La perversion fait-elle partie de notre norme ?
Samedi 19 et dimanche 20 janvier 2019
La perversion, proposons-la comme ça, consiste à mettre la main sur l’objet dont on sait ou suppose qu’il vous mène, afin, à la place de l’Autre, de disposer de vous.
Que cet objet puisse paraître collectif, qui le niera ?
Et, à partir de là, s’il fait norme, est-ce votre dernier mot ?
Charles Melman
La transgression du commandement divin « Croissez et multipliez-vous » pose la norme et situe les diverses voies de la perversion. Mais la sexualité du parlêtre est animée par des pulsions partielles, toujours déviante par rapport à ce que serait un instinct naturel de procréation. Des pratiques sexuelles, aussi bien les auteurs libertins que les psychiatres ont dressé des catalogues très variés.
Dès son article de 1927 sur le fétichisme, Freud isole plus particulièrement un mode de rapport à la castration, basé sur la Verleugnung : affirmer le caractère phallique de la mère tout en constatant l’absence du pénis. Ce clivage à la fois admet et attaque les lois positives, et au-delà, la loi symbolique. Aussi allons-nous interroger la perversion « contre » la loi, mais « tout contre » : père-version. L’œuvre de Sade le met en évidence de manière éclatante. Encore Lacan vient-il en subvertir la portée en retrouvant l’impératif catégorique dans le « ne cède pas sur ton désir » mis en scènes dans La Philosophie dans le boudoir. La maxime s’y révèlerait inquiétante si dans le bourreau et sa victime, il ne repérait pas le sujet de l’énonciation, de la loi du désir, et d’autre part le sujet « pathologique ». Mais que devient la maxime dans le désir incestueux, par exemple ?
Aujourd’hui, ces questions se posent peut-être autrement. Les lois positives ne portent plus guère sur les pratiques sexuelles, sauf celles qui visent l’enfant, et cette focalisation va nous interroger. Les réseaux sociaux permettent des rencontres rapides, « au noir », qui moins pauvres eussent enchanté Fourier. Pourtant la sexualité n’est plus la jouissance de référence mais une parmi d’autres.
La perversion est peut-être ailleurs, et se présente dans un régime différent. Positivant l’objet du désir qui n’est plus derrière nous, perdu, mais devant nous, nos machines font miroiter une puissance toujours croissante, nos produits un plus de jouir du corps ; il y a l’infini potentiel d’internet et des jeux sur ordinateur. Si l’art a longtemps été représentation – donner une forme au vide de la Chose – il est passé à une présentation directe. Perversion ? L’objet n’est alors plus interdit, « or convoité et tu à l’envers de toute loquacité humaine », il semble accessible : on pourrait l’atteindre en faisant un pas au-delà. Il ne s’agit plus comme naguère de dépasser la borne, mais de la repousser toujours plus loin.
La position de l’analyste est de s’offrir comme sujet supposé au savoir, écoutant un mi-dit, un pas-tout dit éclairant par intermittences les fragments littéraux de l’inconscient qui donnent forme à la jouissance de l’analysant. Il doit se garder de se glisser dans la position indue d’incarner le vouloir et la voix de l’Autre – position du bourreau sadien. Est-ce que c’est ce qui différencie le désir pervers et le désir de l’analyste ?
Jean-Paul Beaumont
> Programme du séminaire d’hiver 2019