relation d’un voyage au long cours, d’une aventure courue au péril de la mer, au risque de se perdre, à grand danger. Dès lors que les épreuves endurées, les souffrances ressenties, dans ces lointains parages, donnent matière au récit, le mythe devient histoire et la narration poésie. Dans une Saison en enfer, Rimbaud évoque un voyage « aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et de tourbillons », identique à celui qu’avait fait Nerval en « Chimérie », le royaume des chimères. La mémoire fait du poète un explorateur des régions les plus ténébreuses de l’inconscient. La capacité d’accéder à l’immortalité était, pour les Grecs de l’antiquité, du ressort de la faculté suprême, la mémoire, ce pour quoi ils honoraient en Mnémosyne la mère de toutes les muses.

Chaque époque puise dans la mythologie la figure susceptible de l’aider à se comprendre elle-même. Le mythe orphique de la descente aux Enfers est l’un de ceux qui s’accordent encore le mieux aux perplexités du XXème siècle, comme l’a prouvé Jean-Paul Sartre, par l’exemple, dans Orphée Noir, essai publié en 1948, en guise de préface à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache[2]. Pour inattendue qu’elle soit, à la date indiquée, l’application de cette grille mytho-analytique à des textes apparemment étrangers à l’héritage culturel et littéraire occidental, n’est pas injustifié. Il suffit, pour s’en convaincre, d’une première lecture des deux poèmes d’Aimé Césaire.

« CORPS PERDU »

 

« Moi qui Krakatoa
moi qui tout mieux que mousson
moi qui poitrine ouverte
moi qui laïlape
moi qui bêle mieux que cloaque
moi qui hors de gamme
moi qui zambèze ou frénétique ou rhombe ou cannibale
je voudrais être de plus en plus humble et plus bas
toujours plus grave sans vertige ni vestige
jusqu’à me perdre tomber
dans la vivante semoule d’une terre bien ouverte
(…)
choses je sonde je sonde
moi le porte-faix je suis porte-racines
(…)
je siffle, oui je siffle des choses très anciennes
de serpents de choses caverneuses »[3]
 
 
« ÉBOULIS »
 
« Pensées éboulis d’abris
Rêves-boiteries
désirs segments de sarments
(une combinatoire qui s’excède)
rien de tout cela n’a la force d’aller loin
essoufflés
ce sont nos oiseaux tombant et retombant
alourdis par le surcroît de cendre des volcans
hors sens hors cour hors gamme
à preuve les grands fagots des mots dans
les coins s’écroulent
rage ravage coup de chien coup de tabac
coup pour rien
 
autant tracer de signes magiques
sur des rochers
sur un galet
à l’intention des dieux d’en bas pour exercer
leur patience
 
à vrai dire
j’ai le sentiment que j’ai perdu quelque chose
une clef la clef
ou que je suis quelque chose de perdu
rejeté forjeté
 
au juste pour quels ancêtres ?
inutile d’accuser la dérive génétique
 
vaille que vaille la retrouvaille
 
encore que le combat soit désormais avec le paysage
qui de temps en temps crève la torpeur des compitales
à petit coup d’un ressentiment douteux »[4]

Pour nous, lecteur d’aujourd’hui le schème mythique de la descente aux Enfers est un modèle dynamique, une allégorie disponible, attestant la capacité de la mythologie à accueillir des contenus appartenant à des ordres de réalité variables. Le récit épique a aujourd’hui comme au temps jadis valeur de schème explicatif. Sans doute pourrait-on lire toute œuvre poétique et, comme tout autre, le Cahier d’un retour au pays natal[5] d’Aimé Césaire, selon la perspective d’un voyage, d’une marche itinérante semée d’embûches qui, par-delà de épreuves et des combats, conduit à une découverte, à une fondation. Tout discours capable d’atteindre un but distant trouve dans le voyage initiatique sa métaphore appropriée. La discursivité est l’équivalent intellectuel d’un parcours épique où s’explicite le mécanisme du rêve comme retour du refoulé, le motif itinérant étant l’illustration contemplative d’une marche triomphante ou inaboutie vers le savoir.

Qu’il s’agisse de l’Odyssée d’Homère, de l’Énéide de Virgile où de la Divine comédie de Dante, la descente aux Enfers est un schème qui s’ajuste au travail du deuil relatif à l’image d’un disparu de statut paternel. C’est pour consulter un père que descendent au royaume des morts Ulysse, Énée, Dante et, à leur exemple, le narrateur du Cahier d’un retour au pays natal. La « catabase » correspond à un schème rétrospectif, régrédient, qui rend possible une marche plus assurée vers un but futur dont la vraie nature n’aura pu être révélée que par la voix de l’ombre paternelle, par « la bouche d’ombre » qu’invoquait Victor Hugo dans la Légende des siècles. La descente aux Enfers (la marche vers le bas, « catabasis ») franchit un seuil interdit pour entendre et même pour voir « ce qui sera », par la bouche oraculaire de « ceux qui ne sont plus »[6].

Dans tous les textes cités le voyage au royaume des morts s’accomplit en songes. Les lieux, les moments, les circonstances du songe sont liés à une figure paternelle détentrice d’un secret, celui de l’origine, et dont la consultation prend valeur d’initiation. La catabase est un mouvement de transgression de l’interdit. La réapparition des défunts tient lieu d’attestation par « analepse » du récit des évènements antérieurs. Les paroles que profère Tirésias, Anchise, Virgile ou le récitant du Cahier de retour au pays natal, déroulent par prolepse, sur le mode de l’anticipation prophétique, la trame d’une histoire politique à venir, qui doit advenir.

La dimension narration est redoublée à l’analepse régrédiente se superpose la prolepse progrédiente, au passé le futur. La catabase coïncide avec l’anabase et la mnèse avec l’anamnèse. L’histoire s’étend et se rallonge. Dans le poème épique, la structure narrative qui s’institue prend en charge dans leur totalité et leur diversité, des fragments ou segments éparts de l’espace et du temps. Par les voies du mythe le poète fait œuvre d’historiographe en écrivant par-delà sa propre histoire individuelle, biographique, une histoire collective.

2-    « ACHERONTA MOVEBO »

Comme le rappelle Starobinski, Freud utilise le schème de la descente aux Enfers, dans l’Essai sur l’interprétation des rêves, comme point d’appui à sa théorie du refoulement et du retour du refoulé. Au chant sixième du l’Énéide de Virgile, Énée descend au royaume de morts pour y interroger son père Anchise. Au début du septième chant, le roi Latinus consulte les oracles de son père défunt, Faunus. Ayant délibérément placé en exergue, sur la page de titre, ce vers de l’Énéide¨, Freud en a voulu signaler l’importance : « Flectere si nequeo superos acheronta movebo », (et si je ne puis fléchir ceux d’en haut, je soulèverai l’Achéron).[7] Ce vers apparaît au chant VII de l’Énéide, dans le discours que prononce Junon. Énée ayant délaissé Didon, sa protégée, Junon exprime sa colère à l’annonce des épousailles du Troyen avec la fille du roi Latinus. Elle jure la perte d’Énée et se déclare résolue à recourir, pour se venger, à « une puissance d’en bas », l’Achéron, c’est-à-dire d’en appeler aux puissances destructrices de la terre et du feu.

Deux observations de Freud, relatives au mythe de la descente aux Enfers, retiennent ici notre attention : ce schème doit être rattaché à la fonction paternelle, c’est un équivalent symbolique de la quête du savoir. Il faut rappeler que le récit de la descente d’Énée aux Enfers est inspiré d’Homère, le séjour qu’accomplit Ulysse aux royaumes de morts, dans l’Odyssée, ayant servi à Virgile de modèle. Cet épisode, l’un des plus marquants est rattaché à la rencontre d’Ulysse et du cyclope Polyphème, et à celui de la captivité d’Ulysse dans l’île de Circé. Afin de démêler l’écheveau des significations relatives à ces trois épisodes déterminants des aventures d’Ulysse, il importe de les réinsérer dans l’ensemble narratif où l’ordre chronologique conditionne l’ordre thématique. C’est l’ordre chronologique qui, dans l’Odyssée, confère à la structure du sens une unité de forme et de contenu. Il doit être souligné que l’unité sémantique, symbolique et formelle de l’ensemble narratif est habillement préservée malgré la prolifération poly thématique des enchâssements narratifs et discursifs. La richesse de la trame anecdotique des pérégrinations d’Ulysse, sa plasticité spatio-temporelle expliquent la longévité littéraire posthume de l’épopée homérique, en Europe et hors de l’Europe. L’on ne saurait s’étonner de ce que, dans la présente étude, il soit fait référence tant au modèle, l’Odyssée, qu’à sa réduplication, l’Énéide. À qui aborde les rives du domaine littéraire caribéen, francophone, hispano-américain ou anglo-américain, l’Odyssée demeure un passage intertextuel obligé. L’histoire de la découverte des Indes Occidentales par le grand Amiral de la Mer Océane, Christophe Colomb, se perd dans la légende odysséenne et se confond avec elle. La Guadeloupe, la Martinique, Haïti, comme toutes les Amériques, insulaires ou continentales, indiennes, blanches ou noires, sont des contrées que hantent fantômes et revenants. La géographie de l’archipel des Antilles est une géographique homérique. À la manière d’Ulysse qui était parvenu, au terme de son périple aux portes de la terre, Christophe Colomb, ayant exploré, aux Îles d’Amérique, les limites terrestres, rédige une relation où sont recensées, comme dans l’Odyssée, les espaces et les espèces.

L’Odyssée est le récit des voyages et des aventures extraordinaires, sur terre et sur mer, parmi les vivants comme aux royaumes des morts, que connait Ulysse après la guerre de Troie. Détail intéressant, les premiers épisodes de ce récit commenceraient selon certains spécialistes en 1175 ou en 1174 avant Jésus Christ, quelque part en Afrique noire. Cette précision d’ordre géographique n’est pas indifférente. Si, aujourd’hui comme hier, les géographes ont bien du mal à retracer l’itinéraire du voyage d’Ulysse et à localiser sur la carte de la Méditerranée, tous les sites évoqués, bon nombre, de détails descriptifs ne sauraient être mis en doute. Ithaque est l’un des points dont la localisation peut être établie, dans l’Odyssée, de façon quasi certaine. Il en est de même de l’île de Cythère qui, prolongeant vers la Crête, le Cap Malais, peut être située au sud-est du Péloponnèse. C’est au large d’Ithaque que commence le récit et que la trame des actions s’ouvre, vers l’ouest aux vastes champs des perspectives des étendues mystérieuses, où fait escale Ulysse. Après la prise de Troie, alors qu’il vogue vers Cythère et Ithaque, Ulysse ayant croisé le pays de Cicones, la Thrace, essuie une tempête qui le déroute jusqu’aux rivages du pays des Lotophages, l’île de Djerba, semble-t-il. Reprenant la mer en direction de la Grèce, il accoste l’île des Cyclopes, peut-être la Sicile, où non moins vraisemblablement la côte septentrionale de la Tunisie. Prenant la fuite, il fait escale successivement à l’île d’Éole, la Sardaigne, dit-on, au pays des Lestrygons, puis en l’île de Circé. S’arrachant aux sortilèges de la magicienne, ayant doublé les îles volcaniques du Stromboli et du Vulcano, il single vers la Grèce par le détroit de Messine aux périls du tourbillon de Charybde et du rocher de Scylla pour aborder l’île du Soleil, peut être la côte orientale de la Sicile. C’est alors que les vents d’une terrible tempête le font dériver durant dix-huit jours jusqu’aux rivages d’Ogygie, l’île de Calypso. Aux abords de cette terre très lointaine – sans doute, l’actuelle Ceuta, dans le détroit de Gibraltar -, Ulysse, se sentant en grand danger, veille à ne pas se laisser entrainer dans le courant du grand fleuve Océan. Enfin, ayant été frappé une fois de plus par la tempête, il est rejeté sur les côtes de la Phéacie – vraisemblablement Corcyre, c’est-à-dire Corfou, à l’ouest de la Grèce-. Le voici revenu – mais à quel prix ! – non loin d’Ithaque, sa terre natale, qu’il parvient à regagner, secrètement, sain et sauf.

Les aventures d’Ulysse se déroulent en Méditerranée, non point en mer Égée. Cette partie de la Méditerranée, déjà familière aux Grecs du temps d’Homère, ne retenait plus l’attention à cette date. L’épopée d’Ulysse a pour cadre maritime la Méditerranée centrale et la Méditerranée occidentale où, déjà à partir du VIIème siècle avant Jésus Christ, s’aventuraient des marins grecs tentés par le rêve du grand large Atlantique, de la mer Océane dont, longtemps plus tard Christophe Colomb, inventeur inspiré, pour découvrir l’Amérique, emporta avec lui le Timée et Critias de Platon, par ce qu’il y était écrit que, « au-delà des portes d’Hercules – le détroit de Gibraltar – se trouvait d’abord un essaim de petites îles puis au-delà ce qu’on ne pouvait nommé une île mais un continent, parce qu’elle s’étirait immensément du nord au sud ».

L’Illiade et l’Odyssée forment un ensemble pair. L’Illiade est le récit de la guerre de Troie. L’action a pour cadre, à l’origine, la ville de Lacédémone. Le roi Tyndare ne sait auxquels de ces trop nombreux prétendants donner en mariage sa fille, si belle, Helene. Sur le conseil d’Ulysse, il réunit tous les prétendants et leur fait prêter serment. Ceux-ci s’engagent à venir en aide au mari d’Helene, Ménélas, au cas où on voudrait lui enlever sa femme. Ulysse obtient en mariage la nièce de Tyndare, Pénélope, et repart avec elle pour Ithaque, son île natale. Un fils bientôt leur naît, Télémaque. Entre-temps, Helene ayant succombé aux charmes d’un jeune et beau Troyen, Paris, Ménélas appelle à la rescousse ses alliés. D’abord réticent, Ulysse, se résout à prendre part au combat. Durant neuf ans il guerroie avec courage et perspicacité. C’est à lui que revient le mérite de l’invention du cheval de bois qui permet la prise de Troie. Ainsi s’achève, par la défaite des troyens, le premier récit, l’Illiade. Le second récit relate les épisodes aventureux du retour d’Ulysse à Ithaque.

Quand commence l’Odyssée, une dizaine d’années se sont écoulées depuis la fin de la guerre de Troie. Du haut de leur Olympe, où il se sont rassemblés, les dieux se penchent sur le sors des vainqueurs de Troie. Prenant fait et cause pour Ulysse, Athéna intercède en sa faveur auprès de Zeus. Depuis sept ans Ulysse est captif de nymphe Calypso, dans l’île d’Ogygie, près de Gibraltar : pourquoi lui refuser plus longtemps le droit de regagner Ithaque son île natale ? et Zeus de répondre à Athéna qu’il n’y est pour rien : c’est son frère, Poséidon, le dieu des mers qui en a décidé ainsi pour punir Ulysse et venger son fils Polyphème. Le meurtre du cyclope et à l’origine de la colère de Poséidon contre Ulysse et des tourments de celui-ci. Grace à Athéna, Ulysse obtient des dieux le droit de rejoindre Ithaque où l’attendent sa femme, Pénélope et son fils Télémaque. Sur ordre de Zeus, Ulysse se prépare donc à quitter, sur un radeau, l’île de la nymphe Calypso. Après dix-sept jours de navigation, Ithaque est en vue. Mais Poséidon ayant provoqué une tempête, Ulysse est rejeté sur les rivages de la Phéacie. Recueilli par Nausicaa, la fille du roi des Phéacien, Alcinoos, il est traité avec beaucoup d’égards, princièrement. Après que Démodocos, le poète aveugle, eut raconté la guerre de Troie, Ulysse relate longuement les épreuves qu’il lui a fallu endurer, depuis la guerre de Troie, successivement, au pays des Cicones, chez les Lotophages, chez les Cyclopes, géants anthropophages, pourvus d’un œil unique ; dans l’île du dieu des vents, Éole, chez les Lestrygons, autres géants anthropophages, chez Circé, une magicienne, fille du Soleil et de la Mer ; au royaume des morts ; dans les tourbillons Charybde et les tentacules de Scylla ; dans l’île du Soleil et, enfin de retour à Ithaque.

Trois séquences narratives requièrent notre attention : Ulysse et Polyphème ; Ulysse et Circé ; Ulysse et Tirésias. Le premier de ces trois épisodes est bien connu. Fils de Poséidon, le cyclope Polyphème s’est emparé d’Ulysse et de ses compagnons. Enfermé dans une grotte, Ulysse se demande comment faire pour ne pas être dévoré comme l’ont déjà été plusieurs d’entre les siens. Il a recours à la ruse suivante : ayant enivré le cyclope, Ulysse lui révèle que son nom et « Personne » puis, profitant du sommeil de celui-ci il lui crève l’œil unique. À ses amis accourus à son aide, qui lui demandent : « Qui t’a fait mal ? ». Polyphème ne peut que répondre : « C’est Personne qui me tue ». S’étant agrippés au ventre des moutons que le géant dut laisser sortir de la grotte, Ulysse et ses compagnons réussissent à s’enfuir.

Le second épisode du triptyque se déroule chez Circé, la magicienne, fille du Soleil et de la Mer. Ulysse et ses compagnons débarquent dans une île où ils l’agréable surprise de découvrir des fauves apprivoisés. La magicienne du lieu qui tisse en chantant, administre une drogue aux compagnons d’Ulysse et les change en pourceaux d’un coup de baguette magique. Seul Euryloque en réchappe qui prévient Ulysse. Survient Hermès qui, déguisé en adolescent, lui donne du « Moly », une sorte de mandragore, en guise d’antidote aux sortilèges de Circé. Ulysse parvient ainsi à résister aux enchantements et contraint Circé à redonner une apparence humaine à chacun de ses compagnons. Il n’est pas inutile de rappeler que, fils de Zeus et de Maia, messager des dieux, Hermès était chargé de conduire les âmes des défunts aux Enfers. Reconnaissant en Ulysse le héro que les dieux avaient annoncé, Circé informe celui-ci qu’il rentrera chez lui à Ithaque, mais qu’il devra auparavant descendre aux Enfers.

3-    « MANTEÏA », divination

C’est dans le troisième épisode du segment narratif délimité qu’intervient le récit de la catabase : Ulysse doit descendre au royaume des morts pour y consulter le devin Tirésias. Enfant, ayant surpris Athéna se baignant nue, Tirésias avait été frappé par celle-ci de cécité. Devenu aveugle, Tirésias avait néanmoins obtenu d’Athéna le don de prévoir l’avenir, même après sa mort. Ulysse doit donc descendre au pays des morts pour y apprendre de Tirésias comment revenir à Ithaque. Le sang d’un bélier noir ayant été versé dans une fosse, la consultation peut avoir lieu. Les fantômes des morts remontent des Enfers pour boire avidement du sang versé. Tirésias apparait qui rassure Ulysse. Celui-ci reviendra sain et sauf à Ithaque mais à la condition de préserver les bœufs du Soleil. La mère d’Ulysse qui, ayant trop longtemps attendu son fils était morte de chagrin, apparaît. Trois fois Ulysse essai de l’étreindre mais à chaque tentative il ne serre entre ses bras qu’une ombre. Le fantôme d’Achille lui aussi apparaît.

Le mythe de la descente aux Enfers déjà présent dans le Cahier d’un retour au pays natal, d’Aimé Césaire, réapparaît dans deux poèmes d’une rare puissance d’inspiration : Le Septième cercle de l’Enfer de Dante, du poète et dramaturge Africain Américain, Le Roi Jones[8], et Omeros, du poète et dramaturge natif de l’île antillaise anglophone de Sainte Lucie, prix Nobel de littérature en 1993, Derek Walcott[9].

Mais c’est de la récurrence interne du thème orphique de la descente aux Enfers, dans le Cahier d’un retour au pays natal, dont nous voudrions ici nous préoccuper plus particulièrement. Le Cahier d’un retour au pays natal est un poème en prose, un « anti-poème », a dit l’auteur, dont le mouvement oratoire se subdivise en des séquences alternativement lyriques, descriptives ou narratives qui coïncides avec les étapes de l’itinéraire initiatique conforme au schème herméneutique de la descente aux Enfers. Après une longue absence, le narrateur, de retour, redécouvre son île natale, la Martinique. Au spectacle de la misère matérielle, psychologique et morale des siens, il se souvient et médite sur les malheurs qui les ont accablés.

« J’accepte… j’accepte entièrement, sans réserve…
ma race qu’aucune ablution d’hysope
et de lys mêlé ne
pourrait purifier
ma race rongée de macules
ma race raisin mûr pour pieds ivres
ma reine des crachats et de lèpres »

À ce premier stade de la prise de conscience, celui de la blessure narcissique succède celui de l’identification fantasmatique. L’hallucination a pour effet au stade terminal, une transfiguration : résurrection et rédemption.

« Et elle est debout la négraille
la négraille assise
inattendument debout
(…)
debout sur le pont
debout dans le vent
debout sous le soleil
debout dans le sang
debout et libre »

Dans sa préface au volume présenté en 1948 par Léopold Sédar Senghor sous le titre, Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, Jean-Paul Sartre a eu la riche idée de rapporter au schème orphique l’expérience poétique de la négritude.

« La négritude se pare d’une beauté tragique qui ne trouve d’expression que dans la poésie »

« La poésie nègre est évangélique, elle annonce la bonne nouvelle : la négritude est retrouvée ».

« Il faudra bien, un jour, retourner en Afrique : ainsi sont indissolublement mêlés chez les vates de la négritude le thème du retour au pays natal est celui de la redescente aux Enfers éclatants de l’âme noire. Il s’agit d’une quête, d’un dépouillement systématique et d’une ascèse qu’accompagne un effort continu d’approfondissement. Et je nommerai « orphique » cette poésie parce que cette inlassable descente du nègre en soi-même me fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton.

C’est pourquoi je nomme magie ou charme cette méthode de « poésie objective ».

Césaire a choisi, au contraire, de rentrer chez soi à reculons. Puisque cette Eurydice se dissipera en fumée si l’Orphée noir se retourne sur elle, il descendra le chemin royal de son âme le dos tourné au fond de la grotte, il descendra au-dessous des mots et des significations »[10].

 

4-    LA QUESTION DU PÈRE

Ulysse accompli un « voyage au bout de nuit ». C’est un itinéraire identique que parcourt jusqu’ « au bout du petit matin », le narrateur du Cahier d’un retour au pays natal. Faisant l’éloge d’Ulysse, Athéna s’exprime en ces termes : « Ah, quel homme pour aller jusqu’au bout et de l’œuvre et des dires ». Ulysse va jusqu’au bout. Il s’obstine à remonter le fleuve jusqu’à la source. Car il faut rejoindre le point de départ pour rentrer chez soi, pour regagner la terre natale, l’île natale, Ithaque, dans l’Odyssée, la Martinique dans le Cahier d’un retour au pays natal. Le voyage qu’accompli Ulysse n’est pas ce « beau voyage » qu’évoquait Joachin Du Bellay dans Les Regrets. C’est un voyage semé d’embuches, ponctué d’épreuves physiques, psychologiques et spirituelles. Il doit braver des forces naturelles et surnaturelles et, franchissant les limites du monde des vivants, il descend au royaume des Enfers. Comme l’a souligné Nietzsche dans Aurore, les Grecs admiraient plus que tout chez Ulysse, « la ténacité héroïque » ; l’art de mettre en œuvre tous les moyens ; son esprit fait l’admiration des dieux. Ulysse, « Odysseus », c’est-à-dire « homme de colère ». Tel est le nom commun, usuel ou pour mieux dire, le prénom du héros. À ce nom se rattache par association d’idées, d’images et de mots, des pseudonymes qui désignent tous de manière plus ou moins explicite la qualité première du personnage : la ruse. C’est « l’homme aux mille tours », « l’avisé », « l’homme aux fertiles pensées et aux mille ruses », « le rusé compagnon », « le rejeton des dieux », « le nourrisson de Zeus », « le divin Ulysse ». Mais au nom commun, comme à tous les pseudonymes, également flatteurs, qui lui sont donnés, il préfère un faux nom dont, par ironie, il confie le secret au Cyclope : « Personne ». Tel est son vrai nom. Il n’y a là aucun paradoxe. « Personne », c’est-à-dire tout un chacun, aucun et tout le monde à la fois. Tel est l’enseignement le plus précieux que le poète nous invite à tirer de l’expérience d’Ulysse : nous ne voyons jamais qui est qui, nous ne savons jamais avec précision qui nous sommes.

Comme l’écrit encore Nietzsche, dans Aurore, toujours à propos d’Ulysse, « c’est seulement aux Enfers que l’on nous montre quelque chose du sombre arrière-fond de tout ce bonheur d’aventurier qui baigne Ulysse et c’est pareil comme d’un éternel éclat de mer, de cet arrière-fond qu’ensuite on n’oublie plus ; la mère d’Ulysse est morte d’affliction et de désir de revoir son fils ». Il y a en Ulysse une part d’instabilité qui vient de sa généalogie. Son ascendance est incertaine. Il passe pour être le fils de Laërte et d’Anticlée, mais nulle n’ignore que Sisyphe est son père et qu’il a été mis au monde grâce aux bons soins d’Euryclée, sa nourrice. « Je m’appelle Ovedis, ou du moins c’est ainsi qu’on m’appelle familièrement », dit Ulysse à Polyphème. « Ovedis », « l’homme de colère », devient « Personne ». « Je suis Personne » : parole de pure folie. Grâce à cette ruse terminologique, c’est une liberté, celle du signifiant, que parvient à conquérir Ulysse. Autrement dit, la généalogie ne détermine pas le destin. Ulysse est un pronom impersonnel. En se dépersonnalisant, en choisissant de n’être personne, il retrouve une certaine essence natale, puisque, en procédant ainsi, il peut remonter jusqu’au point de départ. Voyage initiatique, retour au commencement, au point de départ. L’on ne peut trouver que ce qui et à retrouver. Ithaque et le pays natal, sont les figures du retour, de la répétition, de la redécouverte.

Ce trajet de la remémoration qui aboutit à l’épreuve de la connaissance de soi donne matière, dans l’Odyssée, à deux récits superposés : la quête de Télémaque redouble celle de son père, Ulysse. Télémaque et âgé de vingt ans. Il ne se souvient pas d’Ulysse. Il n’était qu’un enfant quand celui-ci s’en est aller combattre sous les murs de Troie. L’absence ayant été si longue, Télémaque confie sa peine à Athéna et se dit persuadé du décès de son père, les dieux ayant fait de celui-ci « le plus invisible des hommes ». La question que pose Télémaque est en effet celle-ci : « qui est mon père ? », ou encore, « à quel signe un enfant reconnait-il son père ? ». Et Athéna d’expliquer à Télémaque qu’il est en son pouvoir d’y répondre lui-même : « équipe un bateau et va aux nouvelles ». Ayant pris la mer, Télémaque rend alors visite à Nestor et à Ménélas, héros de la guerre de Troie, qui lui apprennent qu’Ulysse est vivant. Quand Télémaque rentre à Ithaque, il retrouve Ulysse qui, en son absence y est revenu. Les relations d’Ulysse avec son fils Télémaque, comme avec sa femme Pénélope, sont harmonieuses. Ulysse est en cela, si on le compare à Œdipe, un personnage sans postérité. Contrairement à Télémaque et à Ulysse, Œdipe sera un personnage tragique, conflictuel, inapte à s’insérer dans une structure trinitaire.

5-    « ORPHEE NOIR »

« Qu’est-ce donc que vous espériez, quand vous ôtiez le bâillon qui fermait ces bouches noires ? Qu’elles allaient entonner vos louanges ? Ces têtes que nos pères avaient courbées jusqu’à terre par la force, pensiez-vous, quand elles se relevaient, lire l’adoration dans leurs yeux ? Voici des hommes noirs debout qui nous regardent »[11].

Les poètes de la négritude sont dits Jean-Paul Sartre, « des évangéliste noirs » dont la profession de foi s’inscrit dans la perspective d’une résurrection, d’une rédemption. « Puisqu’on l’opprime dans sa race et à cause d’elle, c’est d’abord de sa race qu’il lui faut prendre conscience… Ce n’est donc pas seulement le propos que le noir a de se peindre qui me parraît poétique : c’est aussi sa manière propre d’utiliser les moyens d’expression dont il dispose »[12]. La tâche assignée au poète noir est de mettre un terme à l’injustice à légitimer cette « condition d’absence d’histoire » impropre à la subjectivisation où Hegel trouvait la preuve de l’infériorité des nègres. « Quand il n’y a pas une subjectivité mais seulement un monde de sujets qui se détruisent… Nous trouvons en Afrique ce qu’on a appelé l’état d’innocence… C’est en effet l’état d’inconscience de soi ». Ainsi, souligne Jean-Paul Sartre, « la situation du noir, sa déchirure originelle, le mettent dans l’obligation de reconquérir la pureté originelle de son projet par une ascèse progressive… La négritude, comme la liberté, est le point de départ et terme ultime »[13]. « Ce retour dialectique et mystique aux origines implique une méthode »[14]. Ainsi Aimé Césaire écrit-il dans le Cahier d’un retour au pays natal :

« Ma négritude n’est pas une pierre, sa surdité ruée contre la
clameur du jour
                 Ma négritude n’est pas une taie d’eau
morte sur
l’œil mort de la terre
Ma négritude n’est ni une tour ni une cathédrale
elle plinge dans la chair rouge du sol
elle plonge sans la chair ardente du soleil
elle troue l’accablement opaque
de sa droite patience »

 

Cette négritude apparaît donc, aux yeux de Jean-Paul Sartre, comme une quête du « Graal ». « Il ne s’agit pas pour lui de connaître ni de s’arracher à lui-même dans l’extase mais de découvrir, à la fois, et de devenir ce qu’il est »[15]. Dans le projet de cette quête s’inscrit une revendication de l’être lui-même, en lui-même. Jean-Paul Sartre associe donc le rituel poétique de la descente aux Enfers à la fonction maternelle. La négritude dit-il, est « femme ». « Mythe douloureux et plein d’espoir, la négritude, née du Mal et grosse d’un Bien futur, est vivante comme une femme qui naît pour mourir et qui sent sa propre mort jusque dans les plus riches instants de sa vie »[16]. Il identifie l’objet de la quête à la figure féminine mythique d’Eurydice. « Dans le moment que les Orphées noirs embrassent le plus étroitement cette Eurydice, ils sentent qu’elle s’évanouit entre leurs bras ». Et Jean-Paul Sartre d’en donner également pour exemple ces vers du poète haïtien Jacques Roumain :

« Afrique j’ai gardé ta mémoire Afrique
tu es en moi
Comme l’écharde dans la blessure
comme un fétiche tutélaire au centre du village
fais de moi la pierre de ta fronde
de ma bouche les lèvres de ta plaie
de mes genoux les colonnes brisées de ton abaissement ».

Or, comme l’a montré Jacques Lacan, l’instance du symbolique est rattachée à la fonction dévolue au père. Pour lui, comme pour Freud, la fonction d’ordonnancement du langage et donc celle de l’identification relève de la fonction paternelle. La mytho-analyse, au demeurant si perspicace à laquelle procède Jean-Paul Sartre, fait problème sur ce point. Il ne lui vient pas à l’idée – et l’on ne s’en étonne guère, sachant sa surdité à la psychanalyse, sa cécité de l’inconscient freudien -, que cette Afrique perdue, et d’autant plus ardemment désirée, puisse relever au plan de l’expression, d’un code terminologique et rhétorique de type orphique, et au plan des significations d’un code référentiel qui la rattache à la figure archétypale d’un ancêtre viril, paternel. L’erreur que Jean-Paul Sartre commet là, sans doute à son corps défendant, est précisément celle contre laquelle Nietzsche, bon philologue, s’est ironiquement élevé en rappelant que la « patrie » (du latin « patria », « pater ») est au sens exact du terme le lieu social, politique et juridique où l’on devient père. La locution « Mère Afrique » n’est en cela qu’une variante circonstancielle, non significative, de l’expression figée commune, « Mère-patrie ». Le schème intertextuel de la descente aux Enfers est rattaché, dans l’œuvre poétique d’Aimé Césaire – et il en est de même chez tous les poètes, dramaturges et romanciers de la diaspora afro-américaine, insulaire ou continentale -, à la quête de l’origine perdue, c’est-à-dire de l’origine du nom perdu. Ce schème présuppose non point la médiation fantasmatique d’une figure maternelle, mais bien celle, à l’inverse d’une figure totémique de rang paternel, de l’ancêtre imaginaire.

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Notes

[1] Aimé Césaire, « Dit d’errance », titre de l’un des poèmes du recueil Corps perdu. Voir Aimé Césaire, Anthologie poétique, présentation et notes de Roger Toumson, Éditions de l’Imprimerie nationale, collection La Salamandre, Paris, 1996, p. 183.
[2] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, préface à Léopold Sédar Senghor, Payot Éditeur, Paris, 1948. Réédité aux Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 1992.
[3] Aimé Césaire, Corps perdu, poème, recueil Cadastre, voir Aimé Césaire, Anthologie poétique, déjà cité, pp 174-175.
[4] Aimé Césaire, Éboulis, poème, recueil Moi laminaire, Éditions du Seuil, Paris, 1982.
[5] Aimé Césaire, Cahier d’un retour au pays natal, anthologie poétique, déjà cité.
[6] Jean Starobinski, Acheronta Movebo, in lÉcrit du temps, Éditions de Minuit, 1986, p 3 à 14.
[7] Jean Starobinski, Idem ibidem.
[8] Le Roi Jones, The System of Dante’s hell, Grov Press inc., New-York, An Evergreen Black Cat-Book, 1966.
[9] Derek Wlacott, Omeros, Farrar, Strauss, Giroux Editor, new-York, 1990.
[10] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, préface à Léopold Sédar Senghor, Payot Éditeur, Paris, 1948. Réédité aux Presses Universitaires de France, collection Quadrige, 1992.
[11] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, déjà cité, p IX.
[12] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, déjà cité, p XXIII
[13] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, déjà cité, p XXIII
[14] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, déjà cité, p XXIII
[15] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, déjà cité, p XXIII
[16] Jean-Paul Sartre, Orphée noir, déjà cité, p XLIII